PALIMPSZESZT
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HORVÁTH Krisztina
Le Personnage comme acteur social -- les diverses formes de l'evaluation dans La Peste d'Albert Camus

  1. Introduction
    1. Le statut du personnage romanesque
    2. Le personnage comme acteur social
    3. Le lecteur et le personnage romanesque
  2. Qui evalue dans le roman? L'instauration des appareils normatifs dans le recit
    1. Le narrateur
    2. Les personnages
    3. Le lecteur comme évaluateur
  3. Sur qui porte l'evaluation? Quatre aspects du personnage comme acteur social
    1. L'être du personnage
    2. Le dire du personnage
    3. Le faire du personnage
    4. L'éthique du personnage
  4. Comment fonctionne l'evaluation? Les foyers normatifs dans le texte
    1. Présentation et évaluation par le narrateur
    2. Présentation et évaluation par un personnage
    3. L'auto-évaluation du personnage
    4. L'évaluation par le lecteur
  5. Conclusion
  6. Bibliographie
    1. Le corpus
      1. Oeuvre du corpus
      2. Oeuvres de référence
    2. Livres et articles sur le corpus
      1. Livres sur Albert Camus et son oeuvre
      2. Colloques et receuils d'articles consacrés à Albert Camus et son oeuvre
    3. Appareil théorique
      1. Théorie du genre et du personnage romanesques
      2. Sociologie de la littérature et analyse du discours littéraire
      3. Théorie de la lecture littéraire

1. Introduction

Le présent travail se propose d'étudier le personnage romanesque en tant que lieu favorisé de l'intrusion du social dans le roman. Il vise à élaborer une sorte de sociopoétique à la fois capable de repérer les valeurs concrètes (économiques, politiques, religieuses, esthétiques, etc.) véhiculées dans le roman et de rendre compte de l'interaction texte-lecteur, c'est-à-dire de la façon dont le texte oriente sa propre lecture. On ne se dissimule nullement les dangers guettant toute étude qui, comme la nôtre, souhaite formuler un modèle général. Selon la définition de Tzvetan Todorov «l'extrémité que la poétique doit éviter est la trop grande généralité, la trop grande réduction de l'objet poétique : la grille qu'elle utilise risque de laisser passer le phénomène poétique[1]». Pour éviter ce défaut, on a choisi d'effectuer ici une analyse rigoureuse portant sur le fonctionnement du système des personnages d'un corpus restreint, La Peste d'Albert Camus. Mettant en scène dans un espace relativement clos un nombre limité de personnages dont il poursuit l'évolution étape par étape, ce roman se prête parfaitement aux fins de notre démarche. L'étude approfondie de ce corpus nous permettra de fonder nos réflexions théoriques sur les expériences tirées d'un cas particulier. Cependant nos investigations seront centrées autour de trois sujets privilégiés : le statut du personnage romanesque, son rôle dans l'intrusion du social dans le texte et la place du lecteur dans l'évaluation.

1.1. Le statut du personnage romanesque

Qu'est-ce qu'un personnage romanesque? A quoi diffère-t-il, s'il diffère, des personnages mis en scène par le théâtre, le cinéma, la peinture, ou encore des autres personnages littéraires, ceux de l'épopée ou de la poésie? Si l'on admet que personnage et genre soient étroitement liés, voire que c'est l'un des deux qui détermine l'autre, on ne peut guère se passer d'une définition du genre romanesque avant de s'attaquer au personnage lui-même. Nombreux sont en effet les théoriciens qui, s'interrogeant sur le roman, cherchent à le définir à partir de l'étymologie du mot même ou du contexte socio-historique de l'apparition du genre. Souvent la définition procède par opposition du genre romanesque à d'autres genres littéraires tels que l'historiographie, différente par sa véracité, la nouvelle ou le conte, tous deux d'une durée moins importante que le roman, ou encore l'épopée, diffusant des valeurs collectives face aux valeurs individuelles représentées par le roman.

Quant au premier de ces trois critères de définition, nous sommes d'accord avec Paul Zumthor qui refuse l'opposition réel-fictif comme non-pertinente pour une définition du roman : «La nature des faits rapportés importe peu [...]. L'historicité ne se confond pas avec la véracité : c'est le caractère de tout événement qui veut être cru[2]». Ainsi le projet principal du roman selon Zumthor est la production d'une signification à travers une suite d'événements rapportée : le roman n'a donc pas besoin de se référer à une réalité extérieure pour exister, virtuellement il se clôt sur lui-même. D'autres théoriciens comme John Gilbert vont encore plus loin dans leur refus de chercher une vérité extratextuelle dans l'univers romanesque et conçoivent le roman non comme une représentation ou une imitation de la réalité mais comme une «version même de cette réalité [3]».

La durée, notre second critère de définition du genre romanesque s'avère cependant plus solide : s'appuyant sur une illusion de la réalité, le roman exige nécessairement l'écoulement d'une certaine durée. Dans son Esthétique et théorie du roman Bakhtine parle du genre romanesque en tant que «forme de récit qui montre l'homme dans son perpétuel devenir [4]». L'idée d'une telle évolution est toujours présente dans les réflexions théoriques, ainsi selon Pierre-Louis Rey le roman est un genre qui «requiert un minimum d'épaisseur, comme si les notions d'évolution ou d'apprentissage étaient consubstantielles au genre[5]». Acceptant que l'apprentissage des personnages soit une contrainte importante du genre romanesque, il nous semble utile de retenir cette définition et d'y faire encore appel dans nos investigations sur le personnage romanesque.

L'idée d'une opposition entre le roman, récit d'un destin individuel, et l'épopée, diffusant encore les valeurs collectives offertes par la société, est issue de la critique marxiste. Les théoriciens marxistes tels que Lukacs ou Goldmann considèrent le roman comme un «genre épique caractérisé, contrairement à l'épopée ou au conte, par la rupture insurmontable entre le héros et le monde[6]». Le concept de cette rupture semble étroitement lié à l'évolution des personnages, le roman n'étant autre que «l'histoire d'une recherche dégradée de valeurs authentiques dans un monde inauthentique, [...] nécessairement une biographie et une chronique sociale [7]». Ainsi la biographie du personnage romanesque ne peut guère être séparée de son ambition de s'assurer une place dans la société mise en scène par le roman. Acceptant l'importance de ce rôle d'acteur social que le personnage semble jouer dans le récit romanesque, on propose ici une définition du roman en tant que genre épique d'une certaine durée, cherchant l'illusion du réel et mettant en scène des personnages individuels qui au long de leur quête de valeurs authentiques ne cessent pas d'évoluer. A travers ces rapports complexes qui lient les personnages à la société, le roman nous transmet en outre un destin individuel, une vision de monde, voire un jugement de valeur concernant le fonctionnement de la société mise en scène.

On verra que les contraintes du genre romanesque définies ci-dessus ne seront pas sans effets concernant la constitution du personnage. Nécessairement différent des personnages des autres genres, le personnage romanesque exige assurément un mode de perception qui lui est propre. A la différence des personnages du théâtre ou du cinéma il se construit progressivement, son image ne cesse de s'enrichir de la première page jusqu'à la dernière. Malgré cet enrichissement perpétuel tout au long de la lecture l'image du personnage n'acquiert jamais la complétude, le lecteur aura toujours des «blancs» à combler, s'appuyant sur son imagination et ses expériences extratextuelles. Contrairement au spectateur de cinéma ou de théâtre, le lecteur de roman jouit ainsi d'une liberté quasi illimitée pour se représenter les personnages, des fois même sans respecter les instructions fournies par le romancier, comme l'a démontré Vincent Jouve. L'évolution incessante de l'image que le lecteur se fait du personnage est une partie intégrante de l'intrigue même. Il s'agit de ce «perpétuel devenir» qui est, comme on l'a vu, caractéristique au roman. Les personnages principaux ne peuvent guère être inaltérables si, comme l'affirme Jouve[8], c'est précisément à travers leur développement que passe la communication engagée par le roman. Pour cette raison, tout modèle visant à décrire le système des personnages doit être dynamique et capable de tenir compte de cette évolution.

Depuis la poussée de la critique immanentiste la représentation de la vie intérieure du personnage est devenue objet de fréquentes démystifications. Considéré aujourd'hui comme simple «être de papier», le personnage n'est plus à confondre avec un être vivant : sa complexité psychologique s'est avérée illusoire. Cependant l'immense majorité des lecteurs tient toujours à l'illusion romanesque, et, sans se laisser influencer par «l'ère de soupçon», continue à s'identifier avec le héros. Dans cette optique centrée sur les réactions affectives du lecteur les figures anthropomorphes et non anthropomorphes sont à distinguer. On est d'accord ici avec Vincent Jouve qui voit dans l'anthropomorphité du personnage un critère du genre romanesque : «le roman est en effet, plus que tout autre récit, axé sur la représentation de la vie intérieure. [...] Un tel constat justifie [...] le parti pris méthodologique consistant à restreindre la notion de personnage à celle de sujet cognitif, c'est-à-dire doté d'une conscience[9]». Le personnage romanesque est donc, tel qu'on le considère ici, un être anthropomorphe capable d'une évolution.

Constitué comme les humains, le personnage romanesque est rarement un être isolé. Dans son action comme dans son évolution il dépend constamment d'autres personnages, il n'existe que dans ses relations avec autrui. L'existence d'un tel réseau d'interdépendances dans le système des personnages nécessite selon certains théoriciens une étude immanente du personnel du roman. Comme l'affirme Umberto Eco dans Lector in fabula, «c'est uniquement parce qu'ils entretiennent des relations structuralement nécessaires que deux ou plusieurs personnages d'une fabula peuvent être entendus comme des acteurs incarnant des positions actantielles données. [...] S'ils se rencontraient en dehors de leurs fabulae respectives, Lovelace et Fagin pourraient très bien se reconnaître comme un couple sympathique de bons vivants, l'un devenant même l'Adjuvant de l'autre. a se pourrait. Mais en fait ça ne se peut pas. Sans Clarisse à séduire, Lovelace n'est plus rien, il n'est jamais né[10]». Les personnages d'un même roman ne sont identifiables qu'à travers les relations qui les lient entre eux : aucun personnage ne peut donc être étudié isolément, ou exclusivement en référence à une réalité extratextuelle. Une étude fonctionnelle du microcosme social représenté dans le roman nécessite avant toute une analyse rigoureuse du personnage en sa qualité d'acteur social. Etre anthropomorphe, le personnage romanesque est apte à se lier avec autrui, à formuler et à changer son opinion, à susciter approbation ou blâme de la part du narrateur ou du lecteur. Ainsi un univers romanesque, même envisagé comme une structure close régie par ses propres lois de fonctionnement, ne peut être autre chose qu'un monde social. Et de ce caractère social toute étude du personnage romanesque doit tenir compte.

1.2. Le personnage comme acteur social

«Ce qui fonde un monde social [...] c'est la relation dialectique entre le monde et le roman, à travers laquelle la fiction se saisit [...] - écrit Claude Duchet dans Lectures sociocritiques. - Le roman est ainsi un espace imaginaire dont l'organisation relève de techniques narratives spécifiques, mais aussi (et en même temps) un microcosme social dont tous les éléments réfractent la totalité d'une unité culturelle, elle-même insérée dans le monde du réel. C'est même dans la mesure où le roman fonctionne comme une société, où il fait appel à une expérience de la socialité, qu'il atteint à la cohérence d'une pratique, et par là sans doute accède aussi à la littérarité[11]». Cette définition des rapports entre univers social et romanesque nous paraît d'autant plus intéressante car elle renonce à chercher l'aspect social du récit immédiatement dans l'extratextuel. Ainsi, au lieu de s'interroger sur la genèse des oeuvres littéraires et de tenter de reconstituer leur contexte d'origine ou encore d'étudier leur réception, l'usage que des générations successives de lecteurs en ont fait, on peut chercher le social ailleurs : à l'intérieur du texte même. Non pour le lire comme un document historique, économique ou culturel de la société réelle qui l'a engendré, ni comme le reflet direct d'une idéologie, mais dans le but d'étudier le fonctionnement du personnel en tant que système social. Or, dans le roman, où tout signifie et où aucun détail n'est gratuit, le social est partout présent. Une étude sociologique du personnage romanesque ne peut donc relever d'une exigence de la complétude, le personnage lui-même n'étant ni plus, ni moins qu'une unité signifiante parmi d'autres qu'on est capable d'isoler ainsi que le décor, les commentaires du narrateur, la préface, etc. Mais le personnage romanesque qu'on vient de définir en tant que figure anthropomorphe diffère, et justement en raison de son anthropomorphité, de tous ces autres éléments de l'oeuvre romanesque. Les comportements sociaux propres à l'homme tels que ses manières de se vêtir, de manger, d'habiter, de travailler, de souffrir, de prendre du plaisir, etc., dont la somme selon François Flahault ou Henri Mitterand détermine un univers sémiologique donné, peuvent être prêtés, chacun, au personnage romanesque. Ce qui signifie que le roman ne se laisse donc guère réduire aux quelques scènes idéologiquement les plus marquées où s'affrontent les arguments des personnages incarnant des partis pris opposés. N'étant pas le reflet direct d'une pensée dominante, le roman ne peut diffuser un discours non médiatisé. Les rapports entre une société et sa littérature vont bien au-delà d'une simple représentation, même si pour certains la littérature équivaut à une «expression d'un vécu par la médiation de l'écriture[12]».

La valeur du sens véhiculé par l'oeuvre réside dans son ambiguïté, les paroles et les actes des personnages demandant toujours à être interprétés. Ainsi dès que le romancier confie un discours à un de ses personnages «l'orientation générale de l'oeuvre, la présence dans la scène d'un autre personnage à qui ces mots s'adressent, changent la nature de ses idées ou de ses sentiments et leur confirment une valeur romanesque, donc ambiguë[13]». Il s'agit bien du phénomène de médiation que Lukacs et Goldmann considèrent comme l'essentiel même du roman et qu'ils définissent comme «la réduction des valeurs authentiques au niveau implicite et leur disparition en tant que réalités manifestes[14]». Selon la théorie goldmannienne le roman lui-même apparaît comme un genre littéraire «dans lequel les valeurs authentiques, dont il est toujours question, ne sauraient être présentes dans l'oeuvre sous la forme des personnages conscients ou de réalités concrètes. Ces valeurs n'existent que sous la forme abstraite et conceptuelle dans la conscience du romancier où elles revêtent un caractère éthique. Or les idées abstraites n'ont pas de place dans une oeuvre littéraire où elles constitueraient un élément hétérogène. Le problème du roman est donc de faire de ce qui dans la conscience du romancier est abstrait et éthique l'élément essentiel d'une oeuvre où cette réalité ne saurait exister que sur le mode d'une absence non thématisée, médiatisée...[15]».

Lucien Goldmann a l'incontestable mérite d'avoir reconnu que si le roman reflète la société qui l'a vu naître, il le fait autrement qu'à la manière d'une simple chronique sociale. Ayant ouvert la voie pour une lecture moderne d'inspiration sociocritique du récit romanesque, il a assurément beaucoup contribué à déterminer les buts et visées de la recherche théorique sur le roman. Cependant la critique marxiste, qui ne reconnaît comme oeuvres de qualité que les romans où il y a «aspiration au dépassement de l'individu[16]», n'a malheureusement jamais renoncé à ses jugements de valeurs, ni à l'idée de l'historicité de la littérature. Ces idées nous paraissant peu acceptables, on refuse de ne voir dans le personnage romanesque que le produit de la conscience collective de la société qui l'a engendré. Certes, les oeuvres littéraires ne peuvent être entièrement indépendantes de la réalité économique et socio-historique de l'époque où elles ont été créées. Si cependant les romans, lus pour la plupart dans un contexte différent de celui de leur genèse, résistent bien aux distorsions[17] posées par l'éloignement dans le temps ou l'espace, c'est parce qu'ils obéissent à des lois plus universelles que celles d'une société donnée. C'est dans cette optique que Daniel Bougnoux parle d'une «nécessité du récit», ou d'une «loi biologique» caractéristique à l'homme, résumant que «peut-être notre esprit, nos biorythmes sont-ils façonnés par cette linéarité[18]». Régis par de telles lois internes plutôt anthropologiques et logiques qu'historiques, le système des personnages ne se laisse pas facilement dépragmatiser, même si, comme remarque Vincent Jouve «certains personnages peuvent devenir problématiques indépendamment du projet de l'auteur. [...] C'est la dépragmatisation idéologique des figures littéraires qui est ici en cause[19]». Or selon Jouve la vision que le lecteur a du personnage dépend d'abord de la façon dont celui-ci est présenté par le texte et non de la conformité de ses points de vue avec l'idéologie incarnée par le personnage. Ainsi le lecteur n'a pas besoin d'être très bien renseigné concernant le monde de référence de l'intrigue pour comprendre la nature des relations hiérarchisées que les personnages entretiennent entre eux : il lui suffit de prêter attention à un certain nombre d'appareils normatifs textuels incorporés à l'énoncé et responsables de la lisiblité. Il s'agit de diverses formes de l'évaluation inscrites dans le roman : de positivités et de négativités distribuées par un narrateur ou un personnage évaluateur. Le récit romanesque assure donc sa lisibilité et oriente sa lecture à travers un tel réseau d'évaluations qui ne demande au lecteur que l'acceptation de certaines valeurs, codes, normes morales ou esthétiques qui sous-tendent le texte. Lieu d'une intrusion de l'idéologie dans le texte, ce système fin et fort complexe des évaluations dans le roman sera ici l'objet principal de nos investigations. Notre attention portera en particulier sur les instances d'évaluation à l'intérieur du texte : sur les évalués comme sur les évaluants dont le (ou les) narrateur(s), les personnages évaluants et les personnages s'autoévaluant, sans oublier les normes, règles et codes sociaux que le texte utilise. Quant à l'analyse du personnel de notre corpus, nous nous contenterons de traiter ici les sept personnages principaux, incarnant chacun un point de vue idéologique distinct. Dans un premier temps nous étudierons la mise en place des instances évaluantes dans le texte de notre corpus. Ensuite il sera question de quatre aspects essentiels des personnages évalués tels l'être, le dire le faire et l'éthique. En dernier lieu nous examinerons le fonctionnement de l'évaluation et l'importance des foyers normatifs dans le texte. Visant à repérer les appareils normatifs comme lieux favorisés de l'intrusion du social dans le roman, nous ne pouvons pas ignorer l'ultime évaluateur prévu par le texte : le lecteur.

1.3. Le lecteur et le personnage romanesque

Acceptant la définition que Umberto Eco donne du texte en tant que «chaîne d'artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire», ou «tissu d'espaces blancs, d'interstices à remplir[20]», nous ne pouvons pas négliger dans cette étude l'opérateur postulé par le texte lui-même : le lecteur. Aborder les questions de la lecture et du lecteur nous intéresse surtout dans l'optique où le lecteur, interprétant de l'oeuvre littéraire, participe à la création même des personnages. Comme Vincent Jouve le constate dans L'Effet personnage : «La perception du personnage ne peut trouver son achèvement que chez le lecteur. Les modalités mêmes de l'activité créatrice exigent ce rôle actif et permanent du destinataire [21]».

Les premières recherches sur la lecture et sur la réception des oeuvres littéraires datent des années 1970. C'est L'Ecole de Constance en Allemagne qui a ouvert la voie à cette nouvelle approche en déplaçant la question de la littérarité du texte dans sa lecture. L'approche réceptionniste s'est développée sous l'influence de la pragmatique : les théoriciens abordaient les oeuvres désormais sous l'angle de l'interaction auteur-lecteur ou texte-lecteur et démontraient le processus de communication s'opèrant par l'intermédiaire du texte. Aujourd'hui les études sur la lecture sont nombreuses et fort diverses, mais la majorité des théoriciens semblent accepter que le sens du texte ne se construise que par la lecture et donc tout texte a besoin de quelqu'un qui l'actualise et le fasse fonctionner. Nous sommes essentiellement d'accord avec Michel Picard sur l'importance de l'interprétation du texte non par rapport à l'auteur mais par rapport au public, comme il le suggère dans La Lecture comme jeu: «Il existe des écrits sans lecteurs, mais non de littérature sans lecture.[...] En littérature, toute évaluation esthétique passe par la lecture, qu'il s'agisse du fameux «jugement de postérité» ou de celui de l'écrivain lui-même, lequel n'est tel que s'il sait du même coup écrire et se lire[22]». Notre travail se propose ainsi d'examiner la communication texte-lecteur du point de vue de l'interaction ayant lieu entre les personnages, supports d'une idéologie inscrite dans l'oeuvre, et le lecteur, en tant qu'ultime interprétant de cette idéologie.

Dans l'avant-propos du premier numéro de La lecture littéraire, revue consacrée aux recherches menées sur la lecture, Vincent Jouve propose d'opérer une division entre les poéticiens de la lecture. Il oppose ainsi les théories internes aux théories externes. Nous serons ici plutôt du parti des premières, qui s'intéressent au texte et au parcours que celui-ci impose à tout lecteur, et non des secondes, qui étudient la réception en soumettant le texte au lecteur. L'objectif du présent travail sera donc de mettre l'accent sur le fonctionnement en texte des créatures littéraires, le système des personnages étant l'instrument d'un appareil idéologique inscrit dans l'oeuvre. Notre attention portera ainsi sur le texte et sur ce que celui-ci exige de son lecteur. S'il nous importe de démontrer l'activité lectorale, c'est dans l'objectif de mettre au jour les mécaniques textuelles et le fonctionnement de l'oeuvre d'une part, et d'identifier la réaction du lecteur d'autre part. Le lecteur qui nous intéresse ici est celui qui - suivant les stratégies textuelles - cherche à évaluer et hiérarchiser le personnel de l'oeuvre s'identifiant avec certains personnages et en rejetant d'autres. S'agissant d'une approche immanentiste, notre lecteur est nécessairement défini par l'oeuvre, ses réactions ne pouvant être indépendantes des stratégies textuelles du corpus. Même si l'étude du personnage qu'on propose ici relève d'une certaine dimension sociologique, notre approche reste centrée sur les rapports du texte et du lecteur, non du texte et de la réalité.

Les différents théoriciens définissent tour à tour les compétences que le lecteur doit avoir et les tâches qu'il a à accomplir au fil de sa lecture. Selon Vincent Jouve le lecteur doit «pallier l'incomplétude du texte en construisant l'unité de chaque personnage [23]», choisissant en même temps sa façon de combiner et d'actualiser les données du texte. Puisque le texte ne peut décrire exhaustivement un monde complet, le lecteur est sollicité de recourir à ses expériences quotidiennes, en d'autres termes à son monde de référence. Cette idée apparaît déjà à la fin des années 1970 chez Umberto Eco[24] qui, parlant de «encyclopédie» du lecteur, décrit ainsi l'activité lectorale : «le lecteur, comme premier acte afin d'être en mesure d'appliquer l'information fournie par l'encyclopédie, assume provisoirement une identité entre le monde auquel l'énoncé fait référence et le monde de sa propre expérience, tel qu'il est reflété par le dictionnaire de base. Et si, au cours de l'actualisation, il découvre des divergences entre le monde de son expérience et celui de l'énoncé, il accomplira alors des opérations extensionnelles plus complexes»[25]. La collaboration du lecteur s'avère ainsi essentielle, même si son «encyclopédie» risque de poser cependant un certain nombre de problèmes. Aujourd'hui, si les chercheurs acceptent d'appréhender la lecture comme acte de communication, ils sont à peu près d'accord aussi sur les restrictions qu'on doit effectuer sur le modèle de communication traditionnel. Comme le remarque Riffaterre[26], des cinq éléments que l'acte «normal» de communication met en place (l'encodeur, le message, le décodeur, le code et le contexte) deux seulement sont physiquement présents dans la communication littéraire, le message et le lecteur, les autres n'existent que comme représentations. D'autres comme Michel Picard[27] trouvent l'inconvénient du modèle dans l'impossibilité d'inverser la relation émetteur-récepteur, le lecteur ne pouvant jamais répondre à l'écrivain. Ces particularités de la communication littéraire ont certaines conséquences dont deux seront retenues ici.

Premièrement, la communication littéraire introduit une distance entre encodeur et décodeur qui peut être de nature socio-culturelle ou spatio-temporelle. De cette distance résulte un écart croissant entre l'encyclopédie du texte et l'encyclopédie du lecteur, entre «le code immuable du texte et le code toujours changeant, et de plus en plus différent de ses lecteurs[28]». Pourtant la survie de l'oeuvre littéraire semble possible, un lecteur est capable de l'interpréter et d'éprouver du plaisir à sa lecture même dans un contexte socio-culturel fondamentalement différent de celui qui l'a vu naître. On peut donc supposer l'existence dans toute oeuvre littéraire des structures assurant la lisiblité en désignant au lecteur le parti à prendre, même si les options idéologiques proposées par le texte diffèrent fondamentalement de celles du lecteur ou même si l'écart entre l'encyclopédie du lecteur et celle de l'oeuvre ne permet plus la compréhension totale des idéologies proposées. Cet appareil idéologique inscrit dans le texte et particulièrement dans le système des personnages permet au lecteur d'accomplir sa tâche majeure qui consiste, selon Philippe Hamon, à «hiérarchiser l'information linéarisée [29]». C'est donc cet appareil désignant au lecteur la voie à suivre dans l'évaluation et la hiérarchisation du personnage qu'on cherchera à examiner et à démonter au fil de cette étude.

Deuxièmement, la distance entre encodeur et décodeur peut entraîner des perturbations concernant le «décodage», c'est-à-dire l'interprétation de l'oeuvre. La liberté d'interprétation du lecteur est une des questions les plus fréquentes que se posent les théoriciens de la lecture. Nul ne doute aujourd'hui de l'existence des limites de cette liberté que Eco décrit ainsi dans Les limites de l'interprétation : «En somme, dire qu'un texte est potentiellement sans fin ne signifie pas que tout acte d'interprétation puisse avoir une fin heureuse. Même le déconstructiviste le plus radical accepte l'idée qu'il y a des interprétations scandaleusement inacceptables. Cela signifie que le texte interprété impose des restrictions à ses interprètes. Les limites de l'interprétation coïncident avec les droits du texte[30]». Eco propose donc une distinction entre interprétation et utilisation des textes et introduit en même temps les termes intentio auctoris, intentio operis et intentio lectoris dont le premier correspond à peu près à ce que Vincent Jouve appelle l'aspect illocutoire[31] du texte, tandis que le second sera l'équivalent de l'aspect perlocutoire. Cette opposition entre l'intention de l'auteur, l'intention du texte ou autrement dit sa «capacité d'agir sur le lecteur» et l'intention du lecteur de trouver dans le texte la signification correspondant à ses propres désirs nous semble utile pour déterminer l'angle de cette analyse. Nous nous appliquerons ici à «chercher dans le texte ce qu'il dit en référence à sa propre cohérence contextuelle et à la situation des systèmes de signification auxquels il se réfère[32]». Notre préférence ira donc à l'interprétation plutôt qu'à l'utilisation, et à l'intention du texte plutôt qu'à celle de l'auteur ou du lecteur. On essayera de respecter les droits du texte ou ce qui relève du même, c'est-à-dire de maintenir la priorité du point de vue textuel.

2. Qui evalue dans le roman? L'instauration des appareils normatifs dans le recit

2.1. Le narrateur

L'évaluation, affirme Philippe Hamon, «peut être considérée comme l'intrusion ou l'affleurement, dans un texte, d'un savoir, d'une compétence normative du narrateur (ou d'un personnage évaluateur) distribuant, à cette intersection, des positivités ou des négativités, des réussites et des ratages, [...] des dominantes et des subordinations hiérarchiques [...], etc.[33]». Pour que ces jugements puissent être prononcés et agir sur le lecteur il est indispensable que des instances évaluantes soient préalablement mises en place et qualifiées (ou disqualifiées) selon leurs compétences normatives. Un jugement porté par un évaluateur ne semble être valable que si l'évaluateur lui-même n'est nullement compromis dans ses rapports aux codes sociaux en vigueur, ni dans sa compétence à juger l'être, l'action, la parole ou la morale des personnages. Ainsi un jugement négatif prononcé par un évaluateur lui-même posé par l'oeuvre comme personnage négatif ne peut guère rencontrer l'approbation du lecteur : dans ce cas l'évaluateur sera discrédité d'avance aux yeux de celui-ci. Que l'origine de l'évaluation dans un roman soit monopolisée ou diversifiée, le narrateur occupe toujours une place privilégiée dans la hiérarchie des évaluateurs. Cette importance relative résulte d'abord du statut spécial des commentaires du narrateur, appréhendés par le lecteur selon un mode de perception exceptionnel. L'évaluation portant sur un personnage sollicite la coopération du lecteur d'une manière et d'un degré fondamentalement différents selon qu'elle fait partie des commentaires du narrateur ou qu'elle est confiée à un personnage. Tandis que dans le premier cas le lecteur s'approprie automatiquement le point de vue du narrateur et accepte l'information comme incontestable puisque posée par le texte, dans le second il doit activement contribuer à l'évaluation en reconnaissant à la fois la fiabilité du personnage évaluateur, et la place que l'évalué occupe dans la hiérarchie idéologique et sociale de l'univers romanesque. Une troisième forme de l'évalution est celle de l'évaluation implicite au texte : c'est ici que le texte exige une collaboration maximale de la part du lecteur qui est sollicité pour juger lui-même des actes et des paroles des personnages, sans pouvoir s'appuyer sur les commentaires du narrateur ou d'un personnage évaluateur.

Selon Henri Mitterand le texte du roman, n'offrant jamais ni pur récit, ni pur discours, est toujours mixte : l'énoncé romanesque se laisse ranger ainsi dans quatre catégories différentes telles que le récit, la description, le dialogue et le discours. De ces quatre classes fondamentales seule la dernière permet une intervention directe dans le texte et elle est réservée au narrateur. «Quant au discours, écrit Mitterand, par définition il est la parole du narrateur, directement prise en compte[34]», fait qui explique l'immense influence du narrateur sur l'image que le lecteur se constitue du personnage. On peut bien observer l'influence du narrateur sur notre corpus, La Peste d'Albert Camus, où un narrateur très autonome gère la chronique de l'épidémie, manipulant à sa guise ses informations et dissimulant jusqu'à la fin du roman son identité avec le personnage principal. Comment s'affirme-t-il en tant que narrateur? Premièrement en se référant à une situation d'énonciation, celle d'Oran atteint par la peste dont il prétend d'être survivant et témoin. Si cette situation d'énonciation est fictive, il en va de même pour la voix et la conscience mêmes du narrateur. Celui-ci, comme nous rappelle Vincent Jouve, n'est pas à confondre avec «celui qui écrit [35]», l'auteur, malgré toute l'apparence qu'il se donne comme chroniqueur de l'histoire. Sa vocation affirmée dès les premières pages est cependant de rapporter, en sa qualité de témoin fidèle, les événements auxquels il a lui-même participé. Selon la situation d'énonciation indiquée par le narrateur, le lecteur a affaire ici à un récit de caractère rétrospectif, rédigé par un témoin objectif, donc crédible. Du fait de sa position de narrateur, celui-ci dispose d'une somme importante d'informations qu'il promet «d'utiliser comme il lui plaira[36]». Préférant dissimuler son identité derrière la troisième personne du chroniqueur objectif, il justifie sa démarche par la vision qu'il a du devoir de l'historien : «un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire : «Ceci est arrivé» lorsqu'il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu'il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur coeur la vérité de ce qu'il dit[37]». Ce qui autorise donc notre narrateur à entreprendre son récit, c'est une compétence fondée premièrement sur ses expériences immédiates, ensuite sur les témoignages qu'il prétend avoir recueillis personnellement auprès d'autres personnages et, en dernier lieu, sur certains documents écrits dont il dispose. Aucune de ces trois sources annoncées dans la préface ne sera démentie par la suite, rien ne contredira donc la crédibilité du narrateur.

La mise en place du narrateur en tant qu'instance évaluante se fond également sur l'identité et la continuité que celui-ci acquiert progressivement en dépit de son anonymat initial. Apparemment absent de l'intrigue et réduit à la seule voix d'une conscience fictive, ce narrateur n'existe d'abord qu'à travers ses jugements et par la manière dont il manipule ses documents. Derrière la discontinuité de ses remarques le lecteur soupçonne pourtant l'existence d'un système de valeurs cohérent, une vision de monde définie par ses partis pris. Ainsi en présentant Oran et ses habitants le narrateur prend sa distance par rapport au mode de vie de ses «concitoyens», de la qualité futile de leurs plaisirs, de leur principal désir de s'enrichir. Par son attitude critique face aux faits présentés il révèle aussi quelque chose sur lui-même. Sa conscience sert ainsi de filtre pour chaque information destinée au lecteur. La troisième personne de la neutralité et de l'objectivité qu'il emprunte laisse en même temps transparaître une première personne à peine dissimulée, plus propice au captatio benevolentiae : «A ce point du récit on permettra au narrateur de justifier l'incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens[38]

L'autonomie et la crédibilité du narrateur se trouvent confirmées encore davantage par le pouvoir quasi illimité que le narrateur a d'intervenir directement dans le récit. Les interventions du type «à ce point le récit laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre[39]» ou «et justement ce qui reste encore à retracer avant d'en arriver au sommet de la peste[40]» illustrent bien la liberté avec laquelle le narrateur fait le tri des scènes à présenter en manipulant son sujet. Les commentaires du narrateur constituent un autre type d'intervention lorsqu'il «parle pour lui-même» ou «discourt» selon le terme introduit par Henri Mitterand. Ces segments discursifs au milieu du récit narratif fournissent une occasion au narrateur de prononcer directement un jugement de valeur et le signaler à l'attention du lecteur, ou, en d'autres termes, d'agir sur le lecteur. Lieux de l'intrusion d'une idéologie explicite, ces commentaires reflètent une intention proche de celle de l'essayiste. En même temps ce sont des passages où la médiation caractéristique romanesque est presque absente : «l'intention du narrateur n'est cependant pas de donner à ces formations sanitaires plus d'importance qu'elles n'en eurent. [...] Mais le narrateur est plutôt tenté de croire qu'en donnant trop d'importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces belles actions n'ont tant de prix que parce qu'elles sont rares et que la méchanceté et l'indifférence sont des moteurs bien plus fréquents dans les actions des hommes. C'est là une idée que le narrateur ne partage pas. [...] Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n'est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c'est ce qu'on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l'ignorance qui croit tout savoir et qui s'autorise alors à tuer. L'âme du meurtrier est aveugle et il n'y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible[41]».

Finalement on peut encore distinguer dans La Peste un troisième type d'intervention du narrateur. Celui-ci, au lieu intervenir directement dans le texte, peut déléguer à sa place un co-narrateur, le personnage de Jean Tarrou. Présent uniquement par ses cahiers que le narrateur manipule librement, Tarrou ne peut nullement rivaliser avec celui-ci. Ses observations censurées et commentées par le narrateur n'ont qu'une valeur limitée : peu autonome, il double la voix du narrateur, contribuant ainsi à l'illusion de l'objectivité. Tarrou comme co-narrateur peut être délégué partout pour rapporter certains événements en l'absence du narrateur. Le narrateur peut toujours faire appel aux notes de Tarrou pour compléter son propre récit : «il se trouve que le narrateur, appelé ailleurs, ne les [les camps d'isolement] a pas connus. Et c'est pourquoi il ne peut citer ici que le témoignage de Tarrou[42]». Le statut de l'observateur impartial dont Tarrou jouit dans le roman repose surtout sur sa position de «nouveau-venu». La valeur et la fiabilité de son témoignage se trouvent évaluées par le narrateur qui détermine leur place au sein de l'énoncé. Ainsi, d'une part il qualifie Tarrou comme témoin crédible et compétent : «Le narrateur croit utile de donner sur la période qui vient d'être décrite l'opinion d'un autre témoin. [...] Ses carnets [...] constituent eux aussi une sorte de chronique de cette période difficile [43]» et «c'est encore Tarrou qui donne l'image la plus fidèle de notre vie d'alors[44]. D'autre part il tâche de réduire la valeur du témoignage de Tarrou : «Il s'agit d'une chronique très particulière qui semble obéir à un parti pris d'insignifiance. A première vue, on pourrait croire que Tarrou s'est ingénié à considérer les choses et les êtres par le gros bout de la lorgnette. Dans le désarroi général, il s'appliquait, en somme, à se faire l'historien de ce qui n'a pas d'histoire. [...] Mais il n'en reste pas moins que ses carnets peuvent fournir, pour une chronique de cette période, une foule de détails secondaires [...][45]

L'identité du narrateur avec le docteur Rieux, personnage principal du roman, pose cependant certains problèmes au lecteur. La révélation de cette identité et les explications du narrateur qui la suivent peuvent nous paraître stupéfiantes : «cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu'il en est l'auteur. [...] il voudrait au moins justifier son intervention et faire comprendre qu'il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif. [...] D'une façon générale, il s'est appliqué à ne rapporter plus de choses qu'il n'en a pu voir [...] et à utiliser seulement les textes que le hasard ou le malheur lui avaient mis entre les mains. Etant appelé à témoigner, à l'occasion d'une sorte de crime , il a gardé une certaine réserve, comme il convient à un témoin de bonne volonté. [...] Pour être un témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, les documents et les rumeurs. Mais ce que, personnellement, il avait à dire, son attente, ses épreuves, il devait les taire[46]». On peut interpréter ici les procédés d'écriture dont la dissimulation de la présence d'un je-narrateur comme indices d'une ambition de généralisation, présente également au niveau thématique. Si on en croit Roland Barthes, la troisième personne peut être «le signe d'un pacte intelligible entre la société et l'auteur [...] il institue un continu crédible mais dont l'illusion est affichée. [...] Donner à l'imaginaire une caution formelle du réel, mais laisser à la fois vraisemblable et faux, c'est une opération constante dans tout l'art occidental. [...] La troisième personne du Roman, [...] il signale et il accomplit le fait romanesque, sans la troisième personne il y a impuissance à atteindre au Roman, ou volonté à le détruire.[47] On peut donc résumer avec Barthes que la narration de La Peste tente de donner à la biographie individuelle des personnages un aspect plus général en dédoublant la voix du docteur Rieux en une voix de narrateur et une voix de personnage. Les deux, formulant essentiellement les mêmes jugements et les mêmes partis pris, se côtoient et se confirment tout au long du récit. Par ce procédé, l'idéologie diffusée par les deux voix acquiert aux yeux du lecteur le statut d'une incontestable vérité.

2.1. Les personnages

Dans La Peste comme dans la majorité des romans, on peut classer les personnages selon le rôle qui leur est attribué dans l'évaluation. Certains personnages peuvent intervenir dans l'énoncé directement comme évaluateurs tandis que d'autres n'ont pas cette faculté. Qualifier un personnage comme évaluateur consiste d'abord à le placer dans le schéma actantiel du roman, à le mettre en relation avec autrui pour augmenter la valeur et la crédibilité de son témoignage, en bref à le doter de compétences d'évaluateur. L'importance de chaque témoignage dépend aussi de l'autonomie du personnage évaluateur qui le prononce. Les personnages ayant la situation la plus centrale communiquent plus librement avec le reste du personnel du roman : tel est le cas du docteur Rieux et de Jean Tarrou qui partagent entre eux le rôle du narrateur. Relativement autonomes, ils peuvent être délégués partout afin de rapporter, décrire ou commenter ce que leur confie le romancier. Une seconde catégorie comprend les personnages dont le récit ne suit la perception qu'occasionnellement mais qui incarnent cependant une position idéologique marquée. Pour la plupart, il s'agit des personnages «altérables» : leurs partis pris se modifient suite d'une confrontation avec d'autres personnages. Cette évolution idéologique est toujours fort signifiante : la conversion du personnage fait partie des stratégies destinées à convaincre le lecteur lui-même. Occasionnellement les personnages de ce type se voient chargés d'un rôle d'évaluateur limité. Tel est par exemple le cas de Grand qui est délégué pour décrire son voisin Cottard, ou de Rambert qui focalise le récit sur les personnages de la contrebande. On pourrait évoquer d'autres exemples : ceux du juge Othon, du père Paneloux ou de Cottard. Ces personnages subissent tous certaines altérations au long du récit, ils peuvent même se charger de juger d'autres personnages, ils restent cependant plus importants comme évalués que comme évaluateurs. Ils disposent tous d'une certaine indépendance qui les distingue d'un troisième type de personnages, les personnages-attributs. Dépourvus de toute autonomie, ces personnages n'ont pas la faculté d'apparaître seuls et de mener une action indépendante. Le lecteur les rencontre toujours accompagnés d'un autre personnage dont ils constituent une sorte d'attribut. Ainsi le docteur Rieux, occupant la position la plus centrale dans le roman, dispose du nombre le plus important de personnages-attributs : sa femme, sa mère, ses collègues médecins, ses patients, etc. N'ayant d'autre lien avec l'intrigue que leur relation avec Rieux, ces personnages n'apparaissent jamais en l'absence de celui-ci. Leur liberté d'action est donc très limitée, de même que leur rôle d'évaluateur. Finalement nous devons encore distinguer un quatrième type de personnage : les personnages «collectifs». Doués d'une compétence évaluative relativement développée et évoqués par le narrateur le plus souvent comme «nos concitoyens», la foule des Oranais inclut tous les comportements modèles que le narrateur juge caractéristiques aux diverses étapes de l'épidémie. Sans entrer en concurrence avec les personnages individualisés, la masse de ces «concitoyens» sert de cadre, assignant une place à chacun dans l'immense laboratoire des conduites possibles et des réactions humaines. On peut ainsi concevoir les personnages individuels en tant qu'incarnations des attitudes caractéristiques d'une certaine couche de la société (les étrangers, les amoureux, les séparés, etc.), tandis que la foule elle-même ne serait que la somme des types de comportements que le romancier a distribués entre ses personnages. Comme les personnages individuels, la masse a également son jugement, ses humeurs, son évolution et ses oscillations entre négligeance et désespoir, abattement et espoir, peur et soulagement. A côté de la foule on peut encore distinguer d'autres personnages collectifs tels que la presse, la municipalité ou les formations sanitaires. Chacune de ces instances semble obéir à une ambition de généralisation. Véhiculant les rumeurs et la doxa de la société représentée dans le roman, ce sont les instances évaluantes qui évoluent eux-mêmes avec le progrès de la maladie.

2.3. Le lecteur comme évaluateur

Une typologie mentionnant le lecteur parmi les appareils normatifs incorporés dans l'énoncé n'a rien d'étonnant. Le texte du roman ne pouvant atteindre sa complétude sans la collaboration du lecteur, il nous faut également tenir compte ici de cette activité interprétative. «Lire, c'est non seulement «suivre» une information linéarisée, rappelle Philippe Hamon, c'est redistribuer des éléments disjoints et successifs sous forme d'échelles et de systèmes de valeurs à vocation unitaire et syncrétique, c'est reconstruire le global à partir du local. Ces opérations, sans doute, se construisent, se sollicitent, se proposent au lecteur à l'occasion et à partir de certaines structures ou appareils textuels particuliers inscrits dans l'oeuvre elle-même.[48]». La perception que le lecteur a du personnel du roman repose donc d'une part sur une hiérarchie interne au texte, d'autre part sur un certain nombre de références à des systèmes de valeurs extratextuels dont le lecteur doit avoir connaissance. Toute oeuvre, dans la mesure où elle propose et médiatise un faisceau de valeurs, a pour objectif d'agir sur le lecteur, de susciter chez lui certaines réactions souhaitées, de l'inciter à prendre parti. Pour assumer son rôle d'évaluateur, le lecteur doit nécessairement reconnaître tantôt les valeurs idéologiques suggérées par l'oeuvre et incarnées par les personnages, tantôt les places que ces derniers occupent dans la hiérarchie de la population romanesque. Ce faisant, il a besoin de faire appel non seulement à ses expériences strictement littéraires, mais aussi à des capacités langagières et sans doute à une compétence de «socialité quotidienne». Si l'immense majorité des lecteurs saisit le personnage à travers l'effet-personne de celui-ci, c'est parce qu'on ne fait pas de véritable distinction entre les récits traitant des personnages fictifs et les récits mettant en scène des personnages réels comme on en rencontre tous les jours dans notre vie sociale. Souvent on projette son expériences littéraires sur les situations quotidiennes et, inversement, on peut éprouver de la sympathie pour un personnage qui nous rappelle une situation réellement vécue. On peut conclure que, organisé à l'image du vivant, le personnage nous intéresse précisément en raison de sa ressemblance avec les humains, c'est-à-dire en sa qualité d'acteur social.

3. Sur qui porte l'evaluation? Quatre aspects du personnage comme acteur social

Si la critique sociologique parle autant d'une «rupture insurmontable» ou d'un «divorce» entre le héros et le monde comme le sujet principal du roman, c'est parce que l'intégration du personnage à la société romanesque est souvent problématique. Contrairement à l'épopée le roman met en scène, selon Lucien Goldmann, un «personnage problématique» dont «la recherche [...] de valeurs authentiques dans un monde de conformisme et de convention, constitue le contenu de ce nouveau genre littéraire que les écrivains ont créé dans la société individualiste et qu'on a appelé «roman»[49]». Cependant il nous paraît plus approprié de parler de l'existence non d'un mais de plusieurs systèmes de valeurs dans le roman. Ceux-ci apparaissent souvent sous la forme d'un conflit entre le héros et les conventions sociales ou d'une confrontation entre les personnages incarnant de différentes valeurs idéologiques. Le lecteur appelé à évaluer tantôt le personnage, tantôt la société romanesque, fonde son jugement essentiellement sur trois aspects du personnage : sa compétence (savoir), sa performance (faire) et la façon dont il est présenté par le narrateur (être). Les compétences du personnage peuvent être fort diverses : un savoir-faire technique, des capacités langagières ou la connaissance de différents codes et conventions en vigueur dans la société. C'est la somme des compétences d'un personnage qui lui permet ou non de s'intégrer à la société et y occuper une place plus ou moins favorable. Les compétences ne dépendent pas directement de la positivité ou la négativité du personnage : il n'est pas rare en littérature que le personnage «méchant» soit fort et compétent et, inversement, le héros faible et naïf. Quant à la performance, c'est le faire du personnage, l'accomplissement de ses projets, le succès de ses entreprises. Elle est souvent conditionnée par les compétences, mais pas dans tous les cas : il se peut ainsi qu'un personnage fort compétent échoue en dépit de ses capacités, tandis qu'un autre réussit sans être vraiment compétent. Le véritable enjeu de la performance du personnage est d'accéder à une place distinguée dans la hiérarchie de la société romanesque : réussir à s'y intégrer. Cependant le jugement affectif du lecteur est principalement conditionné par les techniques d'écriture : le personnage est souvent désigné à son attention d'une manière a priori positive ou négative. Dans L'Effet personnage Vincent Jouve a montré comment ces procédés de focalisation déterminent l'investissement émotionnel du lecteur pour un personnage. Apte à prédeterminer les mouvements affectifs de son lecteur, le roman peut ménager notre sympathie pour tout personnage présenté comme positif, sans regard même pour son appartenance à un système de valeurs quelconque. Il n'est donc pas besoin de connivence idéologique entre le lecteur et le personnage pour que ce dernier gagne le lecteur à sa cause.

L'ensemble de ces trois facteurs constitue un appareil normatif fort complexe dont on a essayé de montrer le fonctionnement dans la figure 1. Si nous admettons que, comme l'affirme Vincent Jouve, «c'est dans les relations qu'ils entretiennent avec le monde et avec les autres que les personnages vont affirmer leur système de valeurs[50]», il en résulte que l'évaluation dans le roman porte non seulement sur le personnage, mais aussi sur le monde représenté. Ainsi quand par exemple le héros compétent présenté par le narrateur comme personnage positif échoue malgré les valeurs positives qu'il incarne, ou quand, au contraire, un personnage négatif réussit en dépit de son manque de compétence, le lecteur en conclut que le fonctionnement de la société mise en scène laisse beaucoup à souhaiter. Si par contre le personnage positif et compétent emporte le victoire sur le méchant incompétent, le lecteur peut résumer avec satisfaction : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Bien sûr, le nombre des possibilités s'approche de l'infini et on n'a évoqué ici que les deux cas les plus extrêmes. A cause de la priorité des directives affectives, le romancier peut se permettre de brouiller un peu l'image des personnages et de la société sans pour autant ébranler les valeurs idéologiques sous-tendant le roman. Mettant en scène des personnages peu attachants qui réussissent grâce à leurs capacités tandis que d'autres, plus sympathiques, échouent en défauts des qualités requises, le romancier crée alors des caractères plus complexes et plus nuancés.

3.1. L'être du personnage

Par être du personnage on entend ici la somme de ses propriétés, y compris le portrait physique et les diverses qualités que lui prête le romancier. Après Philippe Hamon on peut également concevoir l'être du personnage comme «le résultat d'un faire passé» ou «un état permettant un faire ultérieur[51]» . Il est donc peu aisé de le séparer des autres aspects du personnage : de son faire, de son dire ou de son rapport aux lois morales. Résultant de procédés d'écriture variés, le portrait des personnages camusiens est souvent fort complexe. Les personnages de La Peste sont pour la plupart dotés d'un nom, d'un portrait physique, d'un métier, d'un âge et d'un sexe. La présentation des personnages est généralement prise en charge soit par le narrateur, soit par les autres personnages. Souvent les personnages se présentent eux-mêmes dans leurs discours, confidences ou débats, leur parole ou leur silence étant tout aussi signifiants que leurs actes. Différenciés selon leur richesse, leur étendue ou leur distribution, les portraits servent également à indiquer la place de tel ou tel personnage dans la hiérarchie de la population romanesque. Les stratégies d'écriture servant à la présentation des personnages sont fort diverses dans l'écriture camusienne où le portrait consiste le plus souvent en une description des traits et de la teinte du visage, de la couleur des yeux et des cheveux, de la taille et de la constitution physique, des habits et de certains gestes caractéristiques. Citons à titre d'exemple le portrait du docteur Rieux «reproduit» par le narrateur après les notes de Jean Tarrou : «Paraît trente-cinq ans. Taille moyenne. Les épaules fortes. Visage presque rectangulaire. Les yeux sombres et droits, mais les mâchoires saillantes. Le nez fort est régulier. Cheveux noirs coupés très court. La bouche est arquée avec des lèvres pleines et presque toujours serrées. Il a un peu l'air d'un paysan sicilien avec sa peau cuite, son poil noir et ses vêtements de teintes toujours foncées, mais qui lui vont bien. Il marche vite[53]», etc. Ce schéma des portraits plus détaillés reste toujours le même : l'âge au moins approximatif, la force physique mesurée le plus souvent à la largeur des épaules, les traits et les couleurs caractéristiques aussi que certains gestes et les habitudes vestimentaires y sont consignés comme traits pertinents. On peut même les repérer assez aisément pour reconstituer les axes sémantiques les plus importantes et déterminer la place de chaque personnage dans ce système d'oppositions et ressemblances, comme on a essayé de le faire dans la figure 2.

Ainsi Rambert, présenté comme «jeune homme[54]» sans indication d'âge plus précise, est certainement le plus jeune des personnages. Le docteur Rieux le suit dans l'ordre avec ses trente-cinq ans, Tarrou, «un homme encore jeune[55]» est de quelques années son aîné. Sensiblement plus âgé, Grand est décrit comme «un homme d'une cinquantaine d'années[56]», tandis que l'âge des autres personnages, Paneloux, Othon et Cottard n'est pas indiqué. Quant à la taille et la constitution physique, seuls Rambert et Tarrou peuvent de taille», le second «à la silhouette lourde», à une «large poitrine» et aux «épaules solides[57]». Selon les conventions littéraires ou cinématographiques, dynamisme et force physique sont des attributs habituels du héros, il est donc naturel que l'antihéros ne dispose pas des mêmes qualités. Ainsi Grand, le petit employé de mairie insignifiant, est décrit comme «long et voûté, les épaules étroites, et les membres maigres[58]», constituant ainsi le pôle opposé du même axe sémantique. Quant aux autres, ni Othon, «grand homme maigre[59]», ni le père Paneloux «de taille moyenne, mais trapu[60]» et encore moins Cottard, «petit homme rond[61]» n'ont l'étoffe de héros. Il en va de même pour l'harmonie des traits qui, suscitant directement l'investissement du lecteur pour le personnage, reste également réservée aux trois personnages principaux, Rieux, Tarrou et Rambert. Ainsi Rambert a un «visage décidé» et des «yeux clairs et intelligents[62]», tandis que Tarrou un «visage massif et creusé» et «le regard calme et appuyé de ses yeux gris». A la différence des trois hommes d'actions du roman Grand est pourvu de tous les signes de l'insignifiance comme en témoigne le portrait suivant : «s'il gardait encore la plupart de ses dents sur les gencives inférieures, il avait perdu en revanche celles de la mâchoire supérieure. Son sourire, qui relevait surtout la lèvre du haut, lui donnait ainsi une bouche d'ombre. Si l'on ajoute à ce portrait une démarche de séminariste, l'art de raser les murs et de se glisser dans les portes, un parfum de cave et de fumée, toutes les mines de l'insignifiance, on reconnaîtra que l'on ne pouvait pas l'imaginer ailleurs que devant un bureau...[63]». Si le portrait de Grand était constitué pour gagner la sympathie du lecteur en faisant appel à sa pitié, le juge Othon apparaît plutôt comme un personnage à la fois antipathique et dérisoire : «il a le milieu du crâne chauve et deux touffes de cheveux gris, à droite et à gauche. Des petits yeux ronds et durs, un nez mince une bouche horizontale, lui donnent l'air d'une chouette bien élevée[64]». Paneloux, le jésuite porte des lunettes rondes en acier qui symbolisent sa spiritualité et son érudition. Le seul portrait dans lequel la laideur apparaît explicitement est celui de Cottard, dont Tarrou remarque : «Cottard a connu tout cela avant eux, c'est évident. Sauf les femmes, parce que avec sa tête... [65]».

Un autre composant fort signifiant du portrait du personnage est l'habillement. On est d'accord avec Pierre-Louis Rey qui affirme : «décrire les vêtements d'un personnage, c'est présenter son caractère[66]». Cependant les habitudes vestimentaires du personnage témoignent non seulement de la «personnalité» et de l'«état d'âme» de celui-ci, mais souvent aussi de son métier, de son rang sur l'échelle hiérarchique, de la classe sociale dans laquelle il appartient. Code sémiotique en soi, la façon de se vêtir peut être considérée comme un lieu privilégié de l'intrusion du social dans les portraits. En même temps la manière dont un personnage porte ses habits peut nous renseigner sur les rapports existant entre son être et son paraître d'une part, sur son estime de soi de l'autre. Ainsi l'habillement de Rieux reflète un parfait équilibre entre l'être et l'apparence du personnage : Tarrou insiste sur le fait que les vêtements de teintes foncées que porte le docteur «lui vont bien». On peut dire la même chose de Rambert, du jeune reporter dynamique et bien renseigné d'un grand journal parisien qui porte «des habits de coupe sportive» et semble «aisé dans la vie». En revanche quand l'harmonie intérieure du personnage se trouve bouleversée par les événements, le changement de ses habitudes vestimentaires est le premier à en témoigner : «le feutre un peu en arrière, le col de chemise déboutonnée sous la cravate, mal rasé, le journaliste avait l'air buté et boudeur[67]».

L'habillement du personnage peut trahir son caractère : la description des vêtements qu'il porte apparaît souvent comme le résumé même de son être. C'est aussi le cas du juge Othon, symbolisé par son col dur dont il ne se sépare jamais. «Habillé de noir avec un col dur» «l'homme chouette» est souvent objet de moqueries : «le veilleur de nuit qui n'aimait pas M. Othon, avait dit à Tarrou : -Ah! Celui-là , il crèvera tout habillé. Comme ça, pas besoin de toilette[68]». Les altérations dans l'apparence d'un personnage caractérisé avant tout par son portrait «vestimentaire» sont fort signifiantes dans la mesure où elles reflètent un changement plus profond du caractère: «M. Othon, qui avait maigri, leva une main molle. [...] Le docteur pensa seulement qu'il y avait quelque chose de changé. [...] Le juge roulait un peu ses yeux ronds et essayait d'aplatir une de ses touffes. [...] Il était toujours habillé de la même façon. Tarrou remarqua seulement que ses touffes, sur les tempes, étaient beaucoup plus hérissées et qu'un de ces lacets était dénoué. Le juge avait l'air fatigué et, pas une seule fois, il ne regarda ses interlocuteurs en face[69]». L'habillement peut également avertir le lecteur d'un déséquilibre entre le caractère du personnage et sa place dans la hiérarchie sociale ou signifier simplement son malaise, comme dans le cas de Grand qui «flottait au milieu de ses vêtements qu'il choisissait toujours trop grands, dans l'illusion qu'ils lui feraient plus d'usage[70]». Chez Grand comme chez Cottard l'habillement est en même temps révélateur d'une misère matérielle. On peut cependant interpréter la «flanelle grisâtre» dont ce dernier est vêtu quand le lecteur le rencontre pour la première fois non seulement comme allusion au milieu social des banlieues où vit le personnage, mais également comme signe de l'irrespect face aux normes sociales, morales ou vestimentaires.

Certes, l'habillement n'est qu'une des diverses occasions de l'intrusion du social dans le récit. L'habitation, le métier exercé, les loisirs favoris du personnage, etc. constituent tous ensemble la position sociale de cet être peut-être fictif, mais organisé à l'instar des vivants. Médecin, le docteur Rieux jouit ainsi d'emblée d'un respect social dans la ville où ses relations s'étendent sur tous les quartiers et sur toutes les couches sociales. Quotidiennement, il rencontre d'une part les patients pauvres résidant dans les quartiers extérieurs comme le vieil asthmatique, d'autre part les hauts-fonctionnaires de la ville tels que Mercier, directeur du service communal de dératisation, Othon, juge d'instruction, ou le préfet lui-même. Le docteur ne vit pas dans l'aisance («c'est trop cher pour nous, n'est-ce pas? [71] lui demande sa femme en partant pour la station de montagne), mais son influence auprès du conseil médical et le respect général qui l'entoure lui assurent une place favorable dans la hiérarchie des personnages. Si on essaie de placer les autres personnages sur une telle échelle sociale, Grand y occupera assurément une place inférieure. Le petit employé de la mairie, résident «d'une maison basse, de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur» mène une vie très modeste. Le milieu austère où il habite témoigne d'une grande pauvreté : on voit d'abord «l'escalier frais et puant»[72], ensuite l'appartement de Grand, «deux pièces meublées très sommairement» avec «seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots «allées fleuries»[73]». La fonction que le personnage exerce explique la position sociale défavorable de Grand : «même pour un esprit non prévenu, il semblait avoir été mis au monde pour exercer les fonctions discrètes mais indispensables d'auxiliaire municipal temporaire à soixante-deux francs trente par jour[74]». Fidèle à l'idéal d'une «vie matérielle assurée par des moyens honnêtes», mais incapable de l'atteindre, Grand échoue dans sa tentative d'intégration à une société qui estime les biens matériels plus que l'honnêteté. Il s'assure cependant la sympathie du lecteur, à la différence de Cottard qui, lui, ne partage pas le goût de son voisin pour les moyens honnêtes. Son caractère peut se résumer en un refus général des lois établies par la société : il exerce son métier dans l'illégalité («officiellement, il était représentant en vins et liqueurs[75]»), voit des films de gangsters, lit des romans policiers et passe sa vie dans une crainte permanente de la justice. Ce personnage silencieux et solitaire échoue donc son intégration à une société dont il n'accepte pas les lois. Ce n'est pas le cas de M. Othon, le juge d'instruction qui, à l'opposé de Cottard incarne le respect aveugle et obsessionnel de tout code, toute règle ou loi. Il substitue l'idée de condamnation à celle de justice en affirmant que «ce n'est pas la loi qui compte, c'est la condamnation [76]» et qu'«il n'y avait qu'une règle pour tous et qu'il était juste d'obéir[77]». Cependant Othon n'est pas le seul personnage dont le métier résume d'emblée le caractère. Il en va de même pour Rambert le journaliste qui, à l'aise dans la vie, considère que «d'un certain point de vue, c'était son métier d'être débrouillard[78]». Son obstination et son adresse à faire toutes les démarches imaginables, d'abord officielles, puis illégales pour s'évader d'Oran, ensuite ses capacités d'organisateur au service des formations sanitaires ou son passé héroïque dans la guerre d'Espagne assignent à ce personnage une place parmi les héros et hommes d'action du roman. Etrangers dans la ville où ils habitent le même hôtel, ni Rambert, ni Tarrou ne sont caractérisés de leur milieu d'habitation habituelle. Tarrou est le seul personnage dans le roman à ne pas avoir de métier non plus : il est «Assez aisé de vivre de ses revenus». Ce personnage quelque peu mystérieux («personne ne pouvait dire d'où il venait, ni pourquoi il était là[79]») gagne rapidement la confiance de tous, y compris celle du docteur Rieux, héros, narrateur et évaluateur numéro un du roman. Sa parfaite intégration dans la population romanesque lui vaut une place au sommet même de la hiérarchie des personnages : «La ville fut peu à peu habituée à lui [...] On le rencontrait dans tous les endroits publics. Dès le début du printemps, on l'avait beaucoup vu sur les plages, nageant souvent et avec un plaisir manifeste. Bonhomme, toujours souriant, il semblait être l'ami de tous les plaisirs normaux, sans en être l'esclave[80]». Si Tarrou émerge ainsi parmi des personnages, il le fait grâce à sa force physique et morale extraordinaire qu'il garde même pendant la période la plus difficile de l'épidémie : «Tarrou résistait mieux [...] c'était un miracle perpétuel, mais Tarrou, malgré le labeur qu'il fournissait, restait toujours bienveillant et attentif. Même lorsque la fatigue l'écrasait certains soirs, il retrouvait le lendemain une nouvelle énergie[81]».

Un autre signe de l'intégration du personnage qui peut également indiquer la place de celui-ci dans la hiérarchie sociale est sa capacité d'établir des relations amoureuses avec d'autres personnages. Philippe Hamon considère la relation d'amour comme l'attribut même du héros. «Une «action» particulière caractérisera probablement le héros», affirme-t-il : «le personnage principal est en relation permanente amoureuse avec un autre personnage[82]». L'amour et la sexualité, qui relient en couples légaux ou illégaux les personnages de différents statuts sociaux, ne peuvent être ignorés dans une étude sociologique. La question se pose pourtant de savoir si dans un roman comme La Peste, mettant en scène des personnages presque exclusivement masculins, la notion de «couple» a une importance réelle. La réponse, nous semble-t-il, ne peut être qu'affirmative. Il est vrai que les personnages féminins sont soit systématiquement écartés du roman, soit privés de toute autonomie et réduits à des rôles secondaires. Ainsi la femme de Rieux part après les premières pages en cure dans une station de montagne où elle mourra ensuite pour disparaître définitivement de l'intrigue. La femme de Rambert en revanche n'arrive qu'à la fin du récit, après l'ouverture des portes. A Tarrou, «au mieux avec les femmes», on ne connaît pas de compagne, tandis que Cottard, timide et d'une physionomie ingrate, n'est guère susceptible d'avoir du succès auprès des femmes. Le juge Othon est le seul à avoir son épouse avec lui dans la ville avant que de successives quarantaines ne les séparent. Quant au père Paneloux, le jésuite a choisi l'amour de Dieu. Selon la capacité des personnages à être «en relation permanente amoureuse» on peut alors établir une échelle où sans doute Rambert sera le mieux situé : il est le seul à rejoindre l'être aimé après la fin de l'épidémie : «Rambert, lui, n'eut pas le temps de regarder cette forme courant vers lui, que déjà, elle s'abattait contre sa poitrine. Et la tenant à pleins bras, serrant contre lui une tête dont il ne voyait que les cheveux familiers, il laissa couler ses larmes sans savoir si elles venaient de son bonheur présent ou d'une douleur trop longtemps réprimée[83]». L'amour d'une «femme «jolie» et «très gentille[84]» qui s'avère plus fort que la longue séparation est indéniablement un succès social. Amoureux de sa femme[85], le docteur Rieux se culpabilise de l'avoir négligée et de ne pas avoir assez veillé sur elle. Son espoir de «tout recommencer» après l'épidémie sera déçu par la mort de son épouse. L'échec du mariage de Grand, dont la femme est partie avec un autre, est une conséquence des incompétences langagières et sociales du personnage : «à un moment donné j'aurais dû trouver les mots qui l'auraient retenue, mais je n'ai pas pu[86]», avoue-t-il au docteur. Cependant l'essor que vit ce personnage taciturne au long de l'épidémie se manifeste aussi au niveau de ses relations sociales : il finit par écrire à sa femme.

Les personnages féminins de La Peste sont pour la plupart très effacés et anonymes : la seule à avoir un prénom est Jeanne, la femme de Grand, et elle n'apparaît même dans le récit que sous forme de souvenirs dans les confidences de son mari. Les rares femmes véritablement présentes dans le roman sont par ailleurs asexuées en raison de leur âge comme la mère de Rieux, la vieille logeuse de Paneloux ou la mère des contrebandiers espagnols. Les autres personnages féminins dont la femme du concierge, celle du vieil asthmatique ou du juge Othon ne sont présents qu'en tant qu'accompagnatrices taciturnes et effacées de leurs époux, sans avoir de rôle actantiel ou de parole autonomes. Comment expliquer cette absence presque totale des femmes? L'absence, si on en croit Philippe Hamon, est tout aussi signifiante dans le récit comme la présence : «signifier, nous le savons tous, c'est exclure, et inversement. Toute production de sens est exclusion, sélection, différence, opposition, toute marque est démarquage, et inversement, toute figure est présence et absence, tout posé suppose présupposés[87]». Les femmes, seraient-elles donc signifiantes précisément à travers leur absence? Dans le fléau les personnages sont sans exception abandonnés et privés de toute tendresse autre que la chaleur humaine de la solidarité. Faisant partie de la vie «normale» et ne figurant ainsi que sur les marges d'une attente interminable, les liens entre les sexes sont suspendus jusqu'à la fin du combat auquel ils donnent un sens, mais dans l'acharnement duquel ils sont presque oubliés. Tel est le raisonnement même du narrateur : «il n'y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des sentiments partagés de tous[88]». On peut donc interpréter cette absence de la vie amoureuse des personnages comme un indice de l'ambition du romancier visant à montrer l'universalité du destin collectif sans l'adoucir du bonheur individuel. Celui-ci, selon l'idéologie qui sous-tend le roman, n'a pas de place en période de fléau, comme le résume Rambert à un des carrefours idéologiques du récit : «il n'y avait pas honte à préférer le bonheur [...] mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul[89]».

3.2. Le dire du personnage

«La parole des personnages, écrit Philippe Hamon, se présente souvent, entre ses guillemets, ses alinéas et ses tirets, comme un énoncé séparable à forte cohésion interne[90]». Doté d'une parole, le personnage acquiert toujours une certaine autonomie. La parole, lieu textuel privilégié au vu de la concentration des évaluations, lui permet non seulement d'entretenir diverses relations avec autrui, mais aussi de «se confronter à des normes langagières», de «voir évaluée sa compétence de parler une langue[91]». L'évaluation du savoir-dire du personnage peut ainsi souvent faire appel aux compétences langagières du lecteur, mais elle peut également reposer sur les commentaires du narrateur, soucieux de guider le lecteur dans ses jugements de valeur. Pour citer encore Hamon, «le commentaire porte donc bien, on le voit, non seulement sur la forme de la parole, mais aussi sur le plaisir qu'elle provoque chez le parleur, et également sur ses effets sur les personnages d'émetteurs et d'auditeurs[92]». Outre son intérêt comme document sur l'univers romanesque ou comme élément indispensable des portraits, la parole acquiert dans l'écriture camusienne une ampleur supplémentaire : celle de la dimension éthique. Ainsi la difficulté ou l'aisance des personnages à se servir de la parole constitue ici un sujet thématique privilégié, faisant du roman le récit d'un apprentissage, d'une évolution quant à l'usage des mots. Dans La Peste les difficultés de l'expression sont léguées en majeure partie à un seul personnage : Joseph Grand, dont le narrateur ne cesse pas de commenter l'usage langagier. Annonçant que «[Grand] semblait toujours chercher ses mots, bien qu'il parlât le langage le plus simple[93]» le narrateur insiste explicitement sur ce défaut : «enfin et surtout, Joseph Grand ne trouvait pas ses mots. C'est cette particularité qui peignait le mieux notre concitoyen, comme Rieux put le remarquer. C'est elle qui l'empêchait toujours d'écrire la lettre de réclamation qu'il méditait, ou de faire la démarche que les circonstances exigeaient. [...] C'est ainsi que faute de trouver le mot juste, notre concitoyen continua d'exercer ses obscures fonctions jusqu'à un âge assez avancé. [...] Il continuait de chercher ses mots. Pour évoquer des émotions si simples, le moindre mot lui coûtait mille peines. Finalement, cette difficulté avait fait son plus grand souci[94]». Les difficultés de Grand quant à l'usage des mots sont présentées dans le récit essentiellement sous trois formes différentes. Premièrement d'une façon implicite : le lecteur doit remarquer lui-même que le personnage prononce un grand nombre de phrases simples, souvent elliptiques ou incorrectes. De même, il ne peut lui échapper le décalage entre le personnage insignifiant et ascétique et le ton dont il fait usage dans l'unique phrase sans cesse remaniée de son roman : «Par une belle matinée de mai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezane parcourait les allées pleines de fleurs du Bois de Boulogne[95]». Deuxièmement sous forme des commentaires explicites du narrateur, de type : «Rieux avait déjà noté cette manie qu'avait Grand, né à Montélimar, d'invoquer les locutions de son pays et d'ajouter ensuite des formules banales qui n'étaient de nulle part comme «un temps de rêve» ou «un éclairage féerique»[96]». En dernier lieu il faut évoquer les commentaires explicites du personnage lui-même, délégué à évaluer son propre usage de la parole. Conscient de son inaptitude, qui est la source d'un mécontentement permanent chez lui, Grand travaille sans cesse pour progresser. Il se sert de dictionnaires, fait des exercices de latin dont il espère «mieux connaître le sens des mots français», sans oublier ses ambitions de romancier qui l'inspirent à remanier d'innombrables fois l'unique phrase de son roman. Tourmenté, il en parle à plusieurs reprises, surtout à Rieux : «Ah! Docteur, disait-il, je voudrais bien apprendre à m'exprimer[97]». La recherche de mots se manifeste chez Grand par une série de gestes embarrassés : il tripote sa moustache, ouvre et referme son dossier, assure «son chapeau rond sur ses grandes oreilles», souvent il bredouille ou parle d'une voix essoufflée. Son mutisme rend longtemps impossible son intégration sociale aussi bien au niveau professionnel que sur le plan privé, mais la peste et la proximité de la mort achèvent finalement son apprentissage langagier. Subissant l'exil de la peste, Grand sera témoin du processus vidant les mots de leur sens. La maladie dont il sort édifié l'aide à surmonter son incapacité à écrire à sa femme et lui fait supprimer tous les adjectifs de son roman.

Grand n'est cependant pas le seul personnage à être caractérisé par ses rapports à la langue : la parole fait partie de tous les portraits de La Peste. Ainsi le docteur Rieux, à la fois narrateur et personnage principal du roman, représente une attitude particulière qui consiste à refuser toute concession : son ambition est de porter témoignage. «Je n'admets que les témoignages sans réserves[98]», dit-il à Rambert qui l'accuse de parler le langage de Saint-Just : celui de l'abstraction et de la raison. Cet usage puritain de la langue qui tient à «appeler les choses par leur nom[99]» exprime une méfiance essentielle à l'égard de toute éloquence : «chaque fois le ton d'épopée ou de discours de prix impatientait le docteur. Certes, il savait que cette sollicitude n'était pas feinte, mais elle ne pouvait s'exprimer que dans le langage conventionnel par lequel les hommes essaient d'exprimer ce qui les lie à l'humanité. Et ce langage ne pouvait s'appliquer aux petits efforts quotidiens[100]». Taciturne comme la plupart des personnages camusiens, Rieux refuse les paroles inutiles aussi bien en sa qualité de narrateur que comme personnage. Son amour tout comme son amitié se passe de paroles. «Il savait ce que sa mère pensait et qu'elle l'aimait, en ce moment. Mais il savait aussi [...] qu'un amour n'est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi sa mère et lui s'aimeront toujours dans le silence et elle mourrait à son tour - ou lui - sans que, pendant toute leur vie, ils pussent aller plus loin dans l'aveu de leur tendresse[101]». Rieux fait, lui aussi, un apprentissage quant à la parole qui le fait rompre son silence. «Le docteur décida alors de rédiger le récit [...] pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avait été faites[102]».

Cependant Rieux, comme personnage et comme narrateur, est secondé dans ses ambitions par un autre personnage. Tarrou, le personnage le plus conscient des dangers que les mésusages de la parole peuvent entraîner, a déjà parcouru un chemin important de l'apprentissage langagier : «J'ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d'autres têtes pour les faire consentir à l'assassinat, que j'ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu'ils ne tenaient pas un langage clair. J'ai pris le parti alors de parler et agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin[103]». «Homme qui savait ce qu'il voulait» et qui «ne parlait pas pour ne rien dire[104]», Tarrou est peut-être le personnage qui incarne le plus l'idéal camusien du «bon usage» de la parole. A travers ses cahiers il s'affirme lui-même comme narrateur : le style marqué d'une ironie amère est un élément important de son portrait.

Journaliste de métier, Rambert est d'emblée plus corrompu dans son usage de la parole que Rieux ou Tarrou, et surtout moins résolu à refuser les compromis. Le journalisme a décidément «mauvaise presse» dans l'écriture camusienne, c'est «un métier où on parle beaucoup[105]». Enquêtant pour son journal, Rambert admet lui-même qu'il ne peut porter ni condamnation totale, ni témoignage sans réserves. Malgré son refus de parler le langage de la «raison», ses compétences langagières sont solidement confirmées par l'effet de ses propos sur ses interlocuteurs : «devant chacun [...] Rambert avait plaidé sa cause. Le fond de son argumentation consistait toujours à dire qu'il était étranger à notre ville et que, par conséquent, son cas devait être examiné. En général, les interlocuteurs du journaliste admettaient volontiers ce point[106]».

Révélant la position sociale et la place occupée dans la hiérarchie romanesque, l'effet des paroles d'un personnage sur les autres est souvent d'une importance particulière dans le portrait. Ainsi le père Paneloux, réputé de son éloquence, semble avoir une audience étendue : «longtemps avant ce prêche on en parlait déjà en ville [...] et le dimanche un peuple considérable envahit la nef[107]». «De nature fougueuse» et ayant «une voix forte, passionnée qui portait loin[108],» Paneloux dispose de toutes les qualités d'un excellent orateur. Il organise bien son discours : «lorsqu'il attaqua l'assistance d'une phrase véhémente et martelée [...] un remous parcourut l'assistance jusqu'au parvis. [...] Par un procédé oratoire habile, le père avait donné en une seule fois, comme on assène un coup, le thème de son prêche entier[109]». Les commentaires du narrateur, illustrés des réactions de l'audience, mettent en valeur les stratégies rhétoriques du personnage : «cette dernière phrase, prononcée au milieu d'un silence absolu [...] retentit avec un tel accent que [...] sans un autre bruit que les craquements de quelques chaises, tout l'auditoire se trouva bientôt à genoux[110]». Cependant le second prêche du père marque un écart signifiant par rapport au premier, permettant au lecteur de suivre l'évolution du personnage. Ces altérations touchent à la fois l'attitude de l'orateur, moins sûr de lui, et les réactions de l'assistance, plus difficile à influencer cette fois-ci : «Les rangs de l'assistance étaient plus clairsemés que lors du premier prêche [...], [c'était] une assistance exclusivement composée d'hommes [...] ce genre de spectacle n'avait plus l'attrait de la nouveauté pour nos concitoyens[111]». Le processus général vidant les mots de leur sens fait sentir ici son effet une fois de plus dans La Peste : moins convaincu de la raison de ses propos que la première fois, l'orateur ne réussit plus à agir avec la même force sur son auditoire. «Le père [...] parla d'un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois [...] à plusieurs reprises les assistants remarquèrent une certaine hésitation dans son débit. [...] Rieux, abstrait par cette agitation, entendit à peine Paneloux ...[112]». Le progrès du personnage quant à l'usage de la langue reste ici implicite : sans jamais reconnaître son tort Paneloux renonce pourtant à prononcer des jugements[113], il semble admettre la priorité des actions sur les paroles.

3.3. Le faire du personnage

Si on tient à appréhender ici le personnage comme acteur social, on ne peut guère ignorer son faire, le succès ou le ratage de ses actions. Par «faire» nous entendons donc toutes les actions menées par le personnage et constituant la base de l'intrigue, et non seulement un «savoir-faire» exclusivement technologique ou une capacité de bien mener un travail à son terme. Certes, le faire intégral d'un personnage n'est pas toujours très aisé à récupérer et à évaluer : les actions peuvent même se révéler contradictoires, donnant occasion à des effets de brouillage. Cependant à travers son faire le personnage se définit par rapport aux normes sociales en vigueur qu'il peut accepter ou refuser, ou par rapport à autrui, ce qui fait du personnage en effet un véritable «acteur social». L'évaluation qui s'attache au faire du personnage ne se borne pas nécessairement à des actions faisant partie de l'intrigue proprement dite. Elle peut s'étendre ainsi sur toute l'histoire du personnage : «son passé, son présent et son avenir peuvent même être frappés d 'évaluations contradictoires[114]», comme l'affirme Philippe Hamon. Le faire du personnage est donc étroitement lié à son être, ce dernier n'étant que le résultat d'un faire antérieur, de même que le faire présent détermine l'être futur du personnage. L'interprétation, l'évaluation du faire des personnages est souvent donnée en charge au lecteur, ce qui présuppose une sorte de connivence entre les structures idéologiques du monde romanesque et du monde réel. Faute d'une telle connivence le texte peut être menacé de dépragmatisation. Le passé et le présent du personnage sont donc toujours en corrélation, leur écart marque un progrès dans l'attitude du personnage. Ce développement perpétuel est d'autant plus intéressant car c'est à travers lui que le roman communique un sens au lecteur. Les modifications dans le système idéologique du personnage se laissent alors appréhender comme des foyers normatifs dans le texte et comme tels ils méritent quelque attention.

Si le lecteur de La Peste a des informations sur le faire antérieur des personnages, c'est essentiellement à travers des confidences que les personnages se font entre eux. Lieux textuels importants, ces confidences ont d'une part une valeur informative : le passé d'un personnage peut éclairer les motifs de ses actions présentes. Un exemple : seul son passé explique pourquoi Rambert est tenté de choisir plutôt le bonheur individuel que l'action. «J'ai fait la guerre d'Espagne. [...] Mais depuis, j'ai un peu réfléchi [...] au courage. Maintenant je sais que l'homme est capable de grandes actions. Mais s'il n'est pas capable d'un grand sentiment, il ne m'intéresse plus[115]». D'autre part le choix d'un personnage, à qui adresser ses confidences, peut également être très révélateur. Etre choisi comme confident équivaut à être particulièrement apprécié par ses comparses, l'acte de la confidence laisse ainsi conclure à la place (plutôt favorable) que le personnage occupe dans la hiérarchie romanesque. La majorité des personnages de La Peste se confient à Tarrou, à Rieux ou à Grand, tandis que Grand lui-même s'ouvre de préférence devant Rieux, Cottard devant Tarrou, Rambert devant Rieux et Tarrou ensemble. Certaines de ces confidences sont réciproques, comme les aveux entre Rieux et Grand ou Rieux et Tarrou, d'autres, comme celles de Rambert ou de Cottard, non.

Le faire présent des personnages s'organise autour d'un sujet central : le progrès de l'épidémie. Le roman en effet n'est autre qu'un curieux laboratoire du comportement humain, offrant au lecteur un faisceau d'attitudes-modèles : les réactions de toute une population romanesque à des étapes successives de la peste. Certains de ces comportements incarnés par les personnages sont évalués comme positifs, d'autres comme négatifs. Leurs altérations et modifications livrent toujours un sens : elles font partie d'une argumentation qui, au niveau actantiel, cherche à signaler au lecteur le parti à prendre. Le premier personnage à reconnaître la nécessité du combat contre la peste est le docteur Rieux. Médecin, il est très tôt confronté à l'apparition de la maladie et sa réaction est immédiate : il se renseigne auprès du service communal de dératisation et consulte ses collègues qui, pour la plupart, se montrent plus hésitants que lui. Rieux est également le premier à revendiquer des mesures préfectorales et l'isolement des malades ainsi que la convocation d'une commission sanitaire. Ensuite, à la demande de la préfecture, il rédige un rapport «destiné à être envoyé dans la capitale de la colonie pour solliciter des ordres[116]». Bien documenté des chiffres et d'une description clinique, le rapport de Rieux se révèle efficace : il entraîne la déclaration de l'état de peste et la fermeture des portes. Par la suite Rieux continue à exercer son métier de médecin : «Après la réception du matin qu'il dirigeait lui-même, les malades vaccinés, les bubons incisés, Rieux vérifiait encore les statistiques, et retournait à ses consultations de l'après-midi. Dans la soirée enfin, il faisait ses visites et rentrait tard dans la nuit[117]». Ayant une grande part dans les décisions prises, le docteur est chargé de diriger un hôpital auxiliaire. Par ses actes il fait preuve de compétence, d'efficacité et de responsabilité, et pourtant tous ces efforts seraient bien en vain si les autres personnages ne lui portaient pas aide, Tarrou en premier. Cet observateur mystérieux et partout présent est le premier à proposer son soutien à Rieux en se chargeant d'organiser des formations sanitaires auxquelles il participe lui-même. Grâce à ses efforts se réunit d'abord une première équipe, suivie ensuite par beaucoup d'autres. Personnage charismatique, il réussit à convaincre certains, dont Rambert ou le père Paneloux, de participer à la lutte organisée. A l'opposé de Rieux et de Tarrou, Rambert ne reconnaît l'importance de la lutte contre la peste qu'avec un certain retard. Il choisit d'abord l'évasion pour joindre sa bien-aimée à Paris, ensuite les arguments de Tarrou et surtout de l'exemple personnel de Rieux le convainquent de changer sa décision. S'engageant dans les formations sanitaires il se charge de diriger un camp d'isolement et s'acquitte avec beaucoup de sérieux de cette tâche à grandes responsabilités : «Rambert [...] avait sérieusement travaillé aux côtés de Rieux. [...] Rambert travailla sans s'épargner, de façon ininterrompue, les yeux fermés en quelque sorte, depuis l'aube jusqu'à la nuit. Tard dans la nuit, il se couchait et dormait d'un sommeil épais[118]». Grand, Paneloux et Othon joignent également les équipes de volontaires. Grand se charge d'abord des statistiques de décès, plus tard il assure une sorte de secrétariat des formations sanitaires, exigeant un travail d'enregistrement et de statistique : «Grand était le représentant réel de cette vertu tranquille qui animait les formations sanitaires. Il avait dit oui sans hésitation, avec une bonne volonté qui était la sienne. Il avait seulement demandé à se rendre utile dans de petits travaux. Il était trop vieux pour le reste[119]». Quant à Paneloux, collaborateur distingué du bulletin de la Société géographique d'Oran et organisateur d'une série de conférences sur l'individualisme moderne, il choisit d'abord la voix de l'érudition et de la parole pour lutter contre la peste. Après avoir prononcé un premier prêche véhément il reconnaît progressivement la nécessité de l'action : sans pour autant renoncer à son fatalisme religieux, il accepte alors de diriger une quarantaine. Son faire contredit ainsi son dire, évalué ainsi par Rieux : «Je suis content de le savoir meilleur que son prêche[120]». Une fois engagé en tant que volontaire, le père accomplit aussi un travail héroïque : «Depuis qu'il était entré dans les formations sanitaires, Paneloux n'avait pas quitté les hôpitaux et les lieux où il rencontrait la peste. Il s'était placé, parmi les sauveteurs, au rang que lui paraissait devoir être le sien, c'est à dire le premier. Les spectacles de la mort ne lui avaient pas manqué. Et bien qu'en principe il fût protégé par le sérum, le souci de sa propre mort non plus ne lui était pas étranger. Apparemment, il avait toujours gardé son calme. Mais à partir de ce jour où il a longtemps regardé un enfant mourir, il parut changé[121]». Subissant la mort de son fils et des séjours prolongés dans un des camps d'isolement Othon, le juge d'instruction vit une transformation semblable. Comme Paneloux, il se découvre lui aussi une vocation pour aider le travail des volontaires. «Je voudrais prendre un congé», dit-il à Rieux, «Je voudrais retourner au camp. [...] On m'a dit qu'il y avait des volontaires de l'administration, dans ce camp. [...] Vous comprenez, j'aurais une occupation et puis, c'est stupide à dire, je me sentirai moins séparé de mon petit garçon[122]». Le seul personnage qui refuse obstinément toute collaboration avec les volontaires est Cottard. Ses accès de pleurs et de rage, ses fréquents changements d'humeur, sa tentative de suicide le qualifient comme personnage faible et déséquilibré, son attitude ne représente pas une véritable alternative face au comportement des volontaires. Trop faible même pour un vrai «méchant», Cottard ne peut guère incarner l'ennemie à combattre. Son attitude n'a rien d'héroïque : incapable de maîtriser sa peur, il est plongé dans un état de perpétuelle anxiété. Si chez la plupart des personnages la peste provoque un processus d'apprentissage dont ils sortent instruits, les métamorphoses de Cottard ne vont jamais au-delà de l'apparence. Il cherche les sympathies dans son quartier, lit le journal bien pensant, expédie de l'argent à une parente oubliée, donne des pourboires excessifs, etc. sans changer véritablement. Le seul domaine où cependant il se montre compétent est celui de l'illégalité : «la vérité était que Cottard dont les dépenses dépassait désormais les revenus, s'était mêlé à des affaires de contrebande sur les produits rationnés. Il revendait ainsi des cigarettes et du mauvais alcool dont les prix montaient sans cesse et qui étaient en train de lui rapporter une petite fortune[123]». Prospérant grâce à ses petites spéculations, Cottard n'est pas prêt à placer le bien collectif devant ses intérêts individuels : «ça ne servira à rien. La peste est trop forte. [...] D'ailleurs, je m'y trouve bien, moi, dans la peste, et je ne vois pas, pourquoi je me mêlerais de la faire cesser. [...] Ce n'est pas mon métier[124]».

3.4. L'éthique du personnage

Par l'éthique du personnage on entend ici le système idéologique qui sous-tend sa pensée, souvent aussi ses rapports à des lois morales. Idées et principes des personnages romanesques ne sont pas toujours très faciles à repérer : pour la plupart ils sont étroitement liés à l'être, au dire ou au faire des personnages. En comparaison avec le faire du personnage qui apparaît toujours explicitement au niveau actantiel, la pensée qui gère les actions reste souvent implicite. Elle peut remplir cependant diverses fonctions dans le projet narratif : expliquer ou justifier le faire du personnage ou, au contraire, le démasquer comme feint. Ainsi c'est la continuité entre sa pensée et son dire ou faire qui fait du personnage romanesque un être cohérent et anthropomorphe, semblable aux vivants. «La «morale», écrit Hamon, n'est pas une chose simple à définir, ni une catégorie sémantique aisément localisable dans un texte de fiction. Elle est, d'abord [...] évaluation des conduites socialisées. [...] Toute éthique, toute évaluation morale accentue, met en relief, discrimine, tranche, fait un «palmarès» parmi les personnages...[125]». Si cette évaluation est partout dans le texte, il existe cependant un certain nombre de lieux textuels idéologiquement plus marqués où l'éthique du personnage et ses rapports aux lois morales s'expriment plus directement. De tels carrefours idéologiques sont avant tout les lieux de débats où les personnages présentent eux-mêmes des arguments fort différents pour défendre leurs convictions morales. Dans une telle confrontation des idées incarnées par les différents personnages ce n'est pas uniquement l'adversaire qui est à convaincre, mais aussi le lecteur. Quand un personnage reconnaît son tort dans un débat et change de conviction ou, ce qui revient souvent au même, de conduite, les idées qu'il représentait jusqu'alors se révèlent fausses ou condamnables dans les yeux du lecteur. Ainsi dans La Peste la pensée dominante, approuvée et médiatisée par le narrateur, est celle que Rieux et Tarrou représentent. Progressivement tous les autres personnages, à l'exception de Cottard, s'inclinent devant leurs arguments et acceptent de collaborer en tant que volontaires dans les formations sanitaires. Cette «conversion» toujours graduelle s'effectue à travers une série de discussions centrées autour de quelques sujets privilégiés dont l'amour, l'héroïsme, la justice (et les condamnations à mort), la religion, l'action (la lutte organisée et consciente contre les fléaux) et la nature même de l'homme que l'on a tenté de représenter dans la figure 3. Les interlocuteurs, qui sont également en nombre limité, s'organisent de préférence en petits groupes, Rieux et Tarrou défendant essentiellement la même position idéologique contre Paneloux, Rambert ou Cottard. Ainsi la majorité des discussions idéologiquement signifiantes se déroulent entre Rieux et Paneloux, Rieux et Rambert (des fois en présence de Tarrou), Tarrou et Cottard, mais également entre Rieux et Tarrou.

Face à Rambert Rieux s'affirme comme le défenseur d'une morale sans concession qui place les intérêts collectifs bien devant les intérêts individuels : il se caractérise lui-même comme homme «lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l'injustice et les concessions[126]». Sa morale étant celle de la compréhension, il ne cherche pas à tout prix à convaincre son interlocuteur : «Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. [...] vous n'êtes pas dans votre tort.[...] Rien au monde ne vaut qu'on se détourne de ce qu'on aime. [...] Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s'agit pas d'héroïsme dans tout cela. Il s'agit d'honnêteté[127]». L'essentiel de l'attitude de Rieux consiste donc à faire ce que sa morale lui dicte, sans disputer cependant aux autres le droit de leur propre choix. Dans son débat avec Paneloux il prend le parti de la lutte active contre le fléau face au fatalisme religieux du jésuite : «Je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés. [...] Mais je ne veux pas discuter cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au-delà des blasphèmes et des prières. Cela seul est important. [...] Ce que je hais, c'est la mort et le mal, vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommes ensemble pour les souffrir ou les combattre[128]». Quant à Paneloux, son point de vue nous est essentiellement connu de ses deux prêches, dont le premier est encore entièrement consacré aux idées du fatalisme et de la punition collective. Le second, dans sa forme et son contenu bien différent du premier, marque une indéniable évolution de la pensée de Paneloux. Sans jamais explicitement reconnaître son tort, le père semble progressivement s'incliner devant les arguments de Rieux, ou, si l'on veut, devant l'idéologie que médiatise le roman : «le jour où il dit à Rieux, en souriant, qu'il préparait en ce moment un court traité sur le sujet «Un prêtre peut-il consulter un médecin?», le docteur eut l'impression qu'il s'agissait de quelque chose de plus sérieux que ne semblait le dire Paneloux. [...] Paneloux lui annonça qu'il devait faire un prêche à la messe des hommes, et qu'à cette occasion il exposerait quelques-uns, au moins, de ses points de vue : - Je voudrais que vous veniez, docteur, le sujet vous intéressera[129]». Sans révoquer ses thèses («ce que le père Paneloux avait déjà prêché au même endroit restait vrai - ou du moins c'était sa conviction[130]»), le père semble revenir maintenant à certaines de ses idées, il admet par exemple l'existence de certaines choses que l'on ne peut pas justifier au regard de Dieu. Il reconnaît également que «la religion de temps de peste ne pouvait être la religion de tous les jours [...] Tout péché était mortel et toute indifférence criminelle. C'était tout ou ce n'était rien. [...] Il s'en doutait bien, on allait prononcer le mot effrayant de fatalisme. Eh bien, il ne reculerait pas devant le terme si on lui permettait seulement d'y joindre l'adjectif «actif»[131]. A l'opposé de Rambert et Paneloux Cottard ne se laisse jamais convaincre de l'importance de l'engagement pour une lutte organisée contre le fléau. Il dénie toutes les valeurs représentées par les autres personnages dont la justice, l'amour ou la religion. Il ne partage pas non plus la conviction optimiste de Tarrou et Rieux selon laquelle l'homme est bon par sa nature : «La seule façon de mettre les gens ensemble, c'est encore de leur envoyer la peste[132]», dit-il à Tarrou. Connu pour ses opinions très libérales, Cottard place ses intérêts individuels avant toute autre valeur : «D'ailleurs je m'y trouve bien, moi, dans la peste, et je ne vois pas pourquoi je me mêlerais de la faire cesser[133]».

Sans avoir des points de vue tout à fait identiques, Rieux et Tarrou représentent essentiellement les mêmes idées et la même attitude. Certes, ils n'attribuent pas toujours la même importance aux mêmes valeurs, ainsi Rieux est d'abord préoccupé de l'interminable lutte contre la mort de ses malades, tandis que Tarrou est hanté plutôt par l'injustice des condamnations à mort. Les deux amis diffèrent également au niveau de leur conduite sociale. Moins tolérant que le docteur, Tarrou n'hésite pas de faire pression sur les autres personnages dont Cottard ou Rambert pour les persuader de joindre les formations sanitaires. «Il est plus humain que moi.[134]», dit-il à Rambert au sujet de Rieux. En dépit de ces légers décalages, les deux personnages soutiennent les mêmes valeurs : ils s'engagent tous les deux à combattre le fléau, la mort et l'injustice, ils condamnent le fatalisme et la passivité, ils cherchent à «tenir un langage clair» et formulent, sans croire cependant en Dieu, des exigences morales de haut niveau. Ils refusent tous les deux l'héroïsme et croient que l'homme est bon de nature. L'idéologie qu'ils incarnent correspond ainsi aux valeurs que le roman cherche à diffuser : la bonté de l'homme, la nécessité de la compréhension et l'importance de la solidarité.

4. Comment fonctionne l'evaluation? Les foyers normatifs dans le texte

4.1. Présentation et évaluation par le narrateur

Dans La Peste comme dans la plupart des romans l'évaluateur le plus important est le narrateur. Pour l'illusion romanesque il est indispensable que le lecteur croie ou fasse semblant de croire : c'est le narrateur qui sélectionne les détails méritant l'attention du lecteur dans un portrait ou une suite d'événements. Nous le savons tous : une description ne peut jamais être complète sans la collaboration du lecteur, appelé à remplir les interstices des portraits. De même, le lecteur est sollicité pour imaginer la vie du personnage entre les chapitres ou même après le temps du roman comme si celui-ci continuait à exister sans que l'on prenne connaissance de ses actes dès que le narrateur ne nous les rapporte plus. De plus, comme on l'a vu dans la chapitre 3, l'image que le lecteur se constitue du personnage dépend d'abord de la façon dont celui-ci lui est présenté par le narrateur. Le narrateur distribue les positivités et les négativités entre les personnages en se référant à un système de valeurs bien défini qui sous-tend le roman. C'est à travers ses jugements, implicites ou explicites, qu'un tel système de valeur s'infiltre dans le roman. Si nous voulons le repérer, il nous faut donc analyser l'ensemble des jugements prononcés par le narrateur.

La narration de La Peste est assumée par un personnage-narrateur, le docteur Rieux, secondé d'un co-narrateur, Jean Tarrou. Les deux narrateurs n'ont pas la même fonction, ni la même attitude envers le récit. Le premier vise à présenter les personnages et les événements avec une apparente objectivité. Il dispose d'une autonomie presque complète. Il ne fait intervenir le second narrateur qu'occasionnellement, quand la voix plus subjective et plus individuelle de celui-ci lui paraît utile pour compléter son propre témoignage. Ce dédoublement de la voix narrative sert d'une part à augmenter la crédibilité du récit. Cités comme documents précieux tombés par hasard entre les mains du chroniqueur, les textes de Tarrou permettent au narrateur de focaliser la perception sur un autre personnage que le docteur Rieux. La présence du co-narrateur justifie ainsi les descriptions impossibles à Rieux dont celle de son propre physique ou des événements se déroulant pendant son absence. Bénéficiant en même temps du statut du nouveau-venu, Tarrou se qualifie d'emblée comme observateur impartial, doté d'un regard plus tranchant. D'autre part ces deux instances évaluantes dont les jugements de valeurs sont essentiellement les mêmes peuvent réciproquement se confirmer, donnant l'impression au lecteur qu'il s'agit d'irréfutables vérités. On peut citer ici l'exemple des deux descriptions de la ville, la première livrée par Rieux narrateur, le second citée comme extrait des cahiers de Tarrou. Toutes les deux insistent sur la laideur de cette ville «sans pigeons, sans arbres, sans jardins[135]», sur son caractère commercial et la qualité de ses plaisirs «commandés par les nécessités du négoce[136]». «La cité elle-même, on doit l'avouer, est laide», rapporte Rieux tandis que Tarrou montre «dès le début une curieuse satisfaction de se trouver dans une ville aussi laide par elle-même». Si les cahiers de Tarrou foisonnent en «considérations bienveillantes sur l'absence des arbres, les maisons disgracieuses et le plan absurde de la ville», Rieux évoque également le manque des battements d'ailes et des froissements de feuilles. Les deux narrateurs semblent désapprouver l'idéologie dominant de la population oranaise. Tarrou le fait au moyen de l'ironie un peu amère qui caractérise ses notes : «Cette singularité [le caractère commercial] recevait l'approbation de Tarrou et l'une de ses remarques élogieuses se terminait même par l'exclamation : «Enfin!»[137]». Le ton désapprobateur de Rieux est plus explicite : «Sans doute, rien n'est plus naturel, aujourd'hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, ont le soupçon d'autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon et c'est toujours cela de gagné. Oran au contraire, est apparemment une ville sans soupçon, c'est-à-dire tout à fait moderne[138]». Remarquons que le dédoublement des voix narratives va de pair ici avec un dédoublement des valeurs idéologiques qui, diffusées à la fois par deux voix différentes s'élèvent alors dans La Peste au rang de valeurs absolues. Incarnées par Rieux et Tarrou comme narrateurs et aussi comme personnages, les valeurs positives du roman ne sont pas identiques avec celles que propose la société romanesque. Si celle-ci idolâtre la richesse et l'influence en tant que critères de la réussite sociale, les narrateurs lui opposent un autre échelon de valeurs où l'honnêteté du petit employé Grand est plus louable que la fortune du trafiquant Cottard. L'évaluation effectuée par les narrateurs et le système de valeurs qu'ils incarnent en tant que personnages ne peuvent pas toujours être clairement isolés l'une de l'autre. Ainsi Rieux le narrateur met en question la richesse comme valeur sociale, de même que Rieux le personnage soigne gratuitement Grand, Tarrou le narrateur prêche la morale de la compréhension tandis que Tarrou le personnage s'intéresse sincèrement au cas du criminel Cottard. L'évaluation exercée par les narrateurs peut porter sur les différents aspects des personnages individuels, comme nous l'avons vu dans le chapitre 3, mais également sur les personnages collectifs (les concitoyens), sur la conduite de la foule : «ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes: ils ne croyaient aux fléaux. [...] ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux [...] Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages, et ils avaient des opinions. [...] Ils se croyaient libres et personne ne serait jamais libre tant qu'il y aura des fléaux[139]». L'évaluation par les narrateurs sert non seulement à situer les autres personnages sur diverses échelles de valeurs : elle caractérise en même temps les évaluateurs eux-mêmes. La persévérance avec laquelle le narrateur Rieux conteste l'importance de l'héroïsme ne convainc le lecteur que de la modestie de ce personnage, jugé tout de même héroïque : «l'intention du narrateur n'est cependant pas de donner à ces formations sanitaires plus d'importance qu'elles n'eurent. A sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient aujourd'hui à la tentation d'en exagérer le rôle. Mais le narrateur est plutôt tenté de croire qu'en donnant trop d'importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. C'est là une idée que le narrateur ne partage pas. Le mal vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée[140]». Le style et le ton appliqués par les personnages assumant la narration peuvent également être interprétés, ainsi que toute autre forme de l'usage de la langue, comme éléments significatifs du portrait. Le ton ironique dont Tarrou fait usage est une marque toute aussi personnelle que la neutralité transparente de Rieux : «Tarrou lui même, après avoir noté dans ses carnets que les Chinois, en pareil cas, vont jouer du tambourin devant le génie de la peste, remarquait qu'il était absolument impossible de savoir si, en réalité, le tambourin se montrait plus efficace que les mesures prophylactiques. Il ajoutait seulement que, pour trancher la question, il eût fallu être renseigné sur l'existence d'un génie de la peste et que notre ignorance sur ce point stérilisait toutes les opinions qu'on pouvait avoir[141]». Au lieu d'évaluer les différents personnages un narrateur peut également s'évaluer lui-même ou qualifier son co-narrateur. «Le narrateur est persuadé qu'il peut écrire ici, au nom de tous, ce que lui-même a éprouvé alors, puisqu'il l'a éprouvé en même temps que beaucoup de nos concitoyens[142]», ainsi s'auto-évalue Rieux par exemple dans le rôle du chroniqueur anonyme. Cependant les deux narrateurs n'ont pas le même statut : leurs relations sont hiérarchisées et l'évaluation de l'un par l'autre témoigne aussi de cette différence. Ainsi Rieux, plus autonome, peut qualifier ou disqualifier son co-narrateur à sa guise : «A vrai dire ses carnets deviennent assez bizarres à partir du moment où les statistiques commencent à baisser. Est-ce la fatigue, mais l'écriture devient difficilement lisible et l'on passe trop souvent d'un sujet à l'autre. De plus, et pour la première fois, ces carnets manquent à l'objectivité et font place à des considérations personnelles[143]. Sujets d'évaluation, les notes de Tarrou se trouvent alors limitées dans leur vigueur. Ses affirmations n'ont donc pas la même valeur que les faits «posés» par le narrateur qui, grâce à son identité avec le personnage principal d'une part et à sa supériorité à son co-narrateur de l'autre, occupe en tant qu'évaluateur le sommet de la hiérarchie du roman.

4.2. Présentation et évaluation par un personnage

Certes, le rôle du narrateur est indiscutable dans la présentation et l'évaluation d'un personnage. Il ne s'agit pourtant pas d'un privilège réservé au narrateur. Actants sociaux, les personnages ont également la capacité des humains d'exprimer leur approbation ou désapprobation au sujet d'autrui. Appelés souvent à décrire un autre personnage ou à communiquer des informations sur lui, ils peuvent saisir l'occasion pour diffuser également un jugement de valeur. Cette diversité des procédés évaluatifs semble contribuer en effet à la vraisemblance de la population romanesque aussi bien qu'à la présentation fine et nuancée des caractères des personnages. Le jugement de valeur, comme nous l'avons vu dans le cas du narrateur, porte à la fois sur le personnage évalué et sur le personnage évaluant dont il trahit le système de valeur. Le personnage évaluant tout comme le personnage évalué peut également être soit un personnage individuel, soit un personnage collectif (la foule, la municipalité, la presse, etc.). Les témoignages des différents personnages n'ont cependant pas tous la même valeur : le crédit que leur accorde le lecteur dépend d'une part de la place des évalués, d'autre part de la situation des évaluants dans la hiérarchie du roman. Remarquons cependant que les personnages principaux ne sont pas les seuls à s'approprier le rôle de l'évaluateur. Des personnages moins importants ou parfois même marginaux peuvent également être chargés de commentaires importants. C'est la raison pourquoi nous avons choisi ici d'examiner les procédés évaluatifs selon la personne de l'évalué plutôt que selon la personne de l'évaluant.

Les stratégies d'écriture appliquées par l'évaluateur qu'est le docteur Rieux sont d'autant plus délicates que, chargé de la narration, celui-ci ne peut guère intervenir pour s'évaluer soi-même. De même que son portrait physique est pris en charge par Tarrou, les jugements touchant à sa personne sont distribués dans toute la population romanesque. La position particulièrement stable que le docteur occupe à l'intérieur de la hiérarchie romanesque résulte alors du grand nombre de confidences que les différents personnages lui adressent et de la confiance qu'ils manifestent presque sans exception à son égard. «Moi, dit Cottard, j'ai confiance en vous[144]», et il cherche à voir le docteur «pour lui demander conseil[145]». Ensuite c'est Grand qui raconte à Rieux son mariage, son travail, ses ambitions de romancier. «J'ai confiance en vous. Avec vous, je peux parler. Alors, ça me donne de l'émotion.», dit-il au docteur. Tarrou, qui accueille lui même une série importante de confidences, privilégie également le docteur comme interlocuteur : «je sais, dit Tarrou sans préambule, que je puis parler droit avec vous[146]». Tarrou partage souvent les points de vue du docteur qu'il estime par ailleurs «plus humain[147]» que lui-même. Le seul qui dispute les arguments de Rieux est le journaliste, Rambert : «Vous parlez le langage de la raison , vous êtes dans l'abstraction. [...] Vous n'avez pensé à personne. [...] Vous n'avez pas tenu compte de ceux qui étaient séparés. [...] le bien public est fait du bonheur de chacun [...] je ne puis pas vous approuver[148]». Cependant même Rambert partage la sympathie et l'estime que la majorité des personnages éprouve pour le docteur : «Je le crois, dit-il, après un silence, oui, je le crois malgré moi et malgré tout ce que vous m'avez dit[149]».

Quant à Tarrou, d'emblée le narrateur le désigne à l'attention du lecteur comme personnage d'un intérêt particulier : «il s'appliquait, en somme, à se faire historien de ce qui n'a pas d'histoire. On peut déplorer sans doute ce parti pris et y soupçonner la sécheresse du coeur. Mais il n'en reste pas moins que ses carnets peuvent fournir [...] une foule de détails secondaires [...] dont la bizarrerie même empêchera qu'on juge trop vite cet intéressant personnage[150]». Rieux manifeste son estime envers Tarrou non seulement comme narrateur mais aussi comme personnage : il éprouve pour lui de l'amitié[151] et de la confiance : «il prouvait seulement sa fatigue et luttait en même temps contre un désir soudain et déraisonnable de se livrer à cet homme singulier, mais qu'il sentait fraternel[152]». Tarrou gagne également la confiance de Cottard. Celui-ci, sans trop comprendre l'engagement de Tarrou dans la lutte contre la peste reconnaît la force et la tolérance de son compagnon : «il avait choisi de voir Tarrou aussi souvent que le travail de celui-ci le permettait, d'une part, parce que Tarrou était bien renseigné sur son cas et, d'autre part, parce qu'il savait accueillir le petit rentier avec une cordialité inaltérable [...] Avec celui-là, on peut causer, parce que c'est un homme. On est toujours compris[153]». L'évaluation positive du narrateur et des personnages principaux va de pair dans le cas de Tarrou avec un jugement favorable de la part des personnages plus marginaux, dont le vieil Espagnol ou des personnages collectifs dont la population oranaise. Le premier qualifie Tarrou d'une façon très favorable en disant à Rieux : «c'était un homme qui savait ce qu'il voulait. [...] Il ne parlait pas pour rien dire. Enfin moi, il me plaisait[154]». La seconde, l'opinion publique l'évalue ainsi : «la ville se fût peu à peu habituée à lui [...] On le rencontrait dans tous les endroits publics. Dès le début du printemps, on l'avait beaucoup vu sur les plages, nageant souvent et avec un plaisir manifeste. Bonhomme, toujours souriant, il semblait être ami de tous les plaisirs normaux, sans en être l'esclave. En fait, la seule habitude qu'on lui connût était la fréquentation assidue des danseurs et des musiciens espagnols, assez nombreux dans notre ville[155]». Ce portrait essentiellement positif se compose ainsi du jugement presque univoque de nombreux évaluateurs. Le seul personnage qui fasse cependant une exception est le juge Othon. Incarnant le pôle idéologique opposé, celui de la condamnation face à la tolérance prêchée par Tarrou, le juge «examine Tarrou d'un air froid[156]». Pourtant l'opinion d'Othon, qualifié lui-même par la plupart des évaluateurs de personnage peu humain et relativement antipathique, ne pèse pas lourd dans la balance face au jugement positif des autres évaluateurs.

Rambert le journaliste, un des personnages les plus positifs de La Peste, se trouve évalué d'abord par Rieux et Tarrou, ensuite par des personnages moins importants du roman tels que Gonzalès, le joueur de football. Les premiers insistent sur l'utilité des qualités de Rambert dans l'organisation des formations sanitaires : «vous auriez pu nous être utile ici [...] dans nos formations sanitaires», lui dit Tarrou en ajoutant «il [Rieux] m'a beaucoup parlé de vous[157]». Le second se montre plus enthousiaste encore au sujet de Rambert : «Gonzalès dit que c'était un vrai copain, pendant que le journaliste pensait seulement à la semaine qu'il devait passer[158]». L'unique évaluateur cependant qui désapprouve les démarches de Rambert est encore le juge Othon : «- M. Othon m'a parlé de vous ce matin, ajouta soudain Rieux, au moment où Rambert le quittait. Il m'a demandé si je vous connaissais : «Conseillez-lui donc de ne pas fréquenter des milieux de contrebande. Il s'y fait remarquer».»[159].

Dans le cas de Cottard on peut distinguer deux évaluateurs privilégiés : d'une part Grand, personnage le mieux placé pour caractériser son voisin, d'autre part Jean Tarrou, qui porte un intérêt particulier au petit rentier. Le premier se montre méfiant à l'égard de Cottard. Il juge suspect le comportement de celui-ci et, ce qui finalement revient au même, le qualifie d'homme «bizarre» : «l'employé avait même remarqué que Cottard semblait voir de préférence les films de gangsters[160]». Grand remarque et évalue aussi les altérations dans la conduite de son voisin : «Je le trouve changé [...] il est devenu poli. [...] Je ne sais pas comment dire, mais j'ai l'impression, voyez-vous, qu'il cherche à se concilier les gens, qu'il veut mettre tout le monde avec lui[161]». A la différence des témoignages de Grand l'évaluation effectuée par Tarrou frappe le lecteur d'abord non seulement par son contenu, mais par le personnage même de l'évaluateur et le soin remarquable avec lequel celui-ci analyse le cas de Cottard. Tarrou occupe une place au sommet de la hiérarchie des personnages, tandis que Cottard se situe en bas de toute échelle imaginable. Le seul fait qu'un personnage aussi puissant et compétent que Tarrou puisse s'intéresser avec une telle curiosité au petit criminel insignifiant rend celui-ci a priori digne de notre intérêt : «ses carnets montrent [qu'] il ne s'intéressait apparemment qu'à Cottard. [...] Tarrou a essayé de donner un tableau des réactions et des réflexions de Cottard, telles qu'elles lui étaient confiées par ce dernier ou telles qu'il les interprétait. Sous la rubrique «Rapports de Cottard et de la peste», ce tableau occupe quelques pages du carnet et le narrateur croit utile d'en donner ici un aperçu[162]». L'analyse objective et bienveillante de Tarrou se prononce au nom de la plus grande impartialité. L'évaluateur dont on connaît les principes se garde de porter jugement ou condamnation : «C'est un personnage qui grandit [...] la peste lui réussit. D'un homme solitaire et qui ne voulait pas l'être, elle fait un complice.[163]». La seule véritable évaluation du comportement de Cottard est quand même confiée à Tarrou : «Son seul et vrai crime, c'est d'avoir approuvé dans son coeur ce qui faisait mourir des enfants et des hommes. Le reste, je comprends, mais ceci, je suis obligé de le lui pardonner[164]».

Si l'évaluation de Cottard était essentiellement prise en charge par Tarrou, celle de Grand sera le domaine privilégié de Rieux : «le docteur s'aperçut qu'il pensait à Grand: [...] C'est le genre d'homme qui est épargné dans ces cas-là. Il se souvenait d'avoir lu que la peste épargnait les constitutions faibles et détruisait surtout les complexions vigoureuses. Et continuant d'y penser, le docteur trouvait à l'employé un air de petit mystère[165]». Tout comme Tarrou à l'égard de Cottard, Rieux manifeste un vif intérêt au sujet de Grand, ce qu'il exprime explicitement à maintes reprises : «Rieux lui frappa doucement sur l'épaule et dit qu'il désirait l'aider et que son histoire l'intéressait beaucoup[166]». Cet intérêt de Rieux en sa qualité de personnage se double des efforts remarquables de Rieux le narrateur visant à présenter Grand comme l'irréfutable héros de l'histoire. Cependant, comme la plupart des personnages, Grand aussi se trouve qualifié par un personnage plutôt marginal du roman : «il donna au bureau des signes de distraction [...] Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprocha sévèrement en lui rappelant qu'il était payé pour accomplir un travail que, précisément, il n'accomplissait pas.[...] - Il a raison, dit Grand à Rieux[167]». Ce qui est intéressant dans ce cas complexe d'évaluation, c'est que le personnage évalué y trouve l'occasion d'évaluer lui-même le jugement portant sur sa propre personne. A la fois évaluateur de son propre comportement et du jugement qu'un autre a prononcé à propos de ceci, le personnage en lui-même joue ici un rôle infiniment plus important que l'autre évaluateur.

Ni négatif, ni exclusivement positif, le père Paneloux est un personnage dont l'image est véritablement l'enjeu du jugement de divers personnages évaluateurs. Les idées et le comportement du père témoignent d'une perpétuelle évolution dont l'évaluation doit également tenir compte. Le Paneloux du second prêche n'est plus tout à fait le même personnage que celui qui a prononcé le premier discours : l'évaluation qui est valable pour l'un ne concerne donc peut-être plus l'autre. Au début Paneloux incarne l'opposé exact de l'idéologie défendue par le narrateur. Or, pour démasquer la fausseté des principes incarnés par un personnage, le romancier peut recourir essentiellement à deux procédés d'écriture. Soit il discrédite les principes en question en mettant en scène un personnage négatif qui les approuve : «M. Othon le juge d'instruction déclara au docteur Rieux qu'il avait trouvé l'exposé du père Paneloux «absolument irréfutable». Mais tout le monde n'avait pas d'opinion aussi catégorique[168]». Soit il fait intervenir un personnage positif, compétent et qualifié comme évaluateur tels que le docteur Rieux ou Tarrou pour les réfuter : «Rieux y répondit naturellement. - J'ai trop vécu dans les hôpitaux pour aimer l'idée de la punition collective. Mais, vous savez, les chrétiens parlent souvent ainsi, sans le penser réellement. Ils sont meilleurs qu'ils ne paraissent. [...] Paneloux est un homme d'études. Il n'a pas assez vu mourir c'est pourquoi il parle au nom d'une vérité. Mais le moindre prêtre de campagne [...] soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l'excellence[169]». Mais on pourrait également citer ici le commentaire de Tarrou : «je comprends cette sympathique ardeur. Au commencement des fléaux et lorsqu'ils sont terminés, on fait toujours un peu de rhétorique. [...] C'est au moment du malheur qu'on s'habitue à la vérité, c'est-à-dire au silence. Attendons[170]». Cependant, avec l'évolution du personnage la pensée de celui s'approche progressivement de l'idéologie dominante du roman. Parallèlement à cette altération les commentaires évaluant l'attitude de Paneloux deviennent plutôt positifs, en faisant appel à des procédés inverses. D'une part un évaluateur positif, Tarrou, reconnaît que le père «a déjà beaucoup fait[171]». D'autre part le récit se sert d'un nouveau personnage négatif qui désapprouve cette fois-ci l'attitude du prêtre : «il perdit l'estime de sa logeuse. Car celle-ci lui ayant chaleureusement vanté les mérites de la prophétie de sainte Odile, le prêtre lui avait marqué une très légère impatience, due sans doute à sa lassitude. Quelque effort qu'il fît ensuite pour obtenir de la vieille dame au moins une bienveillant neutralité, il n'y parvint pas. Il avait fait mauvaise impression[172]». Pour créer un portrait vraiment nuancé de Paneloux, le romancier met en scène encore d'autres personnages dont le seul rôle actantiel dans le roman est d'évaluer le comportement du jésuite. Tel est le cas du vieux prêtre et du jeune diacre rencontrés après le second prêche, et dont Rieux cite les commentaires : «Le plus âgé ne cessa pas pour autant de commenter le prêche. Il rendit hommage à l'éloquence de Paneloux, mais il s'inquiétait des hardiesses de pensée que le père avait montrées. Il estimait que le prêche montrait plus d'inquiétude que de force, et, à l'âge de Paneloux, un prêtre n'avait pas le droit d'être inquiet[173]».

Othon, le juge d'instruction, est initialement mis en scène comme personnage antipathique. «Il crèvera tout habillé. Comme ça, pas besoin de toilette[174]», commente un personnage périphérique, le veilleur de nuit de l'hôtel qui «n'aime pas» le juge. Tarrou estime que les propos que le juge tient à ses enfants sont «distingués et hostiles[175]», tandis que Cottard va encore plus loin dans son jugement en affirmant que «C'est l'ennemi numéro un[176]». Ici encore l'évaluation porte aussi bien sur le personnage qui le prononce que sur celui qui est jugé. Ainsi la haine de Cottard prend sa source dans sa peur de la justice, tandis que Tarrou voit en Othon l'incarnation d'un ordre social qui repose sur la condamnation à mort et qu'il cherche à combattre. C'est l'évaluation de Tarrou qui permet au lecteur de transformer son antipathie en compassion : «Pauvre juge, murmura Tarrou en franchissant les portes. Il faudrait faire quelque chose pour lui. Mais comment aider un juge? [...] Tarrou dit de lui en effet qu'il n'avait pas eu de chance, sans qu'on pût savoir cependant s'il pensait à la mort ou à la vie du juge[177].

4.3. L'auto-évaluation du personnage

Complétant l'évaluation effectuée par le narrateur ou par les autres personnages un personnage peut également s'évaluer lui-même. Cette autoévaluation lui offre l'occasion de juger à la fois ses propres actions antérieures, présentes et futures, de même que de comparer son «être» passé à l'étape actuelle de son évolution. L'autoévaluation peut témoigner ainsi du progrès d'un personnage et de son appartenance à un système de valeur quelconque. Souvent elle permet au lecteur de comprendre les actions d'un personnage en montrant les motifs qui les ont engendrées, mais elle peut également prendre en charge le passé du personnage pour expliquer l'évolution qui en résulte. Tous ces éléments sont réunis dans le portrait du docteur Rieux qui se considère comme «un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l'injustice et les concessions[178]». Le personnage énumère lui-même les divers motifs de son attitude en se donnant à connaître comme citoyen honnête et respectueux des lois de la société. Expliquant son ardeur à exercer son métier, il évoque son passé : « c'était particulièrement difficile pour un fil d'ouvrier comme moi[179]». «L'essentiel était de bien faire son métier[180]», dit-il en argumentant en faveur d'une lutte contre la mort : «puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être il vaut mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait[181]». Athée, il se croit «sur le chemin de la vérité» : il s'intéresse à l'homme plutôt qu'à Dieu et plaide en faveur de la solidarité entre humains.

Tarrou de son côté évalue également son passé, son devenir professionnel et le progrès de son point de vue concernant la condamnation à mort. Il détermine le but de ses actions ainsi : «la seule chose qui m'intéresse, lui ai-je dit, c'est de trouver la paix intérieure [182]». Tarrou considère son apprentissage comme terminé et croit tout connaître de la vie. Il évalue également les jugements que certains autres personnages ont prononcés à son sujet : «d'ailleurs je ne suis pas fataliste. Je le lui ai dit[183]». Fatigué des mensonges, il approuve la sincérité et l'honnêteté comme valeurs suprêmes en affirmant : «la seule façon de ne pas être séparé des autres, c'était d'avoir une bonne conscience[184]». Ayant pour seule ambition de devenir un saint sans Dieu, il affirme que le chemin pour arriver à la paix est celui de la sympathie.

Cottard, connu pour ses opinions très libérales et sa méfiance à l'égard de la police, se définit non comme criminel mais comme quelqu'un qui s'occupe «d'affaires». Il évalue son passé avec beaucoup d'indulgence : « c'est une vieille histoire [...] Je croyait que c'était oublié. C'est une erreur. Tout le monde fait des erreurs. Et je ne peux pas supporter l'idée d'être enlevé pour ça, être séparé de ma maison, de mes habitudes, de tous ceux que je connais. [...] Il ne faut pas m'en vouloir[185]».

Rambert rapporte et commente aussi un fait du passé : son engagement dans la guerre d'Espagne. Evaluant à la fois une attitude précédente qu'il juge ultérieurement peu satisfaisante et une conduite actuelle qui reflète sa présente conviction, il prouve qu'il a évolué : «Je crois que je ne suis pas lâche, du moins la plupart du temps. J'ai eu l'occasion de l'éprouver. [...] Si je ne suis pas avec vous, c'est que j'ai mes raisons. Pour le reste, je crois que je saurais encore payer de ma personne. J'ai fait la guerre d'Espagne. Mais depuis j'ai un peu réfléchi [...] au courage. Maintenant je sais que l'homme est capable de grandes actions. Mais s'il n'est pas capable d'un grand sentiment, il ne m'intéresse pas[186]». Rambert évalue aussi son être présent[187] et son faire parfois contradictoires dans des circonstances spéciales. «Il n'avait pas été très fier de cette crise soudaine. Rieux dit qu'il comprenait très bien qu'on puisse agir ainsi[188]». En revanche Grand est un personnage qui s'autoévalue beaucoup moins et presque uniquement dans le domaine de son travail de romancier. Cherchant la perfection, il se montre souvent mécontent de son oeuvre, mais malgré ses difficultés dans le choix des mots il reconnaît : «je crois que je suis dans la bonne voie[189]». L'image que le lecteur se fait de lui se fonde premièrement non sur l'autoévaluation mais sur d'autres stratégies d'écriture comme nous le montrerons dans le chapitre qui suit.

4.4. L'évaluation par le lecteur

Dès l'introduction nous avons défini le lecteur comme l'ultime évaluateur du personnage romanesque. Dans un roman l'auteur met en scène des personnages pour médiatiser son parti pris idéologique qu'il cherche à faire accepter au lecteur. Il est donc incontestable que le roman est une sorte d'argumentation destinée à agir sur le lecteur et, en tant que tel, il cherche à prédéterminer le jugement de celui-ci. L'image de chaque personnage résulte ainsi d'un nombre de stratégies d'écriture conçues pour prévoir et gérer les réactions lectorales. Dans La Peste, comme dans la majorité des romans, ces procédés sont tellement complexes et si nombreux qu'il nous serait impossible de les traiter tous dans le cadre de ce travail. C'est pourquoi nous avons décidé de montrer ici sur l'exemple d'un seul personnage comment l'évaluation du lecteur est conditionnée par un ensemble de procédés d'écriture. Pour des raisons de représentativité notre choix a porté sur le portrait particulièrement riche de Joseph Grand.

Le premier portrait que le narrateur présente au lecteur montre Grand comme un vieillard nécessiteux cherchant sans cesse ses mots. Le métier du personnage et son lieu d'habitation font déjà partie de cette première version, permettant au lecteur de conclure à la position du personnage dans la hiérarchie sociale. Ce portrait s'enrichit au fur et à mesure le narrateur y ajoute les indices d'un travail mystérieux (la fatigue, les dictionnaires, les mots à moitié effacés sur le tableau noir, l'usage surprenant de certaines expressions banales, etc.) et l'ambition du personnage d'aider les autres. Ensuite le personnage intervient lui-même et, en tant qu'évaluateur de Cottard, il transmet indirectement certaines de ses convictions. Puis c'est le docteur Rieux qui évalue, cette fois-ci explicitement, le personnage : «Rieux comprit très vaguement qu'il s'agissait de quelque chose sur l'essor d'une personnalité. [...] le docteur s'aperçut qu'il pensait à Grand. [...] «C'est le genre d'homme qui est épargné dans ces cas-là.» [...] Et continuant d'y penser, le docteur trouvait à l'employé un air de petit mystère[190]». Ce jugement, le premier signe d'une indéniable sympathie, commence à transformer l'image de la simplicité et de l'insignifiance que le lecteur était jusqu'alors tenté de se donner du petit employé de la mairie. Cependant l'aspect physique ingrat, l'âge avancé et la position sociale particulièrement modeste du personnage laissent soupçonner qu'il ne puisse guère être le héros de l'histoire. A ce point le narrateur estime utile de faire appel à un des procédés les plus efficaces du captatio benevolentiae : la biographie du personnage. Le lecteur apprend ainsi l'injustice faite au personnage qui, faute d'aisance à s'exprimer, se voit contraint d'exercer une très humble fonction pendant toute sa vie : «lorsque vingt-deux ans auparavant, à la sortie d'une licence que, faute d'argent, il ne pouvait pas dépasser, il avait accepté cet emploi, où on lui avait fait espérer, disait-il, une «titularisation» rapide[191]». (Remarquons que le narrateur, citant Grand souvent au style indirect, ne justifie pas toujours la source de ses informations : il laisse seulement deviner qu'il s'agit d'une confidence que le personnage lui a faite en dehors du temps romanesque. Seule l'identité entre le narrateur et le docteur Rieux servira ultérieurement de légitimation de ce type de renseignement.) Le portrait de Grand s'enrichit cependant non seulement des détails concernant son physique mais aussi d'une contradiction entre l'apparence insignifiante de l'employé et son activité mystérieuse : «A première vue, en effet, Joseph Grand n'était rien de plus que le petit employé de mairie dont il avait l'allure. [...] Même pour un esprit non prévenu, il semblait avoir été mis au monde pour exercer les fonctions discrètes mais indispensables d'auxiliaire municipal temporaire à soixante-deux francs par jour[192]». Or, en faisant l'éloge des qualités morales de Grand, le narrateur fait petit à petit découvrir au lecteur un aspect plus extraordinaire de la personnalité celui-ci : «Dans un certain sens, on peut bien dire que sa vie était exemplaire. Il était de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments. [...] Il ne rougissait pas de convenir qu'il aimait ses neveux et sa soeur, [...] il reconnaissait que le souvenir de ses parents, morts alors qu'il était encore jeune, lui donnait du chagrin»[193]. En effet, face à la pensée dominante de la société que le narrateur et les personnages principaux désapprouvent, Grand incarne un système de valeur différent qui s'avère de plus en plus solide. Si à cause de ces procédés le lecteur éprouve une estime croissante pour le personnage, cette estime s'enrichira d'une compassion et d'une sympathie de plus en plus ardentes sous l'effet de la confidence que Grand fait à Rieux. Il s'agit des sentiments les plus intimes du personnage, de son amour et de son mariage. Le ratage de sa vie privée, commenté par le personnage lui-même, attache définitivement le lecteur à Grand. Les altérations et les retouches permanentes du portrait se font souvent par l'intermédiaire du docteur Rieux sur qui la perception est focalisée : «Au comptoir, Grand, à la surprise du docteur, commanda un alcool qu'il but d'un trait. [...] Grand parut s'animer, la chaleur et l'alcool passa dans sa voix[194]». La surprise du docteur montre que ce personnage évaluateur révise lui-même l'image qu'il avait de son interlocuteur et invite le lecteur à faire de même. En même temps le fait que Grand qui, d'habitude, mène une vie sobre et mesurée, boit maintenant de l'alcool dans un bar indique aussi la bizarrerie des circonstances. Un détail apparemment insignifiant, qui pourrait facilement échapper au lecteur, s'il n'était pas évalué aussitôt est ainsi désigné à l'attention du lecteur. Orientant l'évaluation du lecteur, Rieux avance diverses hypothèses sur Grand et le travail mystérieux de celui-ci. L'image initiale du petit fonctionnaire subit ainsi plusieurs transformations : le portrait de l'insignifiance sera d'abord retouché en faveur de celui du mystère, ensuite Rieux soupçonne en Grand l'auteur d'une oeuvre volumineuse, mais inconnue, avant de découvrir qu'il ne s'agit que d'une seule phrase tout le temps remaniée.

Parmi les procédés d'écriture constituant l'image de Grand nous retrouvons aussi le faire du personnage, soutenu des commentaires évaluants du narrateur. La bonne volonté du personnage se chargeant des petits travaux fait d'une part appel au système de valeur du lecteur : nous savons tous que travailler pour le bien collectif est un acte noble tandis que refuser la collaboration peut relever de la lâcheté. D'autre part le narrateur commente la conduite de Grand en termes élogieux : «de ce point de vue, et plus que Rieux ou Tarrou, le narrateur estime que Grand était le représentant réel de cette vertu tranquille qui animait les formations sanitaires. [...] Oui, c'est vrai que les hommes tiennent à proposer des exemples et des modèles qu'ils appellent héros, et s'il faut absolument qu'il y en ait dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant qui n'avait pour lui qu'un peu de bonté au coeur et un idéal apparemment ridicule[195]». L'évaluation du lecteur concernant la conduite sociale de Grand se modifie également au cours du récit. Ainsi quand Rieux confie à Grand ses inquiétudes pour la santé de sa femme, cet acte de confiance confirme la situation de l'employé situé auparavant plutôt sur les marges de la hiérarchie romanesque. Un autre procédé d'écriture destiné à inciter la sympathie du lecteur consiste à faire subir la maladie au personnage. Ceci offre l'occasion d'une des scènes les plus attendrissantes du roman, où Grand renonce à la vie en faisant symboliquement brûler son manuscrit. Le rétablissement inespéré du personnage achève l'évolution de l'image de celui-ci aux yeux du lecteur. Sa survie représente la victoire des valeurs qu'il incarnait au milieu de la peste : elle prouve au lecteur la validité de l'idéologie qui sous-tend le roman.

5. Conclusion

On a vu que même si la critique moderne se mène volontiers au nom de quelque démystification et tâche de dénuder le contrat de croyance, ce dernier reste ostensiblement consubstantiel au genre romanesque. Comme l'affirme Daniel Bougnoux, «quand on ne veut pas se faire avoir, cette disposition n'est guère favorable au roman [196]». Grâce à nos expériences quotidiennes on établit facilement le rapport entre le comportement social du personnage et sa place occupée dans la hiérarchie du roman. Ainsi les relations du personnages avec les comparses ou les adversaires, le succès ou l'échec de ses entreprises, l'évolution ou le déclin de ses compétences nous permettent de conclure à son intégration à ou exclusion de la société romanesque. En même temps la réussite ou le ratage de cette intégration peut comporter un jugement idéologique concernant la société telle qu'elle est représentée dans l'oeuvre. De même que le personnage, elle est aussi objet d'une évaluation normative dans le roman. «Notre vision du personnage, écrit Vincent Jouve, dépend d'abord (avant son portrait physique et moral) de la façon dont il nous est présenté par le texte[197]». Il s'agit donc d'un système de valeurs intrinsèque qui sous-tend l'oeuvre et qui sert de point de repère au lecteur, plus que son propre système de valeurs. Cette idéologie partout présente dans le roman peut être plus ou moins explicitée : on peut distinguer des cas différents qui vont sur l'échelle de l'intervention maximale du narrateur pour orienter l'évaluation du lecteur jusqu'à l'autonomie complète de celui-ci.

Bibliographie

I.) Le corpus

1- Oeuvre du corpus

2- Oeuvres de référence

II.) Livres et articles sur le corpus

1- Livres sur Albert Camus et son oeuvre

2- Colloques et receuils d'articles consacrés à Albert Camus et son oeuvre

III.) Appareil théorique

1- Théorie du genre et du personnage romanesques

2- Sociologie de la littérature et analyse du discours littéraire

3- Théorie de la lecture littéraire



[1] Tzvetan Todorov, Poétique de la prose op.cit., p.49.
[2] P. Zumthor, La lecture sociologique du texte romanesque, op.cit., p.110.
[3] J. Gilbert, La lecture sociologique du texte romanesque, op.cit., p.115.
[4] M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman.
[5] P.-L. Rey, Quelques réflexions sur la représentation visuelle des personnages de roman dans : Personnage et histoire littéraire, Actes du colloque de Toulouse, op. cit. p.123.
[6] L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, op.cit., p.24.
[7] L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, op.cit., p.30.
[8] Voir Vincent Jouve : «même si la fonction référentielle du texte impose au lecteur la nécessité de se représenter, dès la première occurrence, le personnage comme un être distinct et autonome, l'identité de ce dernier ne se construit que progressivement au travers de processus relativement complexes. L'image du personnage est l'objet d'enjeu : c'est à travers son développement que passe la communication», L'Effet-personnage, op.cit., p.50.
[9] Ibid., p.17.
[10] U. Eco , Lector in fabula, op.cit., p.206.
[11] C. Duchet, Lectures sociocritiques, op. cit., p.217.
[12] C. Duchet, Lectures sociocritiques, op.cit., Introduction.
[13] P.-L. Rey, Le Roman, op.cit., p.58.
[14] L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, op.cit., p.35.
[15] Ibid., p.33.
[16] Ibid., p.55.
[17] Roland Barthes décrit ainsi ce phénomène dans Le Degré zéro de l'écriture : «Cette sorte de distorsion posée par le temps entre l'écriture et la lecture est le défi même de ce que nous appelons littérature : l'oeuvre lue est anachronique et cet anachronisme est la question capitale qu'elle pose au critique : on arrive peu à peu à expliquer une oeuvre par son temps ou par son projet, c'est-à-dire à justifier le scandale de son apparition ; mais comment réduire celui de sa survie? [op.cit., p.106.]
[18] D. Bougnoux, Personnage et histoire littéraire, op.cit., p.190.
[19] V. Jouve, L'Effet-personnage, op.cit., p.34.
[20] U. Eco, Lector in fabula, op.cit., p.61.
[21] V. Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p.34.
[22] M. Picard, La lecture comme jeu, op.cit., p. 241.
[23] V. Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p.36.
[24] U. Eco, Lector in fabula
[25] U. Eco, Lector in fabula, op.cit., p.94.
[26] Michael Riffaterre, op. cit. p.9.
[27] Michel Picard, La Lecture comme jeu, p.9.
[28] Michael Riffaterre, ,p.99.
[29] Philippe Hamon, Texte et idéologie, pp. 54-55: «Ces opérations, sans doute, se sollicitent, se proposent au lecteur à l'occasion et à partir de certaines structures ou appareils textuels particuliers inscrits à l'oeuvre elle-même. [...]Et cette nécessité formelle est si forte que le lecteur cherche instinctivement cette hiérarchie, même dans les oeuvres dont la composition est relâchée, et qu'il demeure insatisfait quand, en comparaison des autres et de l'action, la figuration du personnage principal ne correspond pas au «rang» qui serait conforme à sa place dans la composition.»
[30] U. Eco, Les limites de l'interprétation, op. cit., pp. 17-18.
[31] V. Jouve, L'Effet personnage, op. cit., p.14.
[32] U. Eco, Les limites de l'interprétation, op. cit., p.23.
[33] P. Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p.22.
[34] H. Mitterand, Le Discours du roman, op. cit., 216 p.
[35] V. Jouve, L'Effet personnage, op. cit., p.17.
[36] A. Camus, La Peste, op. cit., p.14.
[37] A. Camus, La Peste, op. cit., p.14.
[38] Camus, La Peste, op. cit., 44 p.
[39] Camus, La Peste, op. cit., 440 p.
[40] Camus, La Peste, op. cit., 131p.
[41] Camus, La Peste, op. cit., 124 p.
[42] Camus, La Peste, op. cit., 215 p.
[43] Camus, La Peste, op. cit., 28-29 pp.
[44] Camus, La Peste, op. cit., 108 p.
[45] Camus, La Peste, op. cit., 29 p.
[46] Camus, La Peste, op. cit., 273 p.
[47] R. Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, op.cit. 25-32 p.
[48] P. Hamon, Texte et idéologie, op.cit., 54 p.
[49] L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, op.cit., 24-25 pp.
[50] V. Jouve, L'Effet-personnage, op.cit., 102 p.
[51] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit. ,105 p.
[53] Camus, La Peste, op. cit., .33 p.
[54] Camus, La Peste, op. cit., 18 p.
[55] Camus, La Peste, op. cit., 19 p.
[56] Camus, La Peste, op. cit., 24 p.
[57] Camus, La Peste, op. cit., 258 p.
[58] Camus, La Peste, op. cit., 24 p.
[59] Camus, La Peste, op. cit., p.
[60] Camus, La Peste, op. cit., 91 p.
[61] Camus, La Peste, op. cit., 24 p.
[62] Camus, La Peste, op. cit., 18 p.
[63] Camus, La Peste, op. cit., 47 p.
[64] Camus, La Peste, op. cit., 32 p.
[65] Camus, La Peste, op. cit., 179 p.
[66] P.-L. Rey, Le Roman, op. cit., 67 p.
[67] Camus, La Peste, op. cit., 83 p.
[68] Camus, La Peste, op. cit., 110 p.
[69] Camus, La Peste, op. cit., 218-234 pp.
[70] Camus, La Peste, op. cit., 47 p.
[71] Camus, La Peste, op. cit., 17 p.
[72] Camus, La Peste, op. cit., 24 p.
[73] Camus, La Peste, op. cit., 36 p.
[74] Camus, La Peste, op. cit., 47 p.
[75] Camus, La Peste, op. cit., 55 p.
[76] Camus, La Peste, op. cit., 137 p.
[77] Camus, La Peste, op. cit., 193 p.
[78] Camus, La Peste, op. cit., 101 p.
[79] Camus, La Peste, op. cit., 28 p.
[80] A.Camus, La Peste, op. cit., 28 p.
[81] A. Camus, La Peste, op. cit., 175-177 pp.
[82] P. Hamon, Texte et idéologie, op.cit., 88 p.
[83] A.Camus, La Peste, op. cit., 267 p.
[84] A.Camus, La Peste, op. cit., 186 p.
[85] A.Camus, La Peste, op. cit., 16 p: «Le docteur regardait le visage tourné vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieux, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste.»
[86] A.Camus, La Peste, op. cit., 81 p.
[87] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit. 11 p.
[88] A.Camus, La Peste, op. cit., 155 p.
[89] A.Camus, La Peste, op. cit., 190 p.
[90] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit., 125 p.
[91] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit., 128 p.
[92] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit. 134 p.
[93] A.Camus, La Peste, op. cit., 24 p.
[94] A.Camus, La Peste, op. cit., 48-49 pp.
[95] A.Camus, La Peste, op. cit., 128 p.
[96] A.Camus, La Peste, op. cit., 46 p.
[97] A.Camus, La Peste, op. cit., 48 p.
[98] A.Camus, La Peste, op. cit., 19 p.
[99] A.Camus, La Peste, op. cit., 45 p.
[100] A.Camus, La Peste, op. cit., 130 p.
[101] A.Camus, La Peste, op. cit., 263 p.
[102] A.Camus, La Peste, op. cit., 279 p.
[103] A.Camus, La Peste, op. cit., 229 p.
[104] A.Camus, La Peste, op. cit., 277 p.
[105] A.Camus, La Peste, op. cit., 134 p.
[106] A.Camus, La Peste, op. cit., 101 p.
[107] A.Camus, La Peste, op. cit., 90-91 pp.
[108] A.Camus, La Peste, op. cit., 91 p.
[109] A.Camus, La Peste, op. cit., 91 p.
[110] A.Camus, La Peste, op. cit., 92 p.
[111] A.Camus, La Peste, op. cit., 202 p.
[112] A.Camus, La Peste, op. cit., 203 p.
[113] A.Camus, La Peste, op. cit., 202 p : «Chose curieuse encore, il ne disait plus «vous», mais «nous».
[114] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit. 204 p.
[115] A.Camus, La Peste, op. cit., 150 p.
[116] A.Camus, La Peste, op. cit., 63 p.
[117] A.Camus, La Peste, op. cit., 86 p.
[118] A.Camus, La Peste, op. cit., 184-185 pp.
[119] A.Camus, La Peste, op. cit., 126 p.
[120] A.Camus, La Peste, op. cit., 140 p.
[121] A.Camus, La Peste, op. cit., 200 p.
[122] A.Camus, La Peste, op. cit., 234 p.
[123] A.Camus, La Peste, op. cit., 132p.
[124] A.Camus, La Peste, op. cit., 177 p.
[125] P.Hamon, Texte et idéologie, op.cit., 185-186 pp.
[126] A.Camus, La Peste, op. cit., 19 p.
[127] A.Camus, La Peste, op. cit., 151,191 pp.
[128] A.Camus, La Peste, op. cit., 198 p.
[129] A.Camus, La Peste, op. cit., 200 p.
[130] A.Camus, La Peste, op. cit., 202 p.
[131] A.Camus, La Peste, op. cit., 204-205 pp.
[132] A.Camus, La Peste, op. cit., 180 p.
[133] A.Camus, La Peste, op. cit., 147 p.
[134] A.Camus, La Peste, op. cit., 188 p.
[135] A. Camus, La Peste, op.cit., 11p.
[136] A. Camus, La Peste, op.cit., 30p.
[137] A. Camus, La Peste, op.cit., 30p.
[138] A. Camus, La Peste, op.cit., 12p.
[139] A. Camus, La Peste, op.cit., 41p.
[140] A. Camus, La Peste, op.cit., 124p.
[141] A. Camus, La Peste, op.cit., 90-91 pp.
[142] A. Camus, La Peste, op.cit., 71p.
[143] A. Camus, La Peste, op.cit., 249p.
[144] A. Camus, La Peste, op.cit., 59p.
[145] A. Camus, La Peste, op.cit., 46p.
[146] A. Camus, La Peste, op.cit., 117p.
[147] A. Camus, La Peste, op.cit., 188p.
[148] A. Camus, La Peste, op.cit., 84p.
[149] A. Camus, La Peste, op.cit., 85p.
[150] A. Camus, La Peste, op.cit., 29p.
[151] A. Camus, La Peste, op.cit., 222p. : «Oui, j'ai de l'amitié pour vous. Mais jusqu'ici le temps nous a manqué.»
[152] A. Camus, La Peste, op.cit., 124p.
[153] A. Camus, La Peste, op.cit., 177p.
[154] A. Camus, La Peste, op.cit., 277p.
[155] A. Camus, La Peste, op.cit., 28p.
[156] A. Camus, La Peste, op.cit., 136p.
[157] A. Camus, La Peste, op.cit., 144p.
[158] A. Camus, La Peste, op.cit., 185p.
[159] A. Camus, La Peste, op.cit., 185p.
[160] A. Camus, La Peste, op.cit., 54p.
[161] A. Camus, La Peste, op.cit., 55-56 pp.
[162] A. Camus, La Peste, op.cit., 175-178 pp.
[163] A. Camus, La Peste, op.cit., 175-179 p.
[164] A. Camus, La Peste, op.cit., 274 p.
[165] A. Camus, La Peste, op.cit., 46-47 pp.
[166] A. Camus, La Peste, op.cit., 99p.
[167] A. Camus, La Peste, op.cit., 128p.
[168] A. Camus, La Peste, op.cit., 196 p.
[169] A. Camus, La Peste, op.cit., 119 p.
[170] A. Camus, La Peste, op.cit., 110 p.
[171] A. Camus, La Peste, op.cit., 189 p.
[172] A. Camus, La Peste, op.cit., 208 p.
[173] A. Camus, La Peste, op.cit., 207 p.
[174] A. Camus, La Peste, op.cit., 110 p.
[175] A. Camus, La Peste, op.cit., 110 p.
[176] A. Camus, La Peste, op.cit., 137 p.
[177] A. Camus, La Peste, op.cit., 219-244 pp.
[178] A. Camus, La Peste, op.cit., 19 p.
[179] A. Camus, La Peste, op.cit., 120 p.
[180] A. Camus, La Peste, op.cit., 44 p.
[181] A. Camus, La Peste, op.cit., 121 p.
[182] A. Camus, La Peste, op.cit., 132 p.
[183] A. Camus, La Peste, op.cit., 33 p.
[184] A. Camus, La Peste, op.cit., 179 p.
[185] A. Camus, La Peste, op.cit., 147 p.
[186] A. Camus, La Peste, op.cit., 140-150 p.
[187] A. Camus, La Peste, op.cit., 82 p : «Je n'était pas mis au monde pour faire des reportages. Mais peut-être ai-je été mis au monde pour vivre avec une femme».
[188] A. Camus, La Peste, op.cit., 185 p.
[189] A. Camus, La Peste, op.cit., 97 p.
[190] A. Camus, La Peste, op.cit., 97 p.
[191] A. Camus, La Peste, op.cit., 47 p.
[192] A. Camus, La Peste, op.cit., 47 p.
[193] A. Camus, La Peste, op.cit., 49 p.
[194] A. Camus, La Peste, op.cit., 97 p.
[195] A. Camus, La Peste, op.cit., 126-129 pp.
[196] D. Bougnoux, Personnage et histoire littéraire, op.cit., 187 p.
[197] V. Jouve, L'Effet personnage, op.cit., 15 p.



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