PALIMPSZESZT
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Koncz Beatrix:
végzett bölcsész - Szegedi Tudományegyetem BTK

Conte, monde de la merveille
Mese avagy a csodák világa

Introduction

Les auteurs des contes se donnent comme objectif non seulement d’amuser et de divertir permettant ainsi aux lecteurs et aux auditeurs de s’évader du quotidien, du réel mais encore de leur fournir des leçons exemplaires.

Qui n’a jamais entendu ou lu des contes dans son enfance? On associe effectivement volontiers les contes au monde des enfants. Mais ce n’est que depuis le XVIIe siècle qu’on les raconte aux enfants. Dans les sociétés traditionnelles, les contes s’adressent plutôt aux adultes. Ces histoires merveilleuses, qui peuvent nous accompagner tout au long de notre vie, ne sont donc pas exceptionellement réservées aux enfants. Nous pourrions mentionner à cet égard plusieurs oeuvres (le Conte des Mille et Une nuits, les contes d’Hoffmann ou encore ceux des frères Grimm) ayant un univers merveilleux, avec des fées et des monstres, avec le Bien et le Mal mais poursuivant toujours une vocation éducative.

Dans le présent article, nous envisageons de remonter au Moyen Âge dans l’histoire des contes et de créer une image sur le rôle et la nature de la merveille à partir d’un célèbre conte de l’époque, le Conte du Graal[1] de Chrétien de Troyes.

Merveille

Nature et rôle de la merveille

La littérature du Moyen Âge est pleine de mystères pour l’homme moderne qui essaie, malgré toutes les difficultés, de déchiffrer les messages souvent énigmatiques de ces textes riches en symboles et en allégories.

Le Moyen Âge est un monde dominé par la merveille[2] . La merveille provoque un sentiment d’étonnement dans le cœur des lecteurs. Nous croyons que c’est le narrateur qui influence le cours des événements mais il nous paraît aussi que c’est souvent le héros qui en dirige la réception. En parlant du lecteur, il faut bien préciser que le lecteur moderne ne peut pas être identifié exactement à « un public dont les croyances […] différaient des nôtres »[3] . C’est ce qui rend intéressante la théorie de la réception car les lecteurs modernes (dont nous faisons partie) ne réfléchissent pas de la même façon que les lecteurs du Moyen Âge ou encore que les personnages de l’œuvre. Cela dit, si le narrateur effectue bien son rôle, l’œuvre provoquera des instants inoubliables pour tout le monde. Daniel Poirion appelle ce phénomène « distanciation culturelle ». Il parle d’une rupture qui se trouve dans le monde présenté (et qui se trouve aussi dans notre époque). Selon lui, dans la littérature médiévale, on trouve des emprunts soit à une tradition lointaine, exotique (le Conte des Mille et une Nuits), soit à une tradition autochtone (dit non littéraire). C’est l’emprunt à une autre tradition qui permet de sortir des normes morales, sociales ou scientifiques de rencontrer des merveilles qui viennent souvent d’ailleurs et qui « s’organisent sous notre regard critique comme les éléments d’un autre système culturel »[4] . C’est cette distanciation qui fait naître l’étonnement. Cet étonnement vient de la rencontre avec l’objet d’un désir ou d’une crainte que la réalité ne peut pas offrir habituellement. Ce décalage culturel, qui apparaît entre mythologie antique et les légendes celtiques ainsi que tout simplement entre une culture savante et une culture dite populaire, existe à la fois dans le temps et dans l’espace. Au Moyen Âge, seules existent les merveilles comme univers d’objets qui fait ouvrir grands les yeux :


De tot ce se mervoille trop
Li vaslez, qui ne l’ot apris.
       (v. 3334-3335)

Merveille quotidienne

Le Moyen Âge est une époque fortement influencée par le merveilleux chrétien. Selon nous, la merveille quotidienne correspond au merveilleux chrétien. Les hommes du Moyen Age étaient héritiers non seulement de mythes et de traditions venus d’un passé lointain, mais en même temps ils étaient fortement imprégnés d’une vision chrétienne du monde qui organisait très rigoureusement ses relations avec le surnaturel ou le fantastique. Une vie parallèle de traditions culturelles diverses a inspiré les écrivains pendant de très longs siècles. Les romanciers donnaient une description réelle du mode de vie médiéval : des guerres, des châteaux, des chasses, des tournois, tout en essayant de créer une harmonie entre les mythes d’origine païenne et les prescriptions de la vie religieuse. Le merveilleux chrétien, souvent appelé « surnaturel », repose sur un postulat clairement exprimé par Saint Luc (I, 37) : « rien n’est impossible à Dieu. » La merveille, le miracle relèvent ici de l’acte de foi. On ne cherche pas à les expliquer, on les reçoit comme un message, on y voit la trace de la toute-puissance divine. On y trouve la marque des interventions de Dieu dans notre monde. Quand la chance ou la malchance procède de Dieu, cela ne provoque pas l’étonnement. Toutes les merveilles quotidiennes relèvent d’un merveilleux traditionnel dont l’intention est politique : il faut faire connaître la puissance de Dieu, provoquer des conversions. L’Église usa des merveilles pour parvenir à ces fins. Le merveilleux est à la fois une propagande missionnaire, la défense de la foi et une arme politique. Les milieux religieux contribuent à l’élaboration des légendes.

La merveille quotidienne est donc fortement liée à la religion. Il existe plusieurs types de merveilles acceptés par l’Église. Ces merveilles surgissent dans les paroles religieuses, sur les tableaux au thème religieux : la métamorphose du corps en un autre homme, la communication avec Dieu. Le christianisme n’a pas beaucoup créé dans le domaine du merveilleux. Il s’est trouvé en face et il devait prendre position. « Le surnaturel, le miraculeux, qui sont le propre du christianisme semblent différents de nature et de fonction du merveilleux même s’ils ont marqués de leur empreinte ce merveilleux chrétien. »[5] Le merveilleux est souvent renfermé dans les croyances, dans les héritages culturels anciens, si bien que dans la littérature, c’est presque toujours un merveilleux aux racines préchrétiennes que l’on trouve. Ces merveilleux chrétiens, nous pouvons les appeler miracles.

Merveille symbolique

Les romans du Moyen Âge foisonnent en merveilles, en objets aux sens multiples : voir les œuvres de Chrétien de Troyes. Le Blanc Cerf dans Erec et Enide garde par sa valeur la fonction de guide merveilleux vers l’Autre Monde. Même le choix du lion par Yvain est symbolique. Yvain choisit la loyauté contre la trahison. Chrétien de Troyes dans ses œuvres utilise plusieurs signes de la merveille: les repas, les couleurs, le passage de l’eau, la coupe, le château merveilleux.

Dans ce qui suit, nous allons présenter les catégories symboliques qui alternent en général les oeuvres médiévales. Tout d’abord, les nombres. Ils ont une valeur symbolique. A la base de ce symbolisme se trouve la thèse un/multiple et pair/impair. Les nombres pairs symbolisent surtout le monde terrestre comme Jacques Ribard[6] le remarque : ces chiffres sont caractérisées par une sorte d’imperfection ontologique. Nous pouvons dire que les chiffres 6, 12 et les chiffres pairs sont ceux des hommes. Quant aux nombres impairs, ils sont les symboles de la pureté et de la perfection, ils sont les chiffres de Dieu. Cette opposition pair/impair se manifeste clairement dans Le Conte du Graal. Gauvain est présenté comme “voué au deux”: il porte deux écus, il aura affaire avec les deux filles Tiebaut ( qui portast deus escuz v.4977, Avuec les deus filles Tiebaut v.4991 ). Cette relation constante avec le signe du double souligne son incapacité à dépasser sa condition humaine, parfois matérielle, corruptible. Par contre, Perceval est plutôt attiré par les nombres impairs qui sont les nombres dominants dans Le Conte du Graal. Il rencontre au début de l’histoire cinq chevaliers qui cherchent cinq autres compagnons et trois jeunes filles.


Li chevaliers, si li demande:
«Veїs t uhui an ceste lande
Cinc chevaliers et trois puceles?»
      (v. 183-185)

Chrétien de Troyes utilise plusieurs fois le chiffre cinq qui peut bien marquer l’homme imparfait animé d’une soif de perfection et d’absolu. La mystique des nombres relève des théories intéressantes mais elle n’est pas en relation directe avec la merveille. L’auteur utilise des nombres bien symboliques mais le personnage ou bien le lecteur ne s’étonnent point.

C’est la même chose avec les couleurs, l’opposition noir/blanc et ombre/lumière est fortement accentuée dans les œuvres médiévales. Les couleurs annoncent l’arrivée de quelque chose de merveilleux. Dans Le Conte du Graal, les deux couleurs les plus symboliques sont le blanc et le vermeil. L’association de ces deux couleurs est présentée dès le début de l’histoire. L’épisode des gouttes de sang sur la neige devient un épisode central et bien symbolique grâce aux couleurs. Les couleurs apparaissent encore dans les descriptions des vêtements. Le costume de Blanchefleur est décrit en ces termes :


Ses mantiaus fu et ses blïauz
D’une porpe noire, estelle
De voir, et n’ert mie pelee
La pane, qui d’ermine fu.
D’un sebelin noir et chenu,
Qui n’estoit trop lons ne trop lez,
Fu li mantiaus au col orlez.
       (v.1798-1804)

Cela implique que les couleurs brillantes, l’or et l’argent sont des symboles de la richesse, du bonheur et de la gentillesse tandis que le jaune, la couleur rousse et terne sont associées au malheur, à la méchanceté. Ce n’est donc pas un hasard si la laide demoiselle arrive sur une mule fauve et si elle est décrite ainsi :


A deus treces tortes et noires
[…]
Einz ne veїstes si noir fer
Come ele ot le col et les mains.
       (v. 4615, 4620-4621)

Cette description souligne le désenchentement. Les deux couleurs (noir et blanc) sont souvent associées chez Chrétien de Troyes. La coexistence apparaît aussi par l’association de l’ivoire (blanc) et de l’ébène (noir). Le lecteur attentif peut sans doute découvrir le caractère étonant et étrange de cette association perpétuelle de couleurs. Les couleurs ont en fait un pouvoir poétique pour Chrétien de Troyes. Il souligne par les couleurs l’apparition de la merveille ainsi que l’élection des deux héros (Perceval et Gauvain) qui deviennent « chevaliers vermeils ».

Les couleurs (noir, blanc, rouge) ne sont pas choisies au hasard, elles sont les seules couleurs qui comptent du point de vue sociologique et symbolique. Le Moyen Âge n’aime pas les pastels, les demi-teints, sont utilisées des couleurs vives, pures et lumineuses.


Mes que diroie de la nape?
Legaz ne chardonaus ne pape
Ne manja onques sor si blanche.
       (v. 3277-3279)

Toutefois, le but de notre travail est de souligner les merveilles qui émerveillent directement le héros et le lecteur et qui ont en même temps une signification symbolique.

Le symbolisme apparaît aussi au niveau des vêtements que Perceval porte. Le choix du vêtement fait partie de l’initiation chevaleresque et exprime une métamorphose intérieure :


De chanevaz grosse chemise
Et braies faites a la guise
De Gales,
       (v. 499-501)

Plus loin, on peut lire les lignes suivantes :


Chemise et braies de cheinsil
Et chauces taintes an bresil
Et cote d’un drap de soie inde,
Qui fu tissuz et fez an Inde.
       (v.1601-1604)

La symbolique des armes et des montures occupe également une place importante dans l’œuvre. « Les vêtements, les armes et les montures illustrent et expriment les différentes étapes par lesquelles l’homme doit passer. »[7] L’épée et la lance sont des armes chevaleresques s’opposant à l’arc et aux flèches, armes primitives. Il ne faut pas oublier l’anneau comme symbole de fidélité, objet qui assure à son porteur une protection magique.


De l’anel prandre vos doing gié,
Et de l’aumosniere congié.
       (v. 555-556)

L’an n’aporte mie a dangier
Les més le vin a la table
Qui sont plaisant et delitable.
       (v. 3312-3314)

A cela s’ajoute le caractère merveilleux et symbolique des repas. Le premier repas de Perceval est un vol. En arrivant pour la première fois à la cour d’Arthur, il trouve le roi et ses chevaliers à table. Au château du roi Pêcheur, il s’émerveille du luxe et de l’abondance des repas. Gauvain participe aussi à un festin similaire au château des Reines. Les repas constituent en fait un moment essentiel de la vie sociale. Le repas copieux (épices, fruits exotiques, etc.) signale le rang social. L’abondance et la rareté font appel au caractère merveilleux. Il faut encore ajouter que les repas ont une autre fonction symbolique : aider l’évolution du héros. Pour illustrer cette fonction, nous analysons le cas de Perceval. Au début, Perceval est caractérisé par la gloutonnerie (le vol des pâtés), chez le roi Pêcheur, il déguste encore tout ce qui est servi : « [Perceval] s’antant a boivre et a mangier ». Mais le jeûne marque son évolution vers une dimension spirituelle qui lui permettra d’accéder au mystère du Graal. Le miroir, la fontaine, les arbres quant à eux sont les objets de la connaissance

Selon Jean Frappier, le « Graal de Chrétien est en devenir tout comme son héros et […] les semblances successives de l’objet merveilleux correspondent au niveau moral qu’atteint Perceval à des étapes différentes de son évolution[8] ». Dans Le Conte du Graal, il est incontestable que les deux objets qui attirent l’attention de Perceval et du lecteur sont la Lance et le Graal. La Lance est une arme chevaleresque qui représente la force de spiritualisation et tient au régime diurne. Le Graal, symbole de la souveraineté, symbolise la découverte des valeurs intérieures, de la méditation et de la réflexion. Toutefois il est impossible d’en parler avec certitude, car on ignore son origine, son sens premier. Il s’agit en effet d’une semblance d’un objet qui est variable selon le texte. Il est une vraie merveille.


[quand la fille entre dans la salle aved le Graal]
Une si granz clartez i vint
Qu’ausi perdirent les chandoiles [...]
       (v. 3226-3227)

Le rôle de la merveille : la compensation et l’accomplissement

Une fois la merveille décrite, nous nous proposons d’examiner sa fonction dans le récit. Nous voudrions savoir pourquoi elle a été produite, à quoi elle a servi et quelle demande elle a satisfaite. Nous nous proposons de présenter deux possibilités : la compensation et l’accomplissement.

La merveille est un contrepoids à la banalité et à la régularité quotidiennes. Dans le Moyen Âge, une grande partie des merveilles apparaissent dans un univers à l’envers, un lieu imaginaire comme le château du roi Pécheur dans Le Conte du Graal. L’auteur fait allusion à l’Autre monde parce que Perceval ne remarque pas le château tout de suite. Le lecteur se rend compte du fait que le héros est dans un monde à l’envers puisque Perceval devrait poser une question et non pas garder le silence.

Les compensations peuvent apparaître sous plusieurs formes telles que l’abondance alimentaire, la nudité, la liberté sexuelle, l’oisiveté. Dans Le Conte du Graal, nous trouvons un exemple excellent d’abondance alimentaire:


Li mangiers fu et biaus et buens;
De toz les més que roi ne cuens
Ne anperere doie avoir
Fu li prodon serviz le soir,
Et li vaslez ansanble o lui.
       (v. 3315-3319)

La hantise du non-travail, le merveilleux de l’oisiveté fonctionnent aussi comme une sorte de compensation. Ce n’est pas un hasard. Nous avons déjà vu que c’est l’abondance, la clarté, la pureté, le luxe qui caractérisent la merveille. De ce point de vue, nous pouvons donc considérer la merveille comme une sorte de résistance à l’idéologie officielle du christianisme.

La merveille, de même que l’aventure, est aussi une sorte d’accomplissement des désirs secrets reformulés sous mille manifestations différentes. La merveille apparaît comme une riposte de l’imaginaire à la vision chrétienne et officielle. Chrétien de Troyes est soucieux de l’accomplissement social de ses héros. Il croit au mariage et il n’aime pas les bagarres. Dans ses romans, il essaie de dire qu’il faut arrêter de se battre et qu’il faut commencer à s’occuper de sa femme, de ses terres et prétendre à atteindre une vie spirituelle.

Perceval fait un long chemin pour devenir un chevalier accompli, pour être au niveau de Gauvain (chevalier par excellence). Toutes les merveilles qui croisent son chemin servent à acquérir cet état. Gauvain est le seul à respecter la méditation de Perceval : il utilise le verbe « penser » tandis que les autres utilisent « dormir ».


- Sire, font il, fors de cest ost
Avons veü un chevalier
Qui somoille sor son destrier.
       (v. 4224-4226)

En outre, la merveille, dans Le Conte du Graal, est liée au savoir. Elle intervient souvent dans le domaine de la connaissance de soi. L’exemple précédent en est une bonne illustration. Perceval commence à voir le sens des choses, il est pour la première fois dans un état de contemplation.

Théorie de la surprise ou théorie de l’évidence

En général, on appelle merveille ce qui éloigne du cours ordinaire des choses. La merveille qui suggère l’émerveillement, est proche d’autres termes tels que fantastique, surnaturel, étrange, irréel, mystérieux. Dans le monde des contes, on ne peut pas ne pas poser la question : est-ce le produit de l’imagination ou bien s’agit-il de la réalité ? On se trouve dans un monde où, selon Tzvetan Todorov[9] , se produisent des éléments qui ne peuvent s’expliquer par les lois de ce monde. On se demande si les diables, les fées existent réellement ou bien sont des êtres imaginaires ? Le concept du fantastique est étroitement lié au sujet du merveilleux et de la réalité. « Un récit fantastique, […] aime nous présenter, habitant le monde réel où nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l’inexplicable. »[10] Nous sommes dans un état d’incertitude, nous hésitons entre le réel et l’imaginaire. L’hésitation todorovienne est sans doute l’une des approches les plus rigoureuses de la littérature fantastique. Aux yeux de Tzvetan Todorov : « Le fantastique [...] ne dure que le temps d’une hésitation : hésitation commune au lecteur et au personnage, qui doivent décider si ce qu’ils perçoivent relève ou non de la « réalité » telle qu’elle existe pour l’opinion commune. Á la fin de l’histoire, le lecteur prend toutefois une décision, il opte pour l’une ou l’autre solution et par lui-même sort du fantastique. S’il décide que les lois de la réalité demeurent intactes et permettent d’expliquer les phénomènes décrits, nous disons que l’œuvre relève d’un autre genre : l’étrange. Si au contraire il décide qu’on doit admettre de nouvelles lois de la nature, par lesquelles le phénomène peut être expliqué, nous entrons dans le domaine du merveilleux.»[11]

Le fantastique implique « une intégration du lecteur au monde des personnages »[12] . L’hésitation, qui est la première condition du fantastique, donnne une fonction au lecteur. Il devient un lecteur « implicite » du texte. En fait, nous pourrions dire que le merveilleux, le fantastique, l’étrange désignent le même phénomène, mais selon des points de vue différents. Dans cet article, nous essayons d’examiner les réactions des différents personnages aux surprises de la merveille et aussi celles du lecteur moderne. Il peut arriver que quand tout se passe normalement dans le récit llecteur ne perçoive qu’obscurément l’essence de l’histoire et s’adonne au charme de la narration. Mais vient un passage insolite des choses, une aventure énigmatique. Le personnage médiéval est habitué à voir la réalité derrière ds phénomènes cependant que le lecteur devient pensif et se met alors à chercher la signification profonde des choses.

L’homme médiéval voit les rapports non-logiques entre les différents aspects de la vie. Il est toujours attentif au merveilleux. Grâce aux symboles, il essaie de toucher l’essence. Le lecteur hésite tout le temps entre la semblance, l’apparence des choses, leur ressemblance avec la vérité, et la senefiance, l’application mystique et aussi la signification (la révélation) d’un signe. Le Conte du Graal est un roman d’initiation aux mystères du Graal et des signes. Au début, Perceval, lui aussi confond semblance et senefiance.


a! Sire Deus, merci!
Ce sont ange que je voi ci.
Hé! Voir, ore ai je mout pechié,
Ore ai je mout mal esploitié
Qui dis que c’estoient deable.
[…]
Ci voi je Damedeu, ce cuit
[Perceval continue à adorer les chevaliers]
       (v. 137-141, 146)

Lors de son perfectionnement, il rencontre trois étapes de senefiance : chevalerie, amour et mystère du Graal. Au début, il comprend toujours à la lettre les mots. Pourtant, il rencontre les trois étapes de semblances (personnifiés par le Chevalier de Dieu, la Demoiselle au Pavillon et Arthur) ainsi que ceux de senefiances (Gornemant, Blanchefleur et le Roi-Pêcheur). Au Château de Gornemant, il apprend à manier les armes et réalise qu’être chevalier, ce n’est pas seulement porter des armes.


Et dit que donee li a
La plus haute ordre avuec l’espee
Que Deus et feite et commandee:
C’est l’ordre de chevalerie,
Qui doit estre sanz vileine, […]
       (v. 1634-1638)

Il commence à voir les senefiances. Le Château du Graal est plein de semblances : salle carrée, coupe d’or, mais aussi nombreux signaux pour renvoyer au-delà des semblances. Les questions non posées donneraient accès à la senefiance. Puis, c’est l’épisode des gouttes de sang sur la neige qui souligne la coïncidence évidente de la semblance et de la senefiance. Toute cette partie a une signification symbolique. Perceval se trouve dans un état psychologique particulier. Il médite. C’est la première fois que cela lui arrive depuis le début du roman. Il garde longtemps le silence, et nous savons que sans parler, il est également possible de bien percer le sens des choses. Nous y voyons la soudaine révélation de la vie intérieure et ainsi que de l’amour. Il se met à comprendre que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Il essaie de les déchiffrer. Dès ce moment, Perceval est prêt à découvrir la senefiance du Graal.


[…]
Si s’apoia desor sa lance
Por esgarder cele sanblance,
Que li sans et la nois ansanble
La fresche color li resanble
Qui est an la face s’amie […]
       (v. 4197-4201)

Chrétien de Troyes interprète d’une façon allégorique le rapport entre l’objet contemplé et la personne aimée. Le héros se met à comprendre l’essence des choses. Par cet épisode des gouttes de sang, il se rappelle également le cortège du Graal. Dès ce moment-là, il est capable d’assumer ses actes et d’en répondre. Avec sa prise de conscience prend fin son aveuglement. Le silence n’est plus le signe de l’indifférence, mais de contemplation. La parole devient le sens des choses : un aveu, une réponse, une question, une confession. L’auteur nous découvre tout un chemin d’évolution humaine : des mots au sens, de l’indifférence à la participation, de faire à l’être et du silence à la parole.

Il est sûr que Chrétien de Troyes est un maître dans le maniement de l’écriture des symboles. Mais comment le narrateur se comporte-t-il vis-à-vis de la merveille ? A vrai dire, c’est le narrateur qui dirige le cours des événements qui propose un comportement possible au lecteur ainsi qu’au personnage lequel peut être représenté dans l’œuvre, facilitant ainsi la nécessaire identification du lecteur avec les personnages.

La merveille dans Le Conte du Graal

La manière dont le lecteur voit les événements et les merveilles dépend, dans une grande mesure, du narrateur. Parfois, le narrateur utilise une focalisation interne. Il intervient, il signale le mystère et le lecteur sait qu’il y a quelque chose de plus à apprendre. Dans le château du roi pêcheur, le lecteur voit par les yeux de Perceval : il est émerveillé, il ne voit pas véritablement ce qu’il y a à voir. Il est sous l’emprise de la merveille. Les explications sont retardées.

Pour les merveilles, pour les simples étrangetés, le narrateur donne, dans la plupart des cas, une explication. L’histoire se déroule par exemple au printemps mais dans un épisode, il a neigé. Nous obtenons l’explication, le narrateur répond à l’émerveillement du lecteur :


Au matin ot mout bien neigé,
Que froide estoit mout la contree.
       (v. 4163-4164)

L’épisode de la laide demoiselle est aussi une partie intéressante du point de vue du narrateur et du lecteur. Chrétien de Troyes sait comment il faut décrire une femme : il existe un topos. Mais nous avons un portrait qui parodie ce topos par un détournement.


Une dameisele qui vint
Sor une fauve mule et tint
An sa main destre une escorgiee.
La dameisele estoit treciee
A deus treces tortes et noires;
Et se les paroles sont voires
Teus con li livres les devise,
Onques riens si leide a devise
Ne fu neїs dedanz anfer:
       (v. 4611-4619)

C’est une figure qui reste ambiguë, le lecteur se demande ce qu’elle va imposer à Perceval. C’est le signe qu’une autre dimension doit intervenir dans la formation de Perceval. Cette histoire commence quand tout le monde - le personnage ainsi que le lecteur - est dans un état de joie et de calme. L’arrivée de la demoiselle relance l’aventure, elle est le début de la quête. Mais dans quelle mesure la demoiselle présente-t-elle des signes problématiques aux personnages et aux lecteurs ? Le chiffre trois annonce que quelque chose va arriver, il signale l’importance des événements. Le lecteur attend quelque chose. Que fait le narrateur ? Il augmente la tension par les octosyllabes et, par l’enjambement des vers 4612 et 4613. Le lecteur est toujours dans un état d’attente. Et voilà que la demoiselle arrive sur une mule, ce qui est conforme au topos littéraire. Rien d’étonnant jusqu’ici, la mule est en effet une monture habituelle pour une femme (non dévalorisant), le fouet est normal lui aussi. Puis, par la présentation complète de la demoiselle, nous voyons les signes négatifs : la couleur fauve (une couleur diabolique), la tresse, le noir. Une demoiselle devrait porter une coiffure plate, qui tombe. Elle provoque donc méfiance et inquiétude dans le coeur des lecteurs et des personnages. Le narrateur éveille l’intérêt du lecteur par cette description. Les vers 4616-19 sont une parenthèse faite par le narrateur tandis que le lecteur attend et doute.

Il est intéressant de remarquer que dans la partie Gauvain, les références aux merveilles englobent les aventures. La merveille est objectivée et lui correspond un chevalier lui-même merveilleux :


Amis, sachiez del chevalier
Qu’il est chevaliers mervelleuss.
       (v. 8644-8645)

Cependant dans la partie Perceval, la concordance est rare. La merveille est employée pour dessiner la personnalité du héros. Il s’agit d’une disconvenance dont les raisons, selon Valette[13] , peuvent être trouvées dans le rapport de la merveille et de l’éducation.


[…] n’est mervoille, ce m’est vis,
S’an set ce qu’an n’a apris;
Mes mervoille est quant an n’aprant
Ce que l’an ot et voit sovant.
       (v. 523-526)

« L’apprentissage apparaît précisément comme ce qui conduit de la merveille au savoir. »[14] Les merveilles apparaissent donc pour construire le savoir du protagoniste. Nous pouvons ainsi voir que Chrétien utilise les merveilles pour mesurer le progrès du héros. Perceval qui est au début un nice, il « ne sait pas (encore) user inadéquatement de la merveille : il se merveille à contretemps et ne s’étonne pas quand il le faudrait. L’apprentissage passe donc par un ajustement de l’étonnement à son objet »[15] . Au début, le narrateur souligne l’attachement du héros à toutes les choses matérielles et brillantes : ainsi, il utilise des merveilles qui font appel aux matériaux merveilleux, aux fausses merveilles. Le narrateur marque, avec un grand soin, la distance qui se trouve entre le héros et le lecteur. Nous ne voyons pas la même chose que Perceval perçoit.

L’écriture de la merveille est donc un jeu littéraire chez Chrétien de Troyes. « L’écriture de la merveille reste un jeu littéraire, et à ce titre présuppose une certaine distance critique, ce qui n’empêche pas de constater simultanément l’importance des enjeux idéologiques qui s’y rattachent. »[16]

Le merveilleux peut être chrétien, paїen, savant. Il existe donc plusieurs lectures de la merveille et c’est justement cette pluralité qui provoque la suspension du sens (plusieurs possibilités d’explications). Dès le début du roman, nous retrouvons ce schéma. La rencontre de Perceval et les chevaliers est la première merveille. Mais à vrai dire, le lecteur ne s’étonne pas toujours quand le narrateur utilise le verbe « s’émerveiller » ou bien quand le personnage paraît étonné. La merveille est la structure même du roman. La démarche prime sur le sens. Le schéma se développe, des éléments ordinaires peuvent basculer dans la merveille parce que le personnage est naїf. D’autre part, il y a des cas où le lecteur s’émerveille du déroulement des choses cependant les personnages du récit le considèrent tout à fait naturel. Le comportement des personnages est normal. C’est le fil des interprétations qui rend les choses merveilleuses : par exemple la laide demoiselle pour qui le lecteur s’émerveille mais que le héros trouve tout à fait naturelle.

Le narrateur essaie de retenir l’intérêt du lecteur par l’utilisation de différentes techniques d’écriture. Il fait s’émerveiller son personnage afin d’infuencer le lecteur. L’œuvre est une structure ouvert dont le sens dépend toujours de la coproduction du récepteur actif et de l’intention du narrateur. En fait, c’est toujours le récepteur qui concrétise et actualise l’œuvre. Le destinataire tient un rôle, inscrit dans le texte tout comme le narrateur. Pour Sartre la relation du lecteur et de l’auteur est : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur [17] ». La différence d’attitude, quant à la réception, à la compréhension du texte, vient le plus souvent de la grande différence qui se trouve entre le lecteur du XXe siècle et celui du XIIe siècle.

Conclusion

Le Conte du Graal présente tout un éventail de merveilles et d’aventures. Elles sont là depuis le début du roman et elles présentent une vie enchantée remplie de fées, d’objets magiques, d’êtres ou d’animaux merveilleux.

Les racines du merveilleux médiéval sont plutôt à rechercher dans la littérature orale, traditionnelle. L’origine des merveilles se trouve en Orient, c’est un grand réservoir de merveilleux, de merveilles et d’hérésies. En Occident, dans le monde chrétien, les clercs, les hommes d’église croient aux miracles, mais pour eux, il n’y a pas de merveilleux. A côté de la pédagogie, des propagandes, le merveilleux a une fonction d’évasion, d’explication parce que la littérature ne se laisse plus réduire aux strucrures du folklore, aux formes orales. La merveille englobe la nature et la surnature. Le héros est celui qui triomphe les merveilles naturelles et surnaturelles. Ce qui donne un prestige supérieur au chevalier.

Nous pouvons conclure que l’attitude du narrateur, des personnages et du lecteur vis-à-vis de la merveille est très variable. L’attitude du personnage influence souvent les réactions du lecteur, mais à cela s’ajoute l’intention du narrateur. Celui-ci peut seulement donner des explications, commenter l’événement pour exprimer clairement son opinion et ses sentiments dans le but d’influencer le lecteur. Tout est possible. Face à une merveille le lecteur peut s’émerveiller pendant que le personnage considère la chose comme la plus naturelle du monde ou vice versa. La lecture est toujours historique, elle dépend du savoir du lecteur. Il faut apprendre les signes pour comprendre un autre monde. Pour pouvoir vraiment connaître un autre monde, une autre culture, il faut tout d’abord accepter sa différence. Il arrive souvent que l’on détruise ce dont on ne comprend pas la différence.

Chrétien de Troyes unifie dans ses romans le merveilleux des traditions bretonne, celtique, chrétienne et une description détaillée de son époque. Chrétien de Troyes nous paraît un auteur parfait de la fiction. Il s’implique dans son texte en gardant une certaine distance par rapport aux événements, aux personnages et aux lecteurs. Tout ce que nous venons de dire prouve que la merveille est la structure même du roman et que c’est le narrateur qui dirige le déroulement de l’histoire et la réception de son oeuvre. Il nous propose un sens possible de son œuvre (dans Le Conte du Graal, nous voyons par les yeux de Perceval, nous découvrons avec lui la signification du Graal, même si le narrateur nous donne parfois des informations que Perceval ne connaît pas) mais il nous laisse en même temps la possibilité d’autres interprétations (lectures). L’esthétique de la littérature est l’acte de réception et de création. La réception de l’œuvre est liée non seulement au narrateur et au lecteur mais aussi au moment historique.

Références bibliographiques

Textes étudiés:

CHRÉTIEN DE TROYES, Perceval ou le Conte du graal, Paris, Flammarion, 1997.

Le Chevalier au lion ou Le roman d’Yvain, Paris, Librairie Générale Française, 1994.

Ouvrages et articles consultés:

DUBOST, Francis, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles) l’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991.

Le conte du Graal, ou l’art du faire signe, Paris, Champion, 1998.

FRAPPIER, Jean, Chrétien de Troyes et le Mythe du Graal, Paris, Hatier, 1968.

GALLAIS, Pierre, Perceval et l’Initiation, Paris, Sirac, 1972.

HALÁSZ Katalin, Egy műfaj születése. A középkori francia regény, Debrecen, Kossuth Egyetemi Kiadó, 1998.

Structures narratives chez Chrétien de Troyes, Studia Romanica (series litteraria, fasc. VII.), Debrecen, 1980.

HARF-LANCNER Laurence,“Merveilleux et fantastique dans la littérature francaise du Moyen Age: une catégorie mentale et un jeu littéraire”, in Les Dimensions du merveilleux, Actes du colloque d’Oslo (juin 1986) publ. de l’Université d’Oslo, 1987, p. 243-256.

JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

LE GOFF, Jacques, ”Le merveilleux dans l’Occident médiéval”, in L’Étrange et le merveilleux dans l’Islam médiéval. Actes du colloque du Collège de France, Paris 1978. Repris dans L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 17-39.

Un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1999.

POIRION, Daniel, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Age, Paris, PUF, 1982.

RIBARD, Jacques, Le Moyen Age. Littérature et symbolisme, Paris, Champion, 1984.

TODOROV, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.

VALETTE, Jean-René, “Merveille et Merveilleux dans Le Conte du graal: éléments de poétique”, in Le conte du Graal, Chrétien de Troyes, ouvrage dirigé par D. Quérnel, Paris, Ellipses, 1998.

La poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1998.

VAX, Louis, L’Art et la Littérature fantastique, Paris, Gallimard, PUF, 1960.

Dictionnaires:

BLOCH, Oscar, WARTBURG, Walther Von, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1975.

GREIMAS, Algirdas Julien, Dictionnaire de l’ancien français jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris, Librairie Larousse, 1968.

Jegyzetek:

[1] CHRÉTIEN DE TROYES, Perceval ou le Conte du Graal, Paris, Flammarion, 1997.
[2] Oscar BLOCH, Walter Von WARTBURG, Dictionnaire étymologie de la langue française donne l’origine suivante: MERVEILLE: lat. mirābilia, plur. neutre pris comme subst. fém., fréquent dans la langue de l’Église, qui a été altéré dans le lat. du Nord de la Gaule en ٭mīrabilia, admirable
[3] POIRION, Daniel, Le merveilleux dans la littérature du Moyen Age, Paris, PUF, 1982, p. 4
[4] ibid. p. 5
[5] LE GOFF, Jacques, Un autre Moyen-Age, Paris, Gallimard, 1999, p. 457.
[6] RIBARD, Jacques, Le Moyen Age. Littérature et symbolisme, Honoré Champion, Paris, 1984, p. 145.
[7] ibid. p. 139
[8] FRAPPIER, Jean, Chrétien de Troyes et le Mythe du Graal, Paris, Hatier, 1968, p. 208.
[9] TODOROV, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1970
[10] VAX, Louis, L’Art et la Littérature fantastique, Paris, Gallimard, P.U.F, 1960, p. 6
[11] TODOROV, Tzvetan, op. cit., p. 46.
[12] ibid. p. 35.
[13] VALETTE, Jean-René, «Merveille et merveilleux dans le Conte du Graal: éléments de poétique», Le Conte du Graal, Chrétien de Troyes, ouvrage dirigé par D. Quérnel, Paris, Ellipses, 1998.
[14] ibid, p. 127.
[15] ibid. p. 128.
[16] ibid. p. 129.
[17] JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 29.



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