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Halász Katalin:
Changements de perspective temporelle dans la réécriture: Le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes et le Lancelot en prose

Depuis les travaux de Ferdinand Lot, l'inventaire des changements opérés sur le récit de Chrétien de Troyes par le prosateur anonyme est assez correctement établi.[1] Pour moi il ne saurait donc être question de reprendre cet inventaire pour pouvoir éventuellement y apporter quelques retouches. Ce que je propose ici comme sujet de réflexion, c'est l'interprétation de ces changements dans l'optique exclusive de la temporalité. Ma lecture s'appliquera au seul épisode de la Charrette du Lancelot en prose, faisant abstraction - évidemment dans la mesure du possible - des autres parties du roman.[2]

Pour commencer, je dois rappeler deux faits communément admis : d'une part, pour rédiger une biographie complète du héros à partir d'une << tranche de vie >>, le prosateur exploite le récit de Chrétien jusqu'aux plus vagues suggestions sur le plan thématique, technique et structurelle, d'autre part, dans l'épisode de la Charrette, il suit - pour l'essentiel et bien souvent jusque dans les détails - le plus fidèlement possible son texte-source. Par rapport à celui-ci, nous ne trouvons dans la prose que deux ajouts considérables (les tombes du Saint Cimetière et Bohort sur la charrette[3] ), les autres changements, chacun pris séparément, semblent de prime abord minimes.

Le premier fait évoqué, une tranche de vie développée en biographie, replacée de plus dans la vaste histoire arthurienne, fonde une différence radicale entre les visions temporelles se dégageant respectivement des deux récits, différence qui se révèle directement, sans nécessiter d'analyse quelconque. Sans pouvoir complètement oublier cette donnée fondamentale, je tenterai pourtant - gageure peut-être impossible à tenir - de prendre la place d'une lectrice imaginaire qui connaît le roman de Chrétien et ne possède du Lancelot en prose qu'un manuscrit lacunaire, ne contenant intégralement que l'épisode de la Charrette.

Cet unique épisode suggère-t-il d'autres perspectives temporelles que Le Chevalier de la Charrette de Chrétien ? Voilà la question qui me préoccupera par la suite.

Au seuil de l'épisode de la Charrette, le prosateur nous rapporte la folie de Lancelot et sa guérison.[4] Au fait, ce récit se réduit à quelques phrases : par suite d'une douleur profonde Lancelot sombre dans la folie, il mène une vie errante dans les forêts tout l'été et tout l'hiver jusqu'à Noël; à la Chandeleur la dame du Lac le retrouve et le guérit. Deux semaines avant l'Ascension, Lancelot part pour être devant Kamaalot juste le jour de l'Ascension. Ce qui nous frappe tout d'abord dans ce bref passage introducteur, c'est qu'une durée dont le contenu événementiel est expédié par le narrateur en deux ou trois phrases est scrupuleusement segmentée par l'énumération des fêtes liturgiques. L'intention du prosateur est ici très sensiblement de préparer l'insertion de l'aventure principale dans la succession temporelle : l'aventure se situe à un point bien défini par ce calendrier serré de l'histoire arthurienne et de la vie du héros. En revanche, Chrétien ne désigne que globalement le temps des événements à relater : << ...a une Acenssïon / Li rois Artus cort tenue ot / Riche et bele tant con lui plot, / Si riche com a roi estut. >> (30-33) La folie, invention du prosateur, signifiant une perte de la conscience de soi, une perte de la mémoire, balaie en quelque sorte le passé. Le héros étant guéri par sa mère nourricière, la guérison, à son tour, s'interprète facilement comme une renaissance. Bien que maladie et guérison occupent une année entière, le caractère extrêmement concis du sommaire qu'en donne le narrateur fait qu'elles ne fonctionnent que comme signal, elles constituent ensemble un signe de démarcation, comme si le prosateur voulait faire table rase avant d'entamer le récit de l'épisode qui est le centre générateur de sa vaste amplification biographique, assurant ainsi une sorte d'autonomie à l'aventure de la Charrette.

Toujours dans le premier passage, il y a une autre information : durant sa convalescence chez la dame du Lac, Lancelot n'entend jamais parler de la mort de Galehaut, << kar ele li cela et fist celer a son pooir >> (II/1).[5] Le lecteur de l'hypothétique manuscrit fragmentaire apprend ici au moins une chose : le personnage disparu a joué dans la vie du héros un rôle tellement important que la nouvelle de sa mort perturberait gravement l'état d'esprit de Lancelot. Dans le passage suivant, le prosateur rejoint le début du texte de Chrétien et il y opère un changement à peine sensible, mais absolument justifiable par ce triste événement, dont la dame du Lac ne parle pas : chez Chrétien, nous avons vu, la cour tenue par Arthur est << riche et bele >>, dans notre texte elle est triste et dolente : << ce n'estoit mie des hautes cors merveilloses qu'il soloit tenir a la vie del buen Galehout et tant com Lancelos del Lac i estoit... >> (II/2). Cette seule phrase suffit à établir une différence, reconnue comme telle dans la douleur par les personnages mêmes, entre un passé - temps vécu avec Galehaut et Lancelot - et un présent sans eux. Par la mort de Galehaut, le narrateur du Lancelot en prose introduit un fil noir dans le tissu rouge et doré de son récit. Il évoque encore à trois reprises cet événement, mais uniquement pour dire que les personnages, Gauvain, Bademagu, le roi Arthur, n'en parlent pas devant Lancelot.[6] Ainsi le héros fait-il une bonne partie de son chemin accompagné de quelque chose d'invisible, invisible seulement pour lui, car les personnages et nous autres, lecteurs, nous possédons un savoir de goût amer : nous savons que le temps que Lancelot croit encore vivre est illusoire, il n'est plus. Ce n'est cependant pas uniquement notre savoir qui crée la perspective temporelle que le texte de Chrétien ne possède pas : l'opposition entre l'ignorance du héros et le savoir des autres personnages contribue beaucoup plus à mobiliser dans le récepteur une expérience quotidienne mais à moitié enfouie, et c'est le réveil de cette expérience qui fait jaillir en nous le sentiment poignant de notre propre temporalité. Cette expérience demande à être éclairée : en cachant la disparition de quelqu'un devant la personne que nous croyons le plus concernée, nous sommes contraints à une sorte de duplicité qui se répercute sur notre conscience : nous envions l'ignorance, l'illusion est douce et consolatrice, nous reculons devant la réalité. Il semble donc inévitable qu'en imagination, nous prolongions nous-mêmes le temps où l'être disparu était encore là et, par moments, nous y croyons presque. La confrontation à la réalité, c'est-à-dire à l'accomplissement du temps de l'être disparu ainsi qu'à celui, anticipé, du nôtre n'en devient que plus cruelle. Nous vivons la même confrontation déchirante de deux perspectives temporelles quand, juste après l'annonce d'une mort, nous nous rappelons le moment qui l'a précédée, moment qui est encore là, tout près et pourtant, c'est l'éternité qui nous en sépare.

Ce type d'expérience est bien retardé pour Lancelot (elle se situe en dehors de l'épisode étudié) par une invention, que je dirais géniale, du prosateur. Il y a un personnage, Guenièvre, qui parle enfin à Lancelot de la mort de Galehaut, mais la nouvelle ne semble qu'effleurer la conscience du héros. Et pour cause ! C'est que la reine la lui annonce à leur rendez-vous nocturne, seule nuit d'amour dans l'épisode de la Charrette. La joie d'amour étouffe en germe la douleur dans l'âme de Lancelot, empêche sa prise de conscience. Chrétien, lui, fait de cette scène nocturne un moment de pur lyrisme, le moment de l'extase d'amour quasi mystique, oubli de soi donc, anéantissement de la claire conscience. Dans la prose, l'ombre du malheureux rival de la reine assombrit l'aveuglante lumière de l'extase; le moment privilégié et quasiment extrait aux lois du temps, - clef de voûte du roman en vers - s'en alourdit et retombe dans le flux du temps. En reliant le thème de la mort de Galehaut à celui de la rencontre amoureuse, le prosateur réussit à approfondir la représentation du temps tout en multipliant les angles sous lesquels il analyse le désir. Il ne trahit pas pour autant les messages essentiels de son texte-source. Au contraire, il explore à fond l'un des motifs dominants du roman en vers, à savoir la mort. En effet, Chrétien ne fait intervenir la mort dans son récit qu'à un niveau relativement abstrait ou allusif : une interprétation symbolique est requise pour la rendre présente, c'est seulement dans l'analyse du désir, source à la fois d'héroïsme et de trahison qu'elle se révèle, mais là encore comme une virtualité menaçante, ou plutôt comme un prix que le héros doit consentir d'avance à payer - si nécessaire - pour avoir accès à l'amour et à l'héroïsme.[7] Adversaire à qui arracher la reine et les captifs ou aiguillon de l'extase, contrepoint indispensable à la mise en valeur de la joie, force destructrice, la mort peut, dans le texte de Chrétien, signifier tout cela, mais le poète n'évoque jamais la mort individuelle, mise en perspective par le regard et les réflexions des autres personnages, mort individuelle qui rappellerait au lecteur - comme cela se fait dans la prose - le changement incessant et irréversible qu'est le temps.

Voyons maintenant les petites amplifications du prosateur qui n'ont, de prime abord, rien ou très peu à voir avec la temporalité. Chez Chrétien, au début du roman, ce n'est qu'à partir de signes allusifs, parcimonieusement livrés, que le lecteur peut inférer aux combats se déroulant dans la forêt entre Méléagant et Keu, Méléagant et Lancelot.[8] Dans la prose, nous avons trois scènes de combat en bonne et due forme, le rythme du récit s'en ralentit et la durée se fait sentir.[9] Le nain de la charrette disparaît du récit de Chrétien aussi mystérieusement qu'il y est entré[10] , le prosateur fait par contre revenir ce personnage pour avertir Lancelot du passage de la reine devant le château où Lancelot et Gauvain sont hébergés, comme s'il voulait donner une raison claire et on ne peut plus pratique à l'abnégation dont témoigne le héros en montant dans la charrette.[11] Les renseignements de Chrétien sont bien lapidaires pour ce qui est de l'histoire de la captivité de la reine et de Keu (le comportement de Méléagant, celui de Guenièvre, etc.)[12] , le prosateur comble cette lacune en faisant faire à Keu un rapport détaillé - un retour en arrière au discours direct - sur tout ce qui leur est arrivé à partir de l'enlèvement de la reine par Méléagant.[13] Sur le chemin qui mène Lancelot au royaume de Gorre - et surtout dans la zone frontalière - , on voit apparaître quelques personnages nouveaux, essentiellement des écuyers, des exilés, les écuyers remplissant toujours la fonction du messager, grâce à quoi la diffusion rapide de la bonne nouvelle - l'arrivée du libérateur - , quelque peu mystérieuse chez Chrétien, devient sous le calame du prosateur tout à fait vraisemblable. Le groupe des exilés, plus nombreux que dans le récit en vers, reçoit un certain relief, les visages s'en détachent et on peut entrevoir par ci, par là leur vie quotidienne. Je ne cite qu'un endroit pour montrer quel type de changement est ici pris en considération : le soupirant outrecuidant mène Lancelot et une demoiselle qui s'est placée sous sa garde jusqu'à une prairie où une foule de jeunes chante, danse et joue à toutes sortes de jeu, mais << cil qui del roialme de Logres estoient dont il i avoit assés, qui ne faisoient se les jeus esgarder non, kar de joer ne lor tenoit. >> (II/29)[14] Toujours en rapport avec le groupe des exilés, le prosateur invente un bref épisode - une embuscade tendue par les gens de Méléagant - pour souligner l'efficacité de l'aide que les exilés portent à Lancelot.[15] Par de pareilles amplifications, le contexte humain et social de l'aventure du protagoniste gagne considérablement en importance et en caractère concret dans le Lancelot en prose. Et ce qui est encore plus intéressant pour notre propos, c'est que l'espace en est mieux rempli, les étapes de l'itinéraire de Lancelot mieux définies. Etant donné que pour les gens du Moyen Age, la mesure du temps passait par la mesure de l'espace[16] , la traversée d'un espace bien << meublé >> donne de l'épaisseur à la durée. Il y a en plus des bourgs, châteaux et manoirs introduits par le prosateur qui n'ont d'autres fonctions dans l'intrigue que celle de bien marquer la distance parcourue par les personnages.

Tous les changements évoqués et d'autres encore non traités (par ex. : toutes sortes de précisions à propos de la tentative de suicide de Lancelot, ou de sa deuxième captivité au royaume de Gorre, etc.) contribuent dans une très large mesure au resserrement de la chaîne causale; l'intention du prosateur est ici flagrante, elle est d'expliquer, de motiver, de rendre vraisemblable ce qui, dans son modèle, reste allusif, fragmentaire ou immotivé. Cette intention se laisse tout particulièrement surprendre dans des explications concises et ponctuelles du narrateur à des endroits où Chrétien était elliptique. Grâce à des interventions explicatives, les ponts, les passages entre les deux royaumes, les forteresses qui se dressent dans la zone frontalière, avec l'histoire de leur construction, se dessinent progressivement devant nos yeux.[17] Le conflit entre Lancelot et Méléagant (chez Chrétien, exclusivement conflit de désirs opposés, ou plutôt conflit entre les deux faces du désir), le différend qui oppose les deux royaumes, la rancune que la reine garde à Lancelot, tout trouve son explication dans son origine[18] , dans le passé donc : par ses rappels, ses brefs retours en arrière, le prosateur éclaire de mieux en mieux ce passé qui est, chez Chrétien, presque totalement occulté. Rappelons que le texte en vers nous laisse dans l'ignorance quant à l'origine des hostilités entre les deux royaumes sans parler du passé du protagoniste : il surgit dans la forêt sans nom et sans cheval, comme s'il venait du néant.

Le retour en arrière le plus important accompli par le narrateur concerne l'histoire de la soeur de Méléagant : une histoire d'amour tragique qui explique le plus clairement possible l'apparition du chevalier provocateur, son défi lancé à notre héros, et rend parfaitement motivé le comportement de la soeur de Méléagant.[19] Tout en élaborant soigneusement une causalité qui manque dans son modèle - manque, notons-le, qui pousse le lecteur à chercher le sens au niveau symbolique - , l'adaptateur peuple le monde autour de Lancelot d'individus qui ont eux aussi leur histoire croisant un moment celle du héros. Toutes ces retouches font ensemble que la lumière est répartie entre monde intérieur et monde extérieur, et que l'aventure principale, emblématique de Lancelot - qui est chez Chrétien essentiellement intérieure - se retrouve insérée dans un réseau rigoureusement bâti de relations humaines, d'événements passés, d'actions clairement motivées. Comme le travail de réécriture va dans le sens d'une plus grande complexité causale et circonstancielle, il semble inévitable que, par rapport au roman en vers, le récit en prose s'ouvre très largement sur le passé.

Des deux ajouts importants, je n'analyserai ici que l'épisode du Saint Cimetière.[20] L'aventure du tombeau vide dont la lame ne peut être soulevée que par son futur habitant, qui est en même temps le libérateur de la reine et des captifs, constitue l'un des pivots du roman en vers, sans elle l'histoire du Chevalier de la Charrette est inimaginable depuis Chrétien.[21] Le prosateur le comprend parfaitement et comme il a déjà utilisé le motif au début de son récit[22] , il le retravaille dans l'épisode de la Charrette en le dédoublant : nous y avons deux tombes à fonctions différentes. Quand Lancelot arrive au Saint Cimetière et s'arrête devant la tombe de son aïeul, Galaad le Vieux, il se rappelle la sienne propre à la Douloureuse Garde[23] ; dans un premier mouvement spontané de sa conscience, il embrasse trois temps : son propre passé, le présent vécu et sa propre mort anticipée par l'évocation de la tombe vide préparée pour lui. Le corps, miraculeusement conservé intact, du vieux Galaad met Lancelot d'une manière concrète en rapport avec ses origines, le glorieux passé de son lignage. Cette même tombe remplit, bien sûr, la fonction anticipatrice qu'avait le tombeau vide de Lancelot chez Chrétien, notamment la désignation du libérateur des prisonniers de Gorre. L'autre tombe, celle de Symeu, entourée de flammes intensifie et complexifie l'expérience du temps procurée par la scène en question. D'une part, une nouvelle perspective est introduite, un temps intermédiaire entre le temps humain et l'éternité, le temps du purgatoire : l'habitant de ce tombeau, mort depuis des siècles subit des souffrances infernales, attend sa délivrance et parle à Lancelot, il est donc présent. D'autre part, il raconte des événements qui, du point de vue de Symeu vivant, auront lieu bien après sa mort, dans un avenir lointain, mais du point de vue de son interlocuteur, Lancelot, ils ont déjà eu lieu. Symeu lui parle de son grand-père, Lancelot le Vieux et de son père, le roi Ban. Le nom de Lancelot, que le lecteur de Chrétien apprend de la bouche de la reine à un point stratégique de l'histoire, le prosateur le met au pluriel : Galaad, nom reçu lors du baptême et Lancelot, nom choisi, préféré par le roi Ban.[24] Par ces deux noms, Lancelot réunit en lui et réincarne ses deux illustres ancêtres. Mais le passé du lignage est aussi chargé de péchés - nous l'apprend Symeu - qui se transmettent de père à fils, ils pèsent par conséquent sur l'avenir du héros.[25] Symeu anticipe encore, de manière un peu vague, sur la paternité de Lancelot.[26] Il n'y a donc pas de perspective temporelle qui ne soit pas évoquée dans le discours de l'habitant du deuxième tombeau. L'analyse de l'épisode du Saint Cimetière démontre clairement que c'est autour du thème << tombeau >> que le prosateur organise l'enracinement solide du héros dans un passé, c'est par rapport à cette thématique qu'il le dote de tout ce qui lui manquait - origine, lignage, passé et avenir - chez Chrétien de Troyes. Le discours de Symeu - à la fois retour en arrière et anticipation - insère Lancelot dans la chaîne des générations, le situe dans le temps en le définissant comme fils, petit-fils et, allusivement, comme père.

En guise de conclusion, examinons rapidement les principaux endroits du texte en vers que l'adaptateur supprime ou abrège considérablement. Il est frappant que la proportion du discours direct soit beaucoup plus élevée dans le roman en vers que dans la prose, elle monte jusqu'à 41 %. La différence résulte avant tout de la suppression des monologues intérieurs et de certains dialogues[27] , mais même les dialogues conservés se présentent fortement abrégés, ce qui signifie de toute évidence que le lyrique et le dramatique cèdent devant le narratif. Le temps chez Chrétien est essentiellement celui de l'effusion lyrique avec une oscillation incessante entre élan et chute, extase et plainte, il est également celui d'exprimer la haine et la révolte, il est donc celui de dire le moment vécu, actuel. Malgré la chronologie minutieusement établie, le temps ne se laisse vraiment saisir que comme un rythme résultant de la lutte des pulsions contraires du désir.

L'aventure de la Charrette replacée dans une série - même si elle y occupe une place d'honneur - entraîne fatalement la valorisation d'autres perspectives que celle du désir dans son intense pureté. Il n'y a pas qu'une aventure rattachée à Lancelot, il n'y a pas qu'un tombeau, rappel à la fois des prédécesseurs et des successeurs auxquels il faudra un jour céder la place ici-bas. Tous les changements apportés au texte de Chrétien vont dans le même sens, ils mettent tous en valeur - dans une mesure variable - les différents aspects de la temporalité. Dans la réécriture, l'histoire de Lancelot, tout en restant la même, se transforme profondément. Cette impression de lecture paradoxale se produit par l'accumulation des petits faits textuels qui passent presque inaperçus mais qui n'en rappellent pas moins et de façon constante que l'histoire de Lancelot est une histoire ayant un début et une fin, début et fin ignorés par le poète champenois.

Katalin Halász
Université de Debrecen
Lábjegyzet:
[1] Ferdinand LOT, Étude sur le Lancelot en prose. Paris, Champion, 1954, 383-417
[2] Nos éditions de référence : CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier de la Charrette. Publ. par Charles Méla. Paris, Librairie Générale Française, 1992 (= Charrette) ; Lancelot. Roman en prose du XIIIe. . Publ. par Alexandre Micha. 9 vol. Genève, Droz, 1978-1983. Par la suite, les chiffres romains indiquent le volume, les chiffres arabes le numéro de page.
[3] Lancelot, II, 31-38 et 86-95
[4] Lancelot, II, 1
[5] Dans le ms. 865 de Grenoble, le narrateur approuve l'attitude de la dame du Lac : Et molt fist la dame bien, car onques riens ne li conta de la mort Galahot. (Lancelot, III, 333)
[6] Lancelot, II, 19, 62 et 108
[7] Sur ce sujet, voir Charles MÉLA, La reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot. Paris, Seuil, 1984, et tout particulièrement les pages 257-4é0.
[8] Charrette, 257-273, 295-320
[9] Lancelot, II, 7-11
[10] Charrette, 441-444
[11] Lancelot, II, 17
[12] Charrette, 3765-3771, 4017-4065
[13] Lancelot, II, 68-69
[14] Citons encore le passage d'après le ms. B.N. fr. 110 (version courte) : si i avoit grant plenté de gent dont li uns juoient a pluisors gieus et li autre ne juoient pas, ains sont tot coi. Chil qui juoient sont de la tere et cil qui ne juoient pas, ce sont cil qui sont prison. (Lancelot, III, 288)
[15] Lancelot, II, 49-51
[16] Voir Paul ZUMTHOR, La Mesure du monde. Paris, Seuil, 1993, 13-30.
[17] Lancelot, II, 4-5, 19, 24-25, 43
[18] Lancelot, II, 4-5, 64, 73-74
[19] Lancelot, II, 57
[20] Lancelot, II, 31-38, L'autre ajout introduit un nouveau personnage, Boort qui jouera par la suite un rôle assez important dans le cycle entier. Sa présence dans l'épisode de la Charrette est justifiéepar la tâche qui lui incombe - en sa qualité de double de Lancelot - de laver la honte attachée à la charrette (Lancelot, II, 86-95).
[21] Charrette, 1852-1939
[22] Lancelot, VII, 331-332
[23] Lancelot, II, 33 : Lors le mainent el cimentiere, et quant il voit les tombes, si li membre de la Dolerose Garde.
[24] Charrette, 3660-3661 ; Lancelot, II, 36
[25] Lancelot, II, 37 : Et se ce ne fust, ce sachiés vos bien, vos acomplissiés les merveilles que vostre parens acomplira et tot ce avés vos perdu par le pechié de vostre pere, ...
[26] Voir la note précédente et Lancelot, II, 36.
[27] Les suppressions et les abrègements touchent avant tout aux débats intérieurs de Lancelot et de la reine, ainsi qu'aux dialogues de Bademagu et de Méléagant.