PALIMPSZESZT
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Bakcsi Botond
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ELTE BTK
Machine(s) à (d)écrire le hasard chez Raymond Roussel
A véletlen leírásának alakzatai/gépezetei Raymond Rousselnél

1. Introduction

Dans mon texte je voudrais présenter la poétique de Raymond Roussel par l’analyse de son étrange livre, Locus Solus (1914). Ce livre présente une forte résistance à la lecture : non seulement parce qu’il est difficile de le catégoriser d’un point de vue architextural, mais aussi à cause de sa langue classique, ses constructions syntaxiques très compliquées et sa thématique « étrange », très proche de la science fiction. Je voudrais analyser la « mécanique » du texte (et on verra pourquoi j’utilise cette métaphore technique), autrement dit envisager son fonctionnement de plusieurs points de vue, en analysant les aspects tropologiques, narratifs, poétiques et en réfléchissant sur le mode d’être de la fiction.

Dans le texte (si on peut utiliser, faute de mieux, ce terme général) intitulé Locus Solus il n’y a pas d’histoire centrale qui se développe au cours de la lecture, en revanche il y a une multitude de petits récits qui s’enchaînent, sans beaucoup de rapports entre eux (seules les histoires dans les histoires font exception à cette constatation). L’ « histoire » du livre peut être résumée sans aucune difficulté : le savant maître Martial Canterel invite ses amis, parmi lesquels le narrateur, dans son immense propriété, le parc environnant sa villa de Montmorency. Dans ce parc (qu’on pourrait interpréter comme l’allégorie du texte) qui s’appelle Locus Solus sont exposées les différentes machines inventées par le maître qui les présente pour ses amis au cours d’une promenade (qu’on peut concevoir comme la lecture proprement dite). (Ce nom, lieu solitaire, est une allusion à Jean-Jacques Rousseau, le célèbre habitant de Montmorency, qui y a créé ses œuvres capitales. C’est pour cette raison que j’ai choisi le mot promenade, faisant ainsi allusion au dernier livre de Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire. De plus, un autre rapprochement peut être établi entre le lieu solitaire et le titre du dernier livre de Rousseau : les machines exposées dans le parc sont comme issues d’une rêverie, d’une hallucination.) Dans le jardin il y a une foule de machines et de constructions bizarres qui, de prime abord, sont gratuites, n’ont d’autre fin que de contenter une imagination débordante, autodestructrice. Parmi ces machines il y a, par exemple : une hie aérienne qui crée une mosaïque de dents humaines, une reproduction d’un autre modèle fait à l’huile d’une colombe ; un « diamant géant » qui est un immense récipient rempli d’eau spéciale où les différents moments de la vie des personnages historiques et fictifs (comme Danton, Alexandre le Grand, Pilate, Voltaire, Richard Wagner et le nain Pizzighini) sont revitalisés, reproduits ; une cage frigorifique, la « geôle focale » où le maître conserve les cadavres de certains personnages dont on va apprendre les actions les plus significatives d’eux-mêmes, dans une mise en scène où les cadavres joueront le rôle principal, à l’aide de matières qui ont un effet résurrectif ; etc. Le narrateur n’est pas nommé au cours du livre, il reste un je vide. Il n’y a pas de dialogues, il n’y a pas de personnages : seulement le maître et certains de ses figurants et de ses animaux sont nommés à ce niveau du texte. Les techniques de la narration ne sont pas très intéressantes, elles non plus, car il y a une seule voix narratrice, celle du narrateur à la première personne.

Plusieurs questions se posent donc : qu’est-ce qu’il y a d’intéressant dans le livre de Roussel ? Est-ce que ce texte mérite notre attention ? Cet essai a pour objectif de présenter des réponses à ces questions, notamment en soulignant la primauté du problème de la langue dans l’œuvre de Roussel, en concentrant l’attention sur les mouvements rhétoriques du texte, en réfléchissant sur la temporalité des constructions qui, de prime abord, n’ont aucun lien avec le temps et en examinant les différents modes de l’imagination.

Dans son œuvre posthume, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Raymond Roussel écrit : « Il faut encore que je parle ici d’un fait assez curieux. J’ai beaucoup voyagé. Notamment en 1920-21 j’ai fait le tour du monde par les Indes, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les archipels de Pacifique, la Chine, le Japon et l’Amérique. (Pendant ce voyage je fis une halte assez longue à Tahiti, où je retrouvai encore quelque personnages de l’admirable livre de Pierre Loti.) Je connaissais déjà les principaux pays de l’Europe, l’Égypte et tout le nord de l’Afrique, et plus tard je visitai Constantinople, l’Asie-Mineure et la Perse. Or, de tous ces voyages, je n’ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m’a paru que la chose méritait d’être signalée tant elle montre clairement que chez moi l’imagination est tout[1] . » On peut constater donc que la préoccupation de l’auteur n’est ni de décrire la réalité, ni d’aboutir à une œuvre mimétique, ni de donner des analyses ethnologiques, bien que parmi ses livres on puisse trouver des titres qui évoquent des essais ethnologiques ou récits de voyage, comme : Une Page du Folk-Lore breton, Impressions d’Afrique, Nouvelles Impressions d’Afrique. Un des plus grand admirateurs de l’œuvre de Roussel, Michel Leiris écrit : « Son effort tend vers la création d’un monde fictif, entièrement fabriqué, sans rien de commun avec la réalité, ce qu’il invente n’a de valeur que dans la mesure où c’est inventé, où il arrive à le faire vrai par la seule force de son génie, sans avoir à se référer à une plus lointaine réalité. Logiquement, cet effort surtout négatif – couper les liens qui pourraient rattacher ce monde conçu à la réalité – devait amener Raymond Roussel, lui qui n’était pas un idéaliste, au dégagement définitif qu’est la mort volontaire[2] . » Mais on peut affirmer que cet effort de couper les liens avec la réalité n’est pas seulement négatif : la preuve en est l’œuvre de Roussel. En effet on peut couper les liens avec la « réalité » par la création d’un monde fictif, tout à fait imaginaire, et non seulement à l’aide de produits hallucinogènes, mais justement à travers le langage. (Je n’ai pas dit « à l’aide du langage » et on verra pourquoi.) On pourrait objecter que la création d’un monde fictif dépend toujours de la réalité, que l’imagination est l’action d’un sujet, d’un individu créateur qui est bien réel. Je voudrais démontrer qu’une telle opinion n’est pas relevante et significative dans le cas de l’œuvre de Roussel.
1.1. Le procédé

Pour démontrer que la langue n’est pas simplement une matière transparente qui est toujours à la disposition de l’auteur qui peut exprimer par elle tout ce qu’il veut, on peut citer le célèbre procédé d’écriture de Roussel : « Je me suis toujours proposé d’expliquer de quelle façon j’avais écrit certains de mes livres. Il s’agit d’un procédé très spécial. Et, ce procédé, il me semble qu’il est de mon devoir de le révéler, car j’ai l’impression que des écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’exploiter avec fruit. Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci : 1. Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard… 2. Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard… Dans la première, les "lettres" étaient pris dans le sens de "signes typographiques", "blanc" dans le sens de "cube de craie" et "bandes" dans le sens de "bordures". Dans la seconde, "lettres" était pris dans le sens de "missives", "blanc" dans le sens d’"homme blanc" et "bandes" dans le sens de "hordes guerrières". Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux. Dans le conte en question il y avait un blanc (un explorateur) qui, sous ce titre "Parmi les noirs" avait publié sous forme de lettres (missives) un livre où il était parlé des bandes (hordes) d’un pillard (roi nègre). Au début on voyait quelqu’un écrire avec un blanc (cube de craie) des lettres (signes typographiques) sur les bandes (bordures) d’un billard. Ces lettres, sous une forme cryptographique, composaient la phrase finale : "Les lettres du blanc sur les bandes d’un vieux pillard", et le conte entier reposait sur une histoire de rébus basée sur les récits épistolaires de l’explorateur[3] . » On peut constater que le langage chez Roussel n’est pas la simple trace d’un individu créateur, car il fonctionne comme un rébus, un métagramme, un jeu, une machine. On ne peut pas affirmer que c’est l’individu qui joue avec la langue, car c’est la langue qui joue avec ses propres possibilités, ses propres ressources de signification.

Le texte littéraire (et on peut dire l’acte de création lui même) est ici un lieu où des significations différentes peuvent surgir. C’est un jeu de langage qui n’est pas en relation avec la conception de « l’explication de la réalité ». On doit citer à ce sujet les idées très justes de Bernard Caburet, qui établit une opposition entre la méthode, la conception de création de Roussel et celle de Mallarmé : « Le monde créé est tout entier occupé à la commémoration de sa propre naissance : autant de machines et de tours, autant d’illustrations variées de mécanisme verbal moteur de la fiction. L’usage nominaliste que Roussel fait ici du langage ouvre sur une réalité dont les structures correspondent à celles du langage qui la produit et l’organise. Fruit du langage et de lui seul (c’est moi [B.B.] qui souligne), le monde rousselien se trouve par là même en corrélation intime avec celui-ci, il se trouve, comme toute réalité culturelle, en correspondance avec les structures du langage. Mallarmé pensait que "tout, au monde, existe pour aboutir à un livre", que la poésie d’elle-même tend à "l’explication orphique de la terre", et postulait ainsi un rapport secret d’expression entre le verbe et le monde. Pour Roussel une telle hypothèse est de peu d’importance, il lui suffit que le langage crée un monde qui ne doive rien au monde commun. Le nominalisme de Mallarmé est moins radical que celui de Roussel. Celui-là rêve de retrouver à partir des seuls mots les arcanes de l’univers et de l’esprit, celui-ci, par la seule puissance créatrice des mots et de leur combinatoire, accède à un monde (pour lui le monde créé est une fin et non le microcosme symbolique du monde extérieur) dont tout le prestige réside en ce qu’il n’est pas "le monde"[4] . » L’argumentation de Caburet est très juste, mais un peu redondante vers la fin de la citation, car ce n’est pas seulement la différence entre le monde fictif et le monde réel qui œuvre cet espace du jeu, mais c’est de montrer, par « la seule puissance créatrice des mots », un vide, une absence dans toute construction de langage. De plus, on verra que dans Locus Solus cette absence est dédoublée par un jeu de la narration. On assiste non seulement à la multiplication des narrations concernant le même sujet, mais aussi à un questionnement des marges de la fiction, du mode d’être de l’imagination, réalisé par la mise en scène du problème du hasard. C’est ici qu’on peut citer la phrase très juste de Michel Foucault : « Chez Roussel le langage, réduit en poudre par un hasard systématiquement ménagé (c’est moi [B.B.] qui souligne), raconte indéfiniment la répétition de la mort et l’énigme des origines dédoublées[5] . », ajoutant que la structure narrative est, peut-être, inévitable dans la « description du hasard ».
2. Développement

À ce point-là on peut évoquer une interprétation très profonde, fondamentale de l’œuvre de Roussel, celle de Michel Foucault qui parle justement de cette absence dans le langage : l’absence d’un lien entre les mots et les choses. Foucault écrit : « au moment où les mots ouvrent sur les choses qu’ils disent, sans équivoque ni résidu, ils ont aussi une issue invisible et uniforme sur d’autres mots qu’ils lient ou dissocient, portent et détruisent selon d’inépuisables combinaisons[6] . » Selon cette conception, le sens d’un mot n’est pas sa relation avec une chose qu’il désigne, mais un mouvement intérieur de l’espace du langage, plus précisément : les dédoublements et les déplacements qui font naître toutes les figures de la rhétorique. C’est à ce niveau-là qu’une argumentation basée sur une opposition binaire réalité/imagination (comme celle de Bernard Caburet) devient insoutenable parce que Roussel « ne veut pas doubler le réel d’un autre monde, mais dans les redoublements spontanés du langage, découvrir un espace insoupçonné et le recouvrir de choses encore jamais dites[7] ». Et cet espace est découvert grâce au procédé rousselien (et amplifié par les jeux de la fiction).
2.1.1. Relations métaphoriques

Foucault fait allusion aux conceptions de la langue des grammairiens du 18e siècle, notamment à la définition du trope de Dumarsais (Les tropes, 1730), selon laquelle la signification d’un mot n’est pas fixe : elle peut se déplacer dans l’univers de la langue et peut créer de nouveaux sens[8] . L’espace ouvert par le sens figuré se base sur la constatation que la langue est à la fois riche et pauvre. Dumarsais écrit : « Les langues les plus riches n’ont point un assez grand nombre de mots pour exprimer chaque idée particulière, par un terme qui ne soit que le signe propre de cette idée, ainsi l’on est souvent obligé d’emprunter le mot propre de quelqu’autre idée, qui a le plus de rapport à celle qu’on veut exprimer[9] . » À cause de cette raison économique, les mots sont en perpétuel mouvement dans la langue, n’ayant pas un sens unique qui soit la dénotation, la dénomination d’une idée ou d’une chose.

C’est pour cela qu’on peut parler de la langue comme d’une construction métaphorique. Citons maintenant une définition classique de la métaphore, celle d’Aristote : « La métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport du genre à l’espèce ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie[10] » (Poétique, 1457b6-8). On a vu que dans tout espace langagier œuvre ce transfert des noms, à la suite duquel le sens propre se transforme en sens figuré. Mais justement à cause de ces transferts continuels on ne peut plus distinguer le sens propre du sens figuré. Fontanier écrit dans Les figures du discours (1821-27) : « Le sens tropologique est, ou figuré ou purement extensif, selon que la nouvelle signification à laquelle il est dû, a été donnée au mot librement et comme par le jeu, ou qu’elle en est devenue propre comme la signification primitive[11] . »

La découverte de cet espace insoupçonné du langage se produit dans Locus Solus à l’aide du procédé et à travers les étranges machines : à travers les métaphores scientifiques. On peut dire que l’évocation permanente des expériences scientifiques sert à découvrir cette absence, puis à la remplir de signes. (On doit signaler que les machines et les expériences « scientifiques » dans les textes de Roussel sont toujours fantaisistes, elles n’appartiennent pas au domaine proprement dit de la science ; de plus, elles sont souvent issues de la tradition cabalistique, mystique, comme par exemple les placets de Paracelse dans le 6e chapitre de Locus Solus.)

Citons maintenant la description d’une de ces étranges machines pour voir de plus près les problèmes qui en surgissent. Il s’agit d’une étrange hie qui, à l’aide du vent, réalise une mosaïque de dents : « Nous fîmes quelques pas vers un point où se dressait une sorte d’instrument de pavage, rappelant par sa structure les demoiselles – ou hies – qu’on emploie au nivellement des chaussées. Légère d’apparence, bien qu’entièrement métallique, la demoiselle était suspendue à un petit aérostat jaune clair, qui, par sa partie inférieure, évasée circulairement, faisait songer à la silhouette d’une montgolfière. En bas, le sol était garni de la plus étrange façon. Sur une étendue assez vaste, des dents humaines s’espaçaient de tous côtés, offrant une grande variété de formes et de couleurs. Certaines, d’une blancheur éclatante, contrastaient avec des incisives de fumeurs fournissant la gamme intégrale des bruns et des marrons. Tous les jaunes figuraient dans le stock bizarre, depuis les plus vaporeux tons paille jusqu’aux pires nuances fauves. Des dents bleues, soit tendres, soit foncées, apportaient leur contingent dans cette riche polychromie, complétée par une foule de dents noires et par les rouges pâles ou criards de maintes racines sanguinolentes[12] . » On peut constater la minutie de la description, peut-être a-t-on ici à faire à une hypotypose, la figure de la description. Voici la définition qu’en donne Fontanier : « L’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante[13] . » On peut constater que l’exigence primordiale de cette figure consiste dans le fait de transformer le récit en image. Cette transformation s’opère dans un espace linguistique : l’image donnée par l’hypotypose n’est pas une expérience visuelle, mais textuelle. La clause « en quelque sorte » fait allusion à cette textualité, en créant l’effet textuel du réel.

Mais quelle est la fonction de cet instrument étrange ? Voyons de nouveau notre texte : « À la place occupée actuellement par la hie, les dents, étroitement groupées, engendraient, par la seule alternance de leur teintes, un véritable tableau encore inachevé. L’ensemble évoquait un reître sommeillant dans une crypte sombre, vautré mollement au bord d’un étang souterrain » (32) et « En tirant parti de tous les caprices possibles du vent, la hie achèverait sa mosaïque à la brune du dixième jour, reproduisant strictement, en plus grand, le modèle fait à l’huile, sauf quatre minces bandes extérieures qui manqueraient individuellement à chacun des côtés, sans porter par leur insignifiante absence, choisie à bon esceint de préférence à toute autre, nul préjudice à l’ensemble du sujet » (59). La machine copie une toile qui a été peinte à partir de l’histoire choisie par Canterel. Il s’agit d’une aventure du reître Aag, forban sans scrupules, qui a pour mission d’enlever la belle Christel, épouse du baron Skjelderup, à la demande d’un riche seigneur norvégien, le duc Gjörtz. Mais la mission échoue, Aag ne peut pas empêcher le cri de la jeune femme et il est arrêté et emprisonné dans une grotte souterraine du château par les hommes de Skjelderup. C’est là que Aag trouve un livre et lit le Conte de la Boule d’Eau. Après lecture du conte, Aag s’endort et dans son rêve, inspiré du texte, apparaît la protagoniste de la légende, transformée en colombe qui a sauvé ses persécuteurs qui sont ses propres frères. À ce moment-là, Aag est réveillé par Christel qui le sauve de sa crypte par des passages secrets.

La mise en scène de la hie peut être interprétée comme la textualisation d’un problème esthétique. On peut donc en conclure que la machine est la métaphore (filée) de la représentation. Mais elle n’est pas simplement un médium technique de la création artistique, car elle participe à la chaîne des multiplications de la représentation. De plus, cette machine met la représentation sous le signe du hasard, car bien qu’elle soit une construction minutieuse du maître, en fin de compte, c’est le vent qui engendre l’exécution de la mosaïque.

Les procédés « scientifiques » et les machines sont donc des signes, les réalisations linguistiques des vides de l’imagination, vides qui sont, eux aussi, transmis par des textes. Pour mieux cerner cette démarche, on peut citer la formule de Kristeva : « Roussel ne pratique pas la science comme littérature (Lautréamont, Mallarmé avaient déjà tenté de le faire), il représente la littérature comme science. Mais c’est justement cette ambiguïté qui donne leur portée analytique à ses livres[14] . » Il faut insister ici sur le fait que l’auteur souligne le verbe représenter : la science est présentée, mise en scène chez Roussel au lieu de la littérature, elle sont donc dans une relation d’échange, une relation métaphorique. Cela n’est pas valable seulement pour le rapport entre la littérature et la science ou pour le problème de l’interprétation des machines comme métaphores[15] , mais aussi à un niveau supérieur, macro-textuel : l’échange entre les différentes variantes de la même histoire.
2.1.2. Relations métonymiques

Toutes les machines et toutes les expériences scientifiques ont pour rôle d’aboutir aux récits, à des structures narratives. Dans le texte rousselien les récits expliquent les machines et les machines expliquent les récits. Par exemple le matou siamois Khóng-děk-lèn aboutit à constituer des récits à l’aide d’une substance rouge, baptisée érythrite, employant le magnétisme animal. Une autre expérience par laquelle le maître Martial Canterel crée l’illusion de la vie (à l’aide de deux matières rougeâtres, le vitalium et la ressurectine qui introduisent l’électricité dans les cerveaux) a pour rôle de reconstituer la mémoire de huit cadavres, et cette reconstitution se fait à l’aide d’une narration. On peut constater que le récit est inévitable dans ce système, bien qu’on ne rencontre chez Roussel que des narrations réduites, minimales (qu’on pourrait appeler, peut-être, le « degré zéro de la narration »). Foucault parle d’une architecture fixe, sans passé ni avenir[16] , mais je pense que le récit dans les œuvres de Roussel (bien qu’inséparable des machines) se présente comme la manière, le moyen inévitable de l’entendement humain[17] .

Voyons maintenant de plus près comment se lient les parties du texte qui, de prime abord, n’ont qu’un rapport très léger, très vague. Prenons comme exemple l’histoire déjà citée du reître Aag qui, après la lecture de la légende sur les onze frères avides et ingrats et la fille qui leur pardonne la faute, s’endort dans la crypte : « Un rêve, inspiré par le texte récemment assimilé lui montra bientôt les onze frères de la légende fléchis de terreur par la sphère d’eau, dont l’ombre estompait mortellement le linot conducteur, - tandis qu’au loin une neigeuse colombe s’élançait pour porter secours à ses persécuteurs. Peu à peu la colombe s’accentua davantage, et le reître se sentit frôlé par elle. Ouvrant les yeux, il vit à ses côtés Christel, qui lui pressait la main pour l’éveiller. » (53) On peut voir comment les deux récits s’entremêlent dans ce passage entre le sommeil et le réveil. Ce passage est développé et explicité temporellement (« peu à peu ») et alors que le fantasme devient plus fort, le reître est touché réellement par la femme.

En ce qui suit, le texte développe le rapport entre ces deux mondes, entre les deux récits : « En quelques mots, la jeune femme lui conta les événements qui avaient suivi l’apposition des pierres rouges sur l’orifice de la crypte […]. Bouleversé par ce récit, Aag fut frappé, malgré lui, du rapport établi à la dernière seconde par son rêve entre Christel et cette blanche colombe dont il s’était cru effleuré en percevant l’attouchement libérateur qui l’avait éveillé. Dans les deux cas l’innocence lâchement persécutée venait victorieusement secourir l’instrument même de ses maux ou de ses périls. » (53-54) À partir de ce paragraphe, on peut interpréter la relation entre les récits comme une relation métonymique, car il y a un contact, une liaison horizontale entre eux. Cette relation est métonymique, malgré la présence de l’analogie dans la dernière phrase citée, qui est le signe d’un rapport nettement métaphorique. La métonymie se présente à un niveau supérieur, au niveau de la macro-structure narrative[18] .

Dans le troisième chapitre une autre « machine » est présentée par Canterel : c’est un immense récipient rempli d’eau scintillante, appelé par le maître aqua-micans dans laquelle « grâce à une oxygénation spéciale et très puissante qu’il renouvelait de temps à autre, n’importe quel être terrestre, homme ou animal, pouvait vivre complètement immergé sans interrompre ses fonctions respiratoires » (80). Dans ce récipient les visiteurs peuvent voir, entre autres, un chat, nommé Khóng-dẽk-lèn (qui signifie en siamois, d’après une note, « joujou »), qui exécute les indications du maître Canterel. À l’aide de la boulette rouge, d’une composition chimique particulière, le chat électrise le cerveau de Danton, qui est lui aussi dans l’aqua-micans, en mettant ladite boule sur l’encéphale, ce qui produit un effet surprenant : « On eût dit que la vie animait de nouveau ce résidu de facies tout à l’heure immobile. Certains muscles semblaient faire tourner en tous sens les yeux absents, tandis que d’autres s’ébranlaient périodiquement comme pour lever, abaisser, crisper ou détendre la région sourcilière et frontale, mais ceux des lèvres surtout remuaient avec une agilité folle tenant sans nul doute aux prodigieuses facultés oratoires possédées jadis par Danton.(…) Canterel, qui précédemment, au cours d’expériences analogues, avait habitué ses regards à interpréter le manège des muscles buccaux, nous révélait, au fur et à mesure de leur apparition, les phrases passant sur les vestiges de lèvres du grand orateur. C’étaient d’incohérents fragments de discours empreints de vibrant patriotisme. » (75-76) Dans ce procédé scientifique se manifeste le processus du passage d’un état mort à un état vivant ou, plus précisément, d’une sensation visuelle à une sensation auditive : alors qu’au début de la scène on voit seulement le cerveau de Danton exposé dans l’eau scintillante, à la fin on peut entendre ses mots, bien qu’au moyen de multiples transferts. On pourrait identifier cette figure comme un hypallage métonymique, car il est question d’un transfert de la cause à l’effet. La métonymie est donc la figure du contact, de l’effet, parfois brusque, mais qui peut matérialiser une communication inexistante au préalable. Les mouvements des lèvres de Danton sont transformés en sons qui quittent les lèvres de Canterel.

Dans les chapitres trois et quatre on trouve quinze petits récits (anecdotes, selon André Breton[19] ) juxtaposés et numérotés, qui n’ont aucun lien entre eux. Ces récits sont « exécutés » par les machines : ils sont mis en scène par les lophobranches dans le récipient plein d’aqua-micans, ou, plus précisément, ils sont les histoires des morts ressuscités dans la geôle focale. On a donc à faire à un enchaînement de récits dont le choix semble aléatoire et qui ont pour fonction de narrativiser le fonctionnement des machines. Or, l’enchaînement des récits ainsi juxtaposés ne peut être lu que métonymiquement : leur proximité ne donne la possibilité à aucune relation analogique. (On pourrait ajouter aussi que l’aléatoire a un rôle important dans une perspective métonymique.) De plus, dans l’œuvre de Roussel on retrouve maintes fois la technique de l’histoire dans l’histoire. Cette technique narrative se base sur une synecdoque car le tout y est représenté par la partie et vice versa (par exemple dans le quatrième chapitre, la vie de l’acteur Lauze est présentée par son rôle dans une pièce dans laquelle il a joué et cette pièce est représentée par l’histoire de son personnage principal). Cette technique narrative aboutit à un effet de miroitement infini qu’on pourrait nommer l’effet dévastateur de la métonymie parce qu’il n’y a aucun point de repère au regard d’un classement des récits selon leur « véridicité » et leur « authenticité ». Ce miroitement détruit tout repère mimétique, véridique et laisse libre cours à la fantaisie, parce que dans Locus Solus les histoires dans les histoires n’ont pas pour rôle de s’expliciter réciproquement, mais de créer un effet de labyrinthe (on pourrait ajouter : en narrativisant l’immense parc, en « fictionalisant » le lieu solitaire dans un espace linguistique).

Tous ces récits modèlent en quelque sorte le problème de la représentation, en interrogeant sa légitimité à l’égard de la création et de l’entendement esthétique. Le récit du sculpteur Jerjeck est très significatif de ce point de vue. On peut considérer cette histoire comme un peu maladroite (et c’est valable de la majorité des historiettes de Locus Solus), car elle n’a pas d’action proprement dite, de conflit ou de dénouement. Mais il y a tout de même un changement : on apprend comment Jerjeck est devenu artiste, donc les caractéristiques fondamentales du récit sont gardées. Voyons la mise en scène du problème de la représentation, en commençant par le tournant de la vie de Jerjeck : « Les plus belles joies de sa vie d’enfant étaient les longues visites faites en troupe aux musées par les dimanches pluvieux. Aux lendemains de ces journées bénies, il s'essayait de mémoire à reproduire tel tableau en dessinant sur ses cahiers ou telle statue en pétrissant un bloc de mie distrait de son pain. Au Louvre, un jour, ses regards furent médusés par le Gilles de Watteau, qu’il s’acharna, par la suite, à copier d’après son souvenir. Mais nul croquis ne le contentait. Attribuant avec raison ses déboires à la gênante pénurie de traits de plume qui, exigée par la totale blancheur du personnage enfariné, créait une grave difficulté, il imagina un subterfuge propre à lui donner au moins l’illusion d’une besogne plus copieuse. » (179) Après une digression expliquant comment l’enfant entre en possession de la cire, la matière de base de ses statuettes (cette digression entretient un rapport métonymique avec l’ensemble du récit, puisqu’elle présente le transfert de la cause à l’effet), suit la description de l’œuvre achevée : « Jerjeck attacha bientôt une importance grandissante à son étrange travail préalable sur papier, voyant qu’il en tirait décidément ses plus lumineuses conceptions. Il fit de chaque Gilles, face et revers, deux études très poussées qui le guidaient pas à pas pour le modelage – et prit même, presque sans le vouloir, trouvant là instinctivement une aide singulière pour sa tâche de sculpteur, l’habitude de reproduire à la surface de la molle statuette noire, en alignant finement tels granules blancs de cire nocturne, les évocateurs traits d’encre laissés avec tant de talent sur la feuille par son prestigieux grattoir. Ainsi l’œuvre, après achèvement, formait en quelque sorte le négatif exact de Gilles dont le double dessein fournissait le positif. » (182) Dans ce paragraphe nous sommes témoins du passage de la ligne à la forme, du dessein à la sculpture. C’est encore une fois un transfert métonymique qui révèle la spécularité infinie, l’illisibilité du problème de la représentation. On peut constater qu’ici la création n’est pas la mimèsis de la nature, mais l’imitation, le « copiage » d’une autre œuvre d’art, d’un artefact. La création est déclarément une tromperie, un subterfuge, un artifice qui joue sur les points critiques, les vides de l’entendement humain. Cette multiplication des Gilles détruit l’idée que les origines de l’œuvre d’art sont connaissables. La création se réduit à l’exécution d’une copie qui, bien que parfaite, reste une copie. Mais, selon le texte, c’est seulement « l’illusion d’une besogne copieuse », donc cette forme de création est, à vrai dire, la mise en scène de la capacité cognitive de l’homme. Car la cognition est toujours la modélation permanente d’une image sur le monde, image qui est elle-même déjà héritée d’une tradition, d’une culture qui nous a vu naître.

La description de l’œuvre achevée s’effectue par une métaphorique spatiale, par une mise en relief des différences de profondeur entre le dessin et la sculpture. Bien que les ressemblances entre ces arts soient « exactes », il y a une différence de profondeur entre eux. Ainsi la ressemblance totale est une illusion, on devrait parler plutôt d’un ajournement de la similitude, créé par l’effet spéculaire. Lorsqu’on lit les termes négatif et positif, on peut penser aussi à la photographie qui est la non plus ultra de la représentation du « réel ». Mais une photographie diffère toujours (également dans un sens temporel) de son modèle parce qu’elle arrête le temps, opère seulement avec le présent. (De plus, le négatif d’une photographie présente les choses à l’envers.) Cette interprétation n’est pas forcée : on doit souligner encore une fois que le jeu de mémoire est omniprésent dans le livre. Ici, le petit Jercjeck copie les tableaux « d’après son souvenir ». Ainsi la besogne d’une représentation parfaite échoue malgré les apparences. De ce point de vue on pourrait lire avec distanciation et ironie le paragraphe introducteur de ce récit où le maître présente l’efficacité de son invention : « Canterel aperçut là un intéressant moyen de montrer, d’une façon particulièrement écrasante, avec quelle rigueur absolue les tranches de vie reconstituées ressemblaient à leurs modèles. » (177) Cette phrase abonde en termes empruntés à la théorie mimétique, mais cette abondance soulève un doute à l’égard de son objet. Force nous est de constater donc que tout acharnement à la représentation est fantaisiste : on a affaire ici avec une réalisation de l’impossible, le passage entre la vie et la mort. De plus, le processus de la modélation est multiplié à l’infini : le sculpteur copie le tableau d’après son souvenir, il en fait deux croquis qu’il spatialise dans une statuette et tous ces actes sont mis en scène post mortem par les procédés chimiques de Canterel. On pourrait donc décrire la « création » plutôt comme une re-production, qui est à la fois une itération et une production nécessitant une temporalité et un mode d’être à part.
2.1.3. L’entrelacement de la métaphore et de la métonymie

N’oublions pas que tout cela fait partie d’un texte, que tout cela est une re-production textuelle du processus de la création. (Ainsi envisagée, cette lecture du problème de la création est, elle aussi, basée sur la figure de la métonymie, et ce principalement si l’on conceptualise l’effet spéculaire de l’œuvre d’art par le changement des termes des différents arts.) À ce niveau de l’analyse, on peut citer un bref récit du quatrième chapitre, dans lequel le jeu de mémoire est en relation explicite avec la textualité. Dans ce récit, une mère veut se créer une illusion et revoir les actions, les moments les plus déterminants de la vie de son enfant, Hubert Scellos, décédé à sept ans de la typhoïde. Cette cruelle joie la pousse à emporter le cadavre dans le lieu solitaire de Canterel : « Une émotion poignante s’empara de la malheureuse quand elle comprit que l’enfant revivait les minutes où, pour lui souhaiter sa dernière fête, il avait, assis sur ses genoux, récité, en la fixant tendrement, le Virelai cousu de Ronsard. En cette œuvre qui atteint l’absolue perfection – touchant hymne d’amour filial qu’un oiselet, exaltant les bienfaits reçus à toute heure, est censé adresser à sa mère – le poète obtient d’intensives expressions de pensées, dues à une précision lapidaire dans l’agencement des mots. Or, au XVIe siècle, les termes cousu et décousu s’appliquaient tous deux au style, soit marmoréen, soit relâché, alors que le dernier seul, de nos jours, garde encore son sens figuré. De là le surnom admiratif spontanément décerné par des masses, dès son apparition, au célèbre virelai en cause, chef-d’œuvre de cohérente concision. Tant de recherche et de densité rendant les vers durs à retenir, Hubert Scellos, pour tout se mettre en tête, avait fourni de violents efforts préoccupants, qui expliquaient la réminiscence post vitam. » (176-177) On peut lire ce fragment comme une mise en abyme car la force de l’œuvre de Roussel consiste, comme chez Ronsard, dans la « précision lapidaire dans l’agencement des mots ». J’ai déjà mentionné que le style de Roussel est très classique, puritain, « marmoréen » : on peut y saisir la trace d’une économie élaborée, bien précise. (Or, dans l’économie des textes rousseliens il n’y a pas de place pour la dépense : le meilleur exemple en est, peut-être, le récit cité qui, malgré sa brièveté, contient une multitude de chemins pour la lecture.) De plus, cette mise en abyme fait partie d’une interprétation d’un virelai de Ronsard. Or, une interprétation est la transformation textuelle d’un autre texte, qui confirme la relation métonymique entre eux. Cette relation métonymique est renforcée par l’hypotypose qui présente l’image de l’enfant assis sur une chaise et récitant la poésie de Ronsard. (Qui plus est, une récitation est toujours une interprétation, une explicitation du sens : c’est pourquoi les différentes résurrections du petit Scellos ne sont pas identiques. Ces résurrections présentent un transfert métonymique en leur suite.)

Cette interprétation culmine dans une appréciation sur le virelai de Ronsard, due à une explication historique des mots cousu et décousu, dont le sens figuré (respectivement cohérent, logique et incohérent, inconséquent) a été le premier de point de vue temporel. Le sens de ces mots se référait au style, à la textualité, et n’est devenu « concret », c’est-à-dire n’a référé à la couture que dans une époque postérieure. Cette explication est semblable à ce que l’on trouve dans les essais du 18e siècle sur l’origine des langues. On peut penser, par exemple, à Rousseau, qui explique l’apparition du sens figuré par la crainte de l’homme sauvage qui, voyant un autre homme, lui donne le nom de géant, et seulement après une longue expérience et plusieurs rencontres avec ses semblables, réserve ce mot pour nommer son illusion - produit de son imagination - sa fausse conscience[20] . L’explication présentée par Roussel éclaire la « structure » de tout texte, qui est pareille à un tissu, à un textile. La langue sait déjà cette chose, elle est comme la mémoire de l’histoire, de la pensée. Le changement de sens du terme cousu est proprement métaphorique : la structure du texte est analogue à la structure du textile. L’explication du virelai de Ronsard est, elle aussi, en relation métaphorique avec les sentiments de l’enfant envers sa mère : tous les deux sont comme un « touchant hymne d’amour familial ». On peut donc constater que la métonymie et la métaphore sont en un continuel entrelacement, qu’elles se croisent comme les fils dans un tissu.

Pour mieux démontrer cette affirmation, je retourne à l’épisode déjà cité où le cerveau de Danton est revitalisé à l’aide de matières chimiques rouges, dans l’aqua micans. On a vu que la bouche de l’orateur était capable de mouvoir et de former, à l’aide des médiateurs, des mots. J’ai interprété cette scène métonymiquement (le transfert d’une sensation visuelle à une sensation auditive), mais le texte offre aussi la possibilité d’une interprétation métaphorique : la bouche absente de Danton se matérialise enfin dans la bouche de Canterel qui prononce ses mots. Il y a ici une relation nettement analogique. On peut donc constater que les deux sortes de liaison sont inséparables et qu’une lecture qui n’ouvre pas les deux voies de la signification n’est pas capable de suivre les mouvements rhétoriques du texte et de saisir sa propre textualité. Comme Gérard Genette l’écrit sur la relation métonymie/métaphore : « Seul le recroupement de l’un par l’autre peut soustraire l’objet de la description, et la description elle-même, aux "contingences du temps", c’est-à-dire à toute contingence, seule la croisée d’une trame métonymique et d’une chaîne métaphorique assure la cohérence, la cohésion "nécessaire" du texte[21] . »
2.2. Narration, fiction, imagination

Le texte intitulé Locus Solus se présente comme une forme transitoire entre les paradigmes narratologiques traditionnels et modernes. Au lieu d’une histoire centrale on trouve une multitude de petites histoires qui sont autant d’explications sur les machines exposées dans le parc. Les petits récits insérés dans le cadre de la présentation du jardin par Canterel (qu’on ne peut pas nommer « récit central ») sont très proches de l’anecdote et ils ont souvent une intrigue, un dénouement, des personnages etc. Mais on ne peut les identifier à la nouvelle traditionnelle car ils sont très schématiques, concentrés sur un tournant dans la vie des actants. En revanche, dans le cadre de base il n’y a pas de personnages : mise à part la figure de Canterel, toutes les autres figures ont un rôle secondaire, elles ne sont que de simples figurants, n’ayant aucune consistance que du point de vue narratologique. Cette affirmation devient compréhensible si on se rend compte du fait qu’il n’y a pas de dialogues dans le texte. Ce fait implique une rupture avec la conception traditionnelle de la littérature narrative puisque chez Roussel on ne retrouve plus l’effort (mimétique) de l’investigation de la psyché humaine par l’invention des consciences fictives[22] .

À l’égard de la construction temporelle, il est inutile de chercher un ordre linéaire dans Locus Solus, car le progrès du texte est fragmenté par d’autres textes qui contiennent souvent, à leur tour, de nouveaux textes – jusqu’à l’infini. On peut voir seulement le germe d’une linéarité dans le fait que la promenade commence à trois heures et finit en pleine nuit quand la lune brille déjà magnifiquement (249). Mais cette linéarité est apparente, superficielle, parce que la temporalité devient spatialisée : comme le texte est fragmenté par de brefs récits, la lecture se transforme en une errance dans un labyrinthe sans centre ni points d’orientation. C’est pourquoi la lecture de Locus Solus ne doit pas être, elle non plus, linéaire : on a la liberté de commencer le livre par n’importe quel chapitre. Le dernier chapitre nous donne un modèle de construction et de lecture non-linéaire, par la description du vieux livre magique de Noël, « un diseur de bonne aventure » : « Le livre entier se divisait en groupes de six pages qui, se rapportant chacun à telle constellation, n’offraient que des paragraphes indépendants et courts, dont les quelques lignes renfermaient, sous forme de parabole plus ou moins obscure, une destinée humaine. Ces chapitres égaux avaient tous leur pagination individuelle. (…) Un examen sérieux du livre eût en effet montré six différents genres d’esprit régentant respectivement les pages correspondantes de chaque chapitre, une frappante analogie de pensée mariait donc entre elles toutes les pages 1, dans l’ouvrage entier les pages 2 également constituaient une famille homogène, et il en allait de même, sans lacune, jusqu’à l’ensemble des pages 6. » (293-294) Ce paragraphe présente un autre type de lecture, qui diffère de celui que l’on peut désigner comme linéaire, téléologique, mais cette nouvelle voie reste ici trop restreinte, car seules les pages de numérotation identique sont lues ensemble. Si l’on tient compte du fait que ce livre, usité ensemble avec un dé, n’est qu’un instrument de la prédiction, on arrive à une combinatoire qui renvoie à une forme de lecture plus complexe. Par cette combinatoire la lecture devient interminable, perd l’illusion qu’elle peut atteindre la perfection : on ne doit pas oublier que le livre de Noël est l’instrument de la prédiction, il est donc une formation aléatoire, qu’on peut lire comme allusion au célèbre Livre de Mallarmé. (Pour rester encore un instant avec Mallarmé, ce contexte nous rappelle inévitablement l’un de ses textes, intitulé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.) La conception de la perfection est démasquée par la rupture dans l’ordre de la combinatoire, rupture due au rapport étroit de la prophétie, de la pré-diction de Noël avec le coup de dés. On peut comprendre la perfection comme l’illusion de la réception. On peut interpréter le « déchiffrement » (les sens propre et figuré s’entrecroisent ici !) du livre par Noël comme une mise en abîme de la lecture de Locus Solus qui est, lui aussi, un livre numéroté et, selon quelques critiques[23] , chiffré. Tout effort qui tend à lire ce livre comme une unité et qui conçoit l’interprétation comme l’établissement de la perfection (qui vise à constituer, par exemple, une machinerie combinatoire dans laquelle tous les éléments du texte peuvent être insérés et fourrés) ne tient pas compte de la fragmentation fondamentale du texte. Or, cette fragmentation n’est pas conciliable avec la conception totalisatrice de la perfection. Et ce n’est pas par hasard que la prédiction de Noël se réfère à l’avenir de Faustine. Or, le nom de Faustine est le retournement ironique, par changement de sexe, du nom de Faust qui est réservé à une conception du monde, à une pensée nettement téléologique. Le sujet faustien a ses buts bien définis et il s’agit en permanence d’y aboutir. Dans l’épisode cité, la prophétie consiste en l’interprétation d’une histoire byzantine, lue dans le livre cabalistique, qui insiste sur le fait que Faustine n’aura plus de repos dans sa vie, qu’elle devra s’enfuir de soi-même et que « cette fuite éperdue se prolongera des années » (295). Cette fuite, conçue comme une allégorie, présente le caractère inquiétant de toute lecture : car la lecture est un processus interminable. Comme Hans Robert Jauss l’écrit : « le concept classique de l’œuvre close, parfaite dans sa forme, de même que son corrélat, la contemplation passive du récepteur, est abandonné en même temps que l’idéal esthétique de la perfection : le lecteur ou l’observateur doit désormais lui-même devenir poïétique, l’interprète d’un sens toujours à reconstituer, et ainsi le co-auteur de l’objet esthétique, qui ne peut jamais être achevé[24] . » Ainsi le féminin de la lecture devient (si cet oxymoron est permis ici) une « passivité productrice » en tant que la fuite, l’éloignement de son origine est né-cessaire (pour insister sur le caractère temporel du processus, on peut écrire : in-cessant), mais seul ce mouvement perpétuel maintient la possibilité de la signification (comme l’exemple du procédé le montre, lui aussi). Une expérience pareille est décrite dans une étude de Stierle, bien qu’en d’autres termes : « Ce que le récepteur constitue lui-même inconsciemment a lieu comme tache aveugle de sa réception, et c’est ce qui lui donne obligatoirement son caractère vraisemblable. L’invraisemblabilité de la fiction narrative devient le vraisemblable de l’illusion produite par le récepteur lui-même, en tant que son activité productrice lui échappe (je souligne, B.B.)[25] . »

On doit mentionner que chez Roussel il n’y a pas de grandes innovations narratologiques comme dans les œuvres de Proust ou de Joyce : on ne retrouve pas chez lui de jeux sur les plans temporels, d’anticipations et de retours en arrière, de jeux sur la différenciation et multiplication des points de vue, des positions narratives, etc. Outre l’aspect fragmentaire, la « ruse », l’artifice narratif chez Roussel se pose d’une façon différente de celle des romanciers modernes : l’accent se déplace. Il s’agit d’une réinvention de la tradition de « l’histoire dans l’histoire », mais avec des modifications considérables. On a vu que les récits courts, insérés dans le corps de Locus Solus, ne sont pas présentés d’une façon traditionnelle, comme dans le cadre d’un roman à tiroirs (pensons, par exemple, à Gil Blas), car ici il n’y a pas d’histoire de base qui montrerait l’évolution du personnage central : le maître Canterel ne présente aucun signe de changement au cours de la promenade. On ne rencontre jamais de narrateur omniscient, on n’entend pas la voix d’un narrateur central, mais on voit toujours des médiateurs : le maître, les machines, les animaux. J’ai déjà mentionné qu’au début du livre apparaît un narrateur à la première personne qui s’efface au cours de la promenade. Le je de la première phrase (« Ce jeudi de commençant avril, mon savant ami le maître Martial Canterel m’avait convié... » 9) devient, à la fin du livre, un pâle nous (« Puis Canterel, annonçant que tous les secrets de son parc nous étaient maintenant connus, reprit le chemin de sa villa, où bientôt un gai dîner nous réunit tous. » 307). Cette transition du singulier au pluriel marque qu’il ne s’agit pas ici d’une narration subjective, il n’est pas question d’un récit d’expérience. C’est le maître Canterel qui dirige notre vue vers les objets du discours, mais il ne parle pas du tout : sa personne est une figure déictique. De prime abord, le narrateur est comme une conscience transparente qui laisse passer tous les actes déictiques du maître, peut-être, en les verbalisant. Plus précisément, la figure de Canterel est l’anthropomorphisation d’une deixis, qui relève des problèmes du mode de l’être de la langue. Car il ne s’agit pas ici d’un simple passage du je au il (p. ex. « Le crépuscule était venu pendant que nous écoutions le maître, qui, à ce moment, nous entraîna dans un sentier escarpé. » 227 ou « Canterel nous présenta de loin les trois personnages. » 249), mais, plus généralement, d’une saisie, d’une conception de la langue.

Deux conceptions s’opposent à l’égard de ce problème : selon la première, c’est le sujet qui parle en utilisant à son gré les signes de la langue, selon la deuxième, c’est la langue qui parle à travers le sujet. Ou, dans une autre formulation, celle de Lacan, le langage est la condition de l’inconscient et l’inconscient est structuré comme un langage[26] . On peut éclaircir ce problème en évoquant une célèbre analyse du 20e paragraphe de l’Encyclopédie de Hegel donné par Paul de Man. Dans cette analyse, de Man démontre qu’on ne peut pas parler d’« opinion personnelle » car il y a une énorme différence entre dire (sagen) et vouloir dire (meinen). Cette différence est due au fait que la langue exprime seulement des généralités, par conséquent, le je, le sujet ne peut exprimer ce qu’il veut au moyen de la langue, selon la constatation de Hegel (« so kann ich nicht sagen was ich nur meine »). Ainsi le mot je est le mot le plus purement déictique, mais en même temps le plus abstrait aussi[27] . Et on doit souligner que la littérature est le lieu par excellence (le « lieu solitaire ») où ce problème se manifeste : toute rencontre avec un texte littéraire nous révèle la différence entre l’auteur empirique et l’auteur implicite ou, autrement dit, entre le sujet racontant et le sujet raconté. C’est Maurice Blanchot qui a décrit, parmi les premiers, cette expérience de la lecture dans un espace littéraire : « L’écrivain appartient à une langue que personne ne parle, qui ne s’adresse à personne, qui n’a pas de centre, qui ne relève rien. Il peut croire qu’il s’affirme en cette langue, mais ce qu’il affirme est tout à fait privé de soi[28] . » On a vu que la voix du narrateur est devenue de plus en plus vague (comme si le narrateur s’éloignait dans un labyrinthe « sans centre »), on ne sait plus d’où elle vient, quelle est son origine et à qui elle s’adresse ? Car on a pu voir que les positions hétéro- et homodiégétiques s’entrecroisaient dans le texte.

La question se pose alors de la façon suivante : qui parle dans le texte ? La réponse est, tout de suite, un double déplacement de la question. D’une part, il semble que l’origine des voix se multiplie : on devrait plutôt parler de plusieurs voix, de plusieurs médiateurs. Ainsi le texte ouvre la possibilité de plusieurs interprétations, comme Barthes le confirme, lui aussi, en arrivant à une conclusion pareille à celles citées plus haut : « Plus l’origine de l’énonciation est irrepérable, plus le texte est pluriel. Dans le texte moderne, les voix sont traitées jusqu’au déni de tout repère : le discours, ou mieux encore, le langage parle (c’est moi [B.B.] qui souligne), c’est tout[29] . » D’autre part, ces médiateurs écrivent (il faut souligner ce mot), ils écrivent à l’aide de machines, d’aqua-micans, de diverses substances, et parfois avec leur propre sang (le rouge apparaît en permanence comme la couleur de l’écriture). Le cas de l’énigmatique coq Mopsus (présenté dans le dernier chapitre de Locus Solus) est très intéressant : ce médiateur écrit avec son sang l’avenir de Faustine. Son écriture marie le son et la forme, étant « une reproduction au second degré ». Voyons de plus près le fragment en question : « Repris par son ancienne idée, Noël, songeant à utiliser le phénomène [à savoir que Mopsus est capable de tousser du sang en formes géométriques] pour enseigner l’écriture au gallinacé, commanda un complet alphabet de vingt-six petits cachets dotés chacun d’une seule majuscule creuse. Contre l’usage, les lettres non symétriques étaient mises dans le sens normal en vue d’une reproduction au second degré. » (298) On peut interpréter ce passage comme une mise en abyme de l’écriture qui est toujours médiatrice. On doit souligner que l’écriture n’est pas médiatrice entre un sujet créateur et un contenu, un signifié, mais entre deux signes qui diffèrent, qui sont dans un mouvement permanent. C’est la raison pour laquelle Kristeva parle d’un « anti-sujet » à propos de la figure étrange du coq Mopsus et elle parle aussi d’une productivité textuelle qu’elle appelle trans-signe pour l’opposer à la dualité signifiant-signifié[30] . Le coq Mopsus peut être interprété comme « anti-sujet » en tant qu’il ne revendique pas le droit à l’origine de la voix parlante : il opère une reproduction au second degré. Et cette opération (d’ailleurs métonymique) s’effectue dans l’espace de la langue, se passe à travers le langage, ne créant pas l’illusion que les mots et les choses ont un lien commun, qu’ils se couvrent réciproquement. Cette lecture peut être renforcée peut-être par la double interprétation du syntagme « le sens normal » qui, dans le fragment cité, ne signifie pas seulement la direction des lettres dans les cachets, mais aussi, comme formation auto-réflexive, une allusion à son propre « contenu ». Cette réflexion ouvre une différence entre le « sens » et la matérialité de la lettre « sens ». Le sens du sens « réside », peut-être, dans cette différence. Ainsi le procédé devient un mode de lecture, valable non exclusivement pour les textes de Roussel.

Revenant à la figure du coq Mopsus et aux autres animaux (Khóng-dĕk-lèn, le matou siamois, les sept hippocampes, l’iriselle) qui sont des médiateurs dans l’espace de la « reproduction au second degré », on doit évoquer la tradition antique selon laquelle les animaux étaient des juges qui appréciaient la perfection des œuvres d’art, le plus souvent des tableaux et des sculptures. Il s’agit d’histoires connues dans l’antiquité sur Zeuxis dont les raisins peints sont mangés par les oiseaux, sur Apelle qui demande l’aide d’un cheval pendant une dispute de peintres, mais aussi d’une histoire racontée par Léonard de Vinci qui prétend être le témoin d’une scène où un chien a reconnu son maître sur une toile. Ces histoires sont toutes liées à l’effet du trompe-l’œil[31] . Or, la problématique du trompe-l’œil est le paradigme de la conception de l’art comme représentation. On a vu que dans Locus Solus les animaux avaient un rôle important en ce qui concerne la re-création des mémoires, des ouvrages artistiques, mais ici l’accent se déplace : on assiste à un tournant. Il n’est plus question seulement de la re-création des artefacts qui appartiennent à l’art plastique, car ici l’écriture, la textualité ont une fonction primordiale.

On peut accentuer cette constatation, en questionnant en même temps les « sources » de la fiction dans l’ouvrage de Roussel. On affirme souvent que les étranges figures des ses œuvres sont issues d’une « fantaisie » quelconque, jamais spécifiée, c’est-à-dire comme issue d’un vide de la pensée. Mais on peut objecter à un tel raisonnement que les figures et les histoires bizarres de Roussel sont toutes des formations discursives issues de traditions bien précises. L’exemple le plus éclatant est la figure du coq Mopsus qui tire son nom d’un berger de la Cinquième Églogue de Virgile. L’évocation du monde pastorale crée un rapport entre les termes locus solus et locus amoenas, ce dernier représentant le lieu idyllique imaginé par les bergers, qui est placé quelque part dans un avenir où la poésie régnera. Et ce n’est pas par hasard que le coq de Locus Solus est le médiateur d’une prédiction, d’une prophétie, qu’il est donc lié à l’avenir, et, mieux encore, qu’il écrit des poésies : « … à chaque séance divinatoire, le coq établit une pièce de vers sur le nom du personnage occupant la sellette » (299), il écrit donc des acrostiches. Les figures, les animaux médiateurs et aussi les récits brefs situent donc le texte rousselien dans un espace intertextuel.

On pourrait évoquer beaucoup d’exemples pour mieux cerner les problèmes de l’intertextualité et de la fictionalisation dans Locus Solus. On peut penser aux épisodes qui sont des réécritures d’histoires déjà existantes, dont on pourrait citer quelques unes, à titre d’exemple : le Conte de la Boule d’Eau est une légende du Recueil des Kaempe Viser, publié en 1591 ; l’aventure d’Alexandre le Grand avec l’immense oiseau Asnorius est racontée d’après Flavius Arrien ; l’anecdote sur Voltaire est une allusion à la correspondance de Frédéric le Grand ; l’histoire du roi perse, Cyrus, s’appuie sur un passage d’Hérodote; etc. Mettons maintenant en évidence un seule exemple. J’ai déjà cité l’épisode dans lequel le cerveau de Danton était exposé dans le récipient plein d’aqua-micans et que le maître réussissait à faire parler. Mais je n’ai pas expliqué comment la tête de l’orateur était devenue la possession de Canterel. Le texte en donne une explication dans le cadre d’un récit. Or, la base de cette histoire est la dernière phrase de Danton, telle que la tradition nous a reléguée. Avant de mourir, l’orateur aurait dit au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine. » À partir de cette phrase, Roussel construit une petite histoire très proche de la tradition des nouvelles policières. Cette histoire n’est donc pas issue de la « pure imagination », comme on pourrait le croire de prime abord; de plus, elle est intégrée dans la texture de Locus Solus, on pourrait dire qu’elle est sciemment « articulée », selon la logique du corpus entier. Citons quelques passages de cette histoire, en tenant compte des points essentiels selon lesquels le récit se construit : « Philibert Canterel, le propre trisaïeul du maître, avait grandi fraternellement auprès de Danton, né en même temps que lui dans la petite ville d’Arcis-sur-Aube. Plus tard, au cours de sa brillante carrière politique, Danton n’oublia jamais son ami d’enfance, qui, devenu financier, menait à Paris une vie active mais obscure, en évitant soigneusement la publicité dont il se sentait menacé en tant qu’alter ego du célèbre tribun. Quand Danton fut condamné à mort, Philibert put pénétrer jusqu’à lui et reçut ses dernières volontés. […] Le tribun émit alors un souhait touchant : il voulait que, si le complot [ayant pour but d’empêcher que son cadavre fût jeté à la fosse commune] réussissait, sa tête fût embaumée – puis transmise de père en fils dans la famille de son ami en souvenir de l’héroïque dévouement qui n’allait pas sans être entouré de risques mortels. […] Le lendemain, avant de s’incliner sous le couperet, Danton, se conformant aux ordres reçus, dit à Sanson la célèbre phrase : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine. » […] Depuis lors, suivant le vœu du grand patriote, l’étrange reste, veillé tour à tour par cinq générations, s’était maintenu dans la famille Canterel. » (84-86) On peut voir comment Roussel a établi le lien entre la tête de l’orateur et le maître : il a rédigé un récit vraisemblable (au moins du point de vue des normes du genre policier, aventurier) à partir d’une situation invraisemblable (la possession de la tête). Il est question ici d’un renversement dans l’ordre de la vraisemblance. Par quel moyen Roussel réussit-il à justifier une possession injuste, abusive ? Par la mise en scène des dernières volontés de Danton. Cette mise en scène est une feinte organisée de façon narrative. La ruse du trisaïeul de Canterel est, en fait, la « ruse », l’ « artifice » du texte. La vraisemblance est atteinte par la transformation d’une possession invraisemblable en un récit qui obéit aux règles d’un genre conventionnel, déjà familier (ce que l’on définit par la nouvelle policière, fantastique, ou sous d’autres noms). Il semble bizarre (et un peu forcée, peut-être) d’établir une coïncidence entre l’existence d’un rapport vraisemblance/familiarité et le fait que l’histoire citée aborde la question de cette étrange héritage de la famille Canterel. Mais il est certain que le récit cité joue sur les problèmes de l’ipséité et de l’altérité, et tout cela en rapport étroit avec le temps. On a vu que le trisaïeul de Canterel était l’alter-ego de Danton. Ainsi quand il sauve la tête du tribun de l’oubli, il sauve aussi sa propre tête, son nom de l’effet dévastateur du temps. Les têtes s’échangent, et par conséquent, la barrière entre ipséité et altérité devient flou, s’efface. Tout cela est en rapport avec la mémoire, non seulement familiale, mais aussi personnelle. Canterel réussit enfin à donner une voix aux mouvements de lèvres de Danton, c’est-à-dire à matérialiser la bouche absente de celui-ci, en lui prêtant sa propre bouche. Sa réussite est due à un dédoublement de soi-même (dédoublement oublié après l’acte), à la création d’un état schizoïde (que l’on pourrait désigner comme « état fictionnel », d’autant plus que le verbe grec skhizein signifie « fendre », « couper les liens entre deux choses »).

J’ai parlé d’un renversement dans l’ordre de la vraisemblance, mais, plus précisément, il s’agit ici d’un bouleversement de la conception de la fiction[32] . Car on a vu que l’histoire citée se situait dans un espace textuel, donnant un contexte narratif à la dernière phrase de Danton. Dans ce cas-là on ne peut plus soutenir l’opposition traditionnelle entre des concepts comme la fiction et la réalité, opposition basée essentiellement sur une conception mimétique de l’art. Selon une conception (qui, d’ailleurs, n’est pas schizoïde dans le sens mentionné) la fiction est, en fin de compte, la figure de la réception. La formulation de Stierle illustre cette conception : « Ce que la fiction représente n’est pas la réalité, mais la possibilité d’en organiser l’expérience[33] . » La « réalité » (ou, du moins, ce qu’on a habitude de nommer ainsi) devient signe dans un texte, dans un monde fictionnel. Ainsi la notion de « réalité » perd sa pertinence, se transforme en un élément difficilement identifiable du discours. Pour éviter cette difficulté, Wolfgang Iser propose une triade au lieu de l’opposition traditionnelle. Selon sa conception, l’acte fictionnel transforme la réalité en signe, et c’est par cette transformation qu’il opère la transgression dans l’indéfini. La fonction transgressive de l’acte fictionnel établit son rapport à l’imaginaire qui est une formation diffuse, de type protéen. Mais Iser souligne que l’acte fictionnel est un acte dirigé, bien qu’il s’opère comme une « irréalisation » lorsqu’il transforme la réalité en signe. En principe, on peut être d’accord avec les idées du théoricien allemand, parce qu’on a vu que l’acte fictionnel qui aboutissait à un récit à partir de la dernière phrase de Danton était dirigé, qu’il jouait sur les problème de l’ipséité et de l’altérité.

Dans une telle conception, l’imagination est un acte qui effectue les opérations de la sélection, de la combinaison et de la dénonciation de sa propre fictionalité[34] . Ces opérations sont soutenables au regard du récit cité : la sélection est le choix même de la phrase du tribun, la combinaison est le jeu avec les relations sémantiques, les ressemblances entre Philibert et Danton, les mélanges des éléments vraisemblables et invraisemblables. Enfin, la dénonciation de sa propre fictionalité est ici plus pâle, mais elle est saisissable dans la proposition : il « dit à Sanson la célèbre phrase etc. », puisque la célébrité de cette phrase est une interprétation postérieure, ce mot insérant un léger décalage temporel dans l’histoire. Cette conception de l’imagination est privée d’un aspect temporel. Or, on ne doit pas écarter le fait que l’imagination s’opère souvent chez Roussel dans le cadre des récits imitant la tradition des romans historiques ou même dans les allusions aux œuvres des historiens et mémorialistes célèbres comme Hérodote, Flavius l’Arrien, Frédéric le Grand, etc.

J’ai déjà anticipé le rapport entre imagination et mémoire, qui doit être examiné maintenant plus profondément. Pour cette analyse on doit faire appel à la conception hégélienne de ces termes. Selon Hegel, la pensée consiste dans la transformation des noms en images. Équivoque pour la pensée, la mémoire qui est production des signes, se transforme (bien qu’en « se dégradant ») en imagination. Mais, en fin de compte, l’imagination est engendrée par la mémoire productive (affirmation qu’on pourrait traduire ainsi : elle est le produit en permanente production d’une activité productive). Comme telle, l’imagination est, elle aussi, une sorte de pensée, l’ « être-en-fonctionnement », le mouvement de la signification. Car l’imagination productrice, chez Hegel, est une transformation du rapport immédiat à soi-même (rappelons-nous le dédoublement de soi mentionné auparavant), qui s’extériorise dans le monde comme signe[35] . Or, le signe se manifeste comme l’altérité de son contenu, il opère donc une rupture, une discontinuité entre le signifiant et le signifié. L’imagination et l’entendement se présentent comme une continuelle séparation et rupture, pris dans le sens temporel aussi. Toute imagination peut être décrite comme structure schizoïde. Et je crois que ce n’est pas par hasard si Roland Barthes parle de cette « structure schizoïde » de la lecture dans un chapitre intitulé La lecture, l’oubli. C’est vrai qu’il ne désigne pas la lecture par ce terme, mais il la conçoit comme l’oubli de soi, la (con)fusion du texte avec le sujet, par conséquent comme une activité de création et de transposition des signes, un travail métonymique[36] (et on pourrait ajouter : métaphorique en même temps).
2.3. Le hasard

La temporalité chez Roussel n’est pas, elle non plus, im-médiate : les petits récits reconstituent, d’habitude, le passé et l’avenir, mais jamais le présent. Comme je l’ai déjà mentionné, on ne peut pas retrouver dans les textes de Roussel la présence d’un sujet qui agit, non pas uniquement à cause d’une idée qui concerne la construction du langage en général, mais aussi pour une raison immanente : le présent est suspendu dans Locus Solus (contrairement à l’affirmation déjà citée de Foucault selon laquelle le texte rousselien est une architecture sans passé ni avenir). C’est un point à partir duquel on peut saisir et démontrer la différence entre le texte de Roussel et un roman de science-fiction, parce que ce dernier est basé essentiellement sur le présent comme structure directe de la communication, de la relation pragmatique du récepteur au texte[37] .

Dans Locus Solus on rencontre souvent les traces du hasard, justement parce que le temps devient très flou, insaisissable. Afin que ce problème devienne saisissable et pertinent du point de vue narratologique, on peut citer l’affirmation de Günther Müller : « Raconter c’est présentifier (Vergegenwärtigen) les événements non perceptibles par les sens d’un auditeur[38] . » On peut voir, à partir d’une telle position, que l’effacement (ou, peut-être, l’absence) du présent est (se présente comme [sic !]) la brisure de la narration, qu’il est un pli sur la surface du récit. Ce manque du présent « signale » le hasard et justifie tout effort d’une « écriture » qu’on pourrait désigner par la formule paradoxale : « décrire le hasard » (parce que le fait de décrire quelque chose présuppose sa présence, mais le hasard échappe toujours au présent). Pourtant cette formule est assez proche du procédé dont le « sens » pourrait s’interpréter, se traduire ainsi : saisir la différence entre deux signifiants (billard/pillard) d’une façon narrative, à travers les récits. La question est de savoir si le hasard et le récit ont des points communs quant à leur « naissance » et si le hasard peut être « décrit ».

Pour ouvrir un horizon plus vaste à cette problématique, on peut citer la « présentation » classique du concept de hasard proposée par Aristote : « La représentation a pour objet non seulement une action qui ne va pas à son terme, mais des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes, lorsqu’un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente ; la surprise sera alors plus forte que s’ils étaient produits d’eux-mêmes ou par hasard, puisque nous trouvons les coups du hasard particulièrement surprenants lorsqu’ils semblent arrivés à dessein. Ainsi lorsque la statue de Mitys à Argos tua l’homme qui avait causé la mort de Mitys, en tombant sur lui pendant un spectacle ; la vraisemblance exclut que de tels événements soient dus au hasard aveugle. Aussi les histoires de ce genre sont-elles nécessairement plus belles[39] . » (Poétique, 1452a 1-11)

On peut voir que le centre de cette argumentation est le concept de la causalité. Cette causalité domine aussi la conception aristotélicienne de la réception : la jouissance esthétique est chez lui une formation intentionnelle. La surprise, qui semble être le paradigme de la beauté dans les genres dramatiques et épiques, n’est concevable que dans une construction intentionnelle, téléologique. Et c’est seulement une construction intentionnelle qui peut assurer et maintenir la vraisemblance. L’affirmation beaucoup citée d’Aristote sur la vraisemblance prend son origine dans une telle construction intentionnelle : « Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif. » (Poétique 1460a 26) Il me semble que cette affirmation opère avec un concept domestiqué de l’impossibilité et de la surprise.

Pour démontrer cette affirmation, je cite le contexte de cette célèbre définition, recommandation : « Et l’effet de surprise plaît, la preuve c’est que tous en rajoutent dans leurs récits pour avoir du succès. Par-dessus tout, Homère a appris aux autres la façon dont on doit dire des mensonges, c’est-à-dire l’usage du faux raisonnement. En effet, les gens s’imaginent que, lorsque tel fait entraîne tel autre ou tel événement tel autre, l’existence du second implique celle du fait ou de l’événement premier – or c’est faux. C’est pourquoi, si un premier fait est faux, mais entraîne nécessairement un autre fait ou événement, il faut ajouter expressément ce dernier, car, puisque nous savons qu’il est vrai, notre esprit conclut par un faux raisonnement à l’existence du premier aussi[40] . » (Poétique 1460a 16-25) Ce passage fait apparaître pour un moment la contingence par le fait qu’il annonce la possibilité du mensonge. Théoriquement, la contingence signifie que ce qui se passe, peut se passer autrement. Chez Aristote le mensonge est un faux raisonnement, un paralogisme qui présuppose donc le savoir d’une vérité, d’un discours vérifiable. Mais qu’est-ce qu’il désigne alors par le mensonge ? Il semble que chez lui le mensonge est une fausse conclusion logique. Bien que ce faux raisonnement soit ce qui rend possible la feinte d’un état véridique, il se base sur le savoir d’une causalité bien précise et vérifiable en fin de compte. Ainsi la surprise (thaumaston) devient une simple re-justification du principe de la causalité. L’impossible (adunaton) est lui aussi domestiqué, car il n’est pas pris ici dans le sens de l’impensable, mais comme l’élément négatif d’un discours véridique : la restriction, la limitation de la contingence. Ainsi la surprise et le hasard sont le voilement de l’indicible, de l’impensable. Cela étant, le paralogisme, qui rend possible la surprise et le hasard, en tant qu’il prend pour vrai quelque chose qui ne l’est pas, est chez Aristote le fondement de la feinte. C’est pourquoi on peut concevoir le hasard comme la métaphore de la fiction, de l’imagination[41] . Dans l’exemple d’Aristote, la jouissance esthétique est due au fait que la statue de Mitys est identifiable à son modèle, que la chute de la statue accomplit le système de l’histoire, en le supposant comme téléologique. Le fonctionnement du hasard est la représentation. Mais ce hasard est une formation restreinte : on a pu voir qu’il était le nom déplacé d’un élément causal absent, qu’il remplissait donc la fonction de réunification du récit, du système. Le hasard est un « asylum ignorantiae » pour la pensée, un refuge et, en même temps, un subterfuge qui la sauve de la violence de l’impensable[42] . Le hasard conçoit la compréhension de la temporalité comme causalité et nécessité, au lieu de l’interpréter comme le mouvement perpétuel des transferts métonymiques.

On doit noter que l’exemple d’Aristote se réfère seulement au hasard simple (tukhè) qu’on traduit en français par le mot fortune, en revanche il ne laisse aucune place au « hasard aveugle ». Qu’est-ce que le « hasard aveugle » ? En effet, Aristote distingue deux sortes de hasards : le premier, la tukhè est traduisible par la bonne fortune et il est basé, on l’a vu, sur une finalité, sur une intentionnalité humaine ; le deuxième, l’automaton désigne, en revanche, la production purement mécanique des événements, une spontanéité sans implication intentionnelle[43] . L’automaton est donc une formation privée de toute implication humaine. Alors comment peut-on le saisir, le comprendre ? On a déjà vu qu’il s’opposait radicalement à la vraisemblance et à la nécessité. Le hasard aveugle est donc une brisure de la continuité logique et temporelle au sens de skizein. Il est aussi une coupure de la chaîne signifiante : comme Frédéric le Grand (le même qui figure dans Locus Solus) l’a affirmé : « La fortune et le hasard sont des mots vides de sens[44] . » Ce manque de signification, cette absence peut être transformée, à l’aide d’un transfert basé sur l’homonymie, en ab-sens qui met en é-vidence, par le préfixe privatif, la négativité dans la compréhensibilité du hasard aveugle. Mais cette seule négativité n’est pas suffisante pour cerner la différence entre fortune et hasard aveugle. Je cite l’étymologie proposée par Derrida en ce qui concerne l’interprétation de ce problème : « Or il y a un mot français, fors, lui aussi venu du latin (cette fois de foris, "dehors", "à l’extérieur de", adverbe lui-même homonyme du nom, foris, désignant la "porte"), et qui signifie "à l’exception de", "excepté". Il n’a rien à voir avec le mot latin fors, qui signifie le hasard, le sort ou la fortune[45] . » C’est une argumentation « socratique » de Derrida qu’on doit lire ironiquement, c’est-à-dire à rebours, car la coïncidence du hasard et du dehors n’est pas fortuite. À la lumière de cette étymologie on peut dire que le hasard aveugle, c’est « quelque chose » hors-discours, plus « exactement » il n’est pas comme toute autre chose dans le langage, il n’est pas un signe du discours : il est plutôt l’é-vidence du signe, la brisure de la signification.

Est-ce que l’expérience littéraire nous aidera à passer cette im-passe ? (Ce syntagme ne signifie pas une fixation du sens, au contraire, il désigne le mouvement circulaire de la signification.) Peut-être, l’anecdote sur « un » événement de l’enfance de Richard Wagner n’a-t-elle pas d’autre sens que de révéler la « trace » du hasard. La question est de savoir si c’est seulement un événement quelconque, parmi des autres événements d’enfance, ou s’il est un événement fondamental, un archi-événement dans la vie du musicien. Voyons de plus près cette anecdote. L’histoire se passe le 17 octobre 1813, à Leipzig, sur un boulevard plein de monde, où se promène la mère de Wagner, avec son fils âgé de cinq ans. Tout d’un coup, un étrange vieillard invite la mère à se faire prédire l’avenir de l’enfant. Le vieillard à la longue chevelure la prie de frapper trois fois le bord d’une coupe contenant de la limaille. « Le charlatan, avec précaution, reposa la coupe et, chaussant d’énormes lunettes, examina les remous et perturbations que le triple coup avait produit dans la limaille, tout à l’heure parfaitement lisse. Soudain il fit un grand geste d’ébahissement et, avisant une écritoire placée devant lui, prit une feuille blanche pour y copier à l’encre la figure tracée dans la poussière métallique. Puis il tendit le papier à la jeune femme, qui put y voir ces deux mots français : "sera pillé", assez lisibles malgré les contours incohérents des lettres, penchées en tous sens et fort inégales. » (107) Il est probable que la prédiction du charlatan a « engendré » la carrière du musicien, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas interpréter la pré-diction d’une autre façon que la postérité nous a appris et accoutumé. Si l’on veut savoir quel est le présent de cette affirmation, la réponse ne sera pas seulement la diction du charlatan, mais ce qu’on a su postérieurement, exactement sur la carrière de Wagner. Il se peut que tout ce qui semble évident dans le discours, n’est autre chose qu’un vide, qu’une lacune (une é-vidence) de la compréhension, de l’entendement. Tout ce qui semble être évident n’est engendré que par (le) hasard. Comme Raymond Aron l’a dit : « Le fait historique est, par essence, irréductible à l’ordre : le hasard est le fondement de l’histoire[46] . »

Quelle est la performance de l’énoncé du charlatan ? C’est qu’il « fait naître » Wagner, le musicien : il est donc un faux-père, un père secondaire ou, peut-être, une fausse, une deuxième mère. Et la suite de l’anecdote confirme cette affirmation : « Sur la fin de sa vie, Wagner, dont l’œuvre enfin connue et comprise devenait déjà la proie d’une foule de plagiaires sans scrupules, se plaisait à narrer l’anecdote – avouant que la prédiction, alors si bien réalisée, avait eu sur toute sa carrière une influence bienfaisante, en lui fournissant un encouragement superstitieux durant les interminables années de déconvenues et de luttes stériles où le désespoir s’était souvent emparé de lui. » (108) Wagner confirme le rôle du charlatan dans sa formation de musicien : il confirme donc le rôle du hasard dans la naissance de sa carrière. On assiste ici à un dédoublement des origines. La fonction du charlatan est semblable à la figure du poète présentée par Aristote, c’est-à-dire à celui qui sait dire des mensonges d’une façon persuasive, vraisemblable. L’action du charlatan est un acte poétique en tant qu’il peut simuler la création. Strictement parlant, il n’y a rien de vraisemblable dans la diction du charlatan, justement parce qu’il est pré-diction, donc il n’a pas de présent, il n’est pas « présentable ». C’est l’ « imprésentable ». Et c’est une coupure dans le débat sur la représentation qui est souvent conçue, dans sa temporalité, comme re-présentation, c’est-à-dire répétition. Mais si la possibilité du présent, de la présence est enlevée, la représentation devient l’imprésentable (donc l’autre du présent, la brisure du temps.) En d’autres termes : si la fonction du père est dédoublée, remplacée par un deuxième père, le présent (la présence absolue) de l’origine, c’est-à-dire la (fonction de la) mère est violé(e). Ainsi c’est la lecture même qui est violée en tant qu’elle cherche les origines, qu’elle cherche à établir un ordre causal, en finalement à voiler le hasard.

Quelle est la relation entre la contingence et le hasard ? Selon les interprétations traditionnelles, tout ce qui est contingent laisse libre place au hasard. Mais dans l’anecdote présentée, il semble que le hasard est un fait nécessaire, irremplaçable, une nécessité. La question est de savoir si cette interprétation est en contradiction avec ce qu’on a déjà dit du hasard ou pas. Car on a présenté le hasard comme la brisure de la causalité, de la signification, comme le contraire de la nécessité. Il semble pourtant que le problème est plus compliqué. Pour détailler la question on doit faire appel à la langue, plus exactement à l’étymologie du mot « nécessité ». Le mot français nécessité vient du verbe latin cessere dont le sens propre (ou, du moins, premier selon les dictionnaires) était « retarder », « négliger » : la nécessité est le contraire de ces mots par son préfixe privatif. La nécessité est ce qui ne comporte aucun retardement, aucune négligence, elle est une constitution qui veut à tout prix fixer, ancrer le sens. Par contre, le hasard est le nom d’un retardement perpétuel, d’une différance (Derrida), c’est-à-dire d’une négligence conséquente de la signification. C’est justement cette conséquence dans la négligence du sens qu’on a interprétée comme un aspect ayant un lien avec la nécessité. L’événement de la prophétie est occasionnel : il néglige tout sens, s’oppose à toute signification, parce que la prophétie est, en effet, une énonciation vide. Mais le hasard comme mouvement perpétuel de la brisure, comme itération, est le fondement de la fiction : on a vu que le vieux Wagner « se plaisait de narrer l’anecdote ». Le hasard n’a pas de sens hors de cette narration, hors de cette fiction. Et la fiction se base toujours sur un « fait » qui s’oppose radicalement, conséquemment et né-cessairement à la compréhension.

C’est pourquoi on peut trouver dans Locus Solus une multitude d’histoires dans lesquelles le hasard joue un rôle très important. Citons, juste à titre d’exemple, quelques histoires dans lesquelles le hasard est thématisé, apparaît explicitement : « Dans l’espoir de chasser un instant par la lecture les pensées lugubres qui l’assaillaient, Aag, s’étendant sur le sol, ouvrit le livre au hasard et tomba sur cette légende naïve, intitulée Conte de la Boule d’Eau. » (49) ou : « L’artiste remerciait donc le hasard grâce auquel était venu jadis jusqu’en ses mains un peu de cette cire nocturne… » (183) ou : « Lydie prit au hasard, dans la corbeille, un numéro du célèbre journal… » (205) : c’est la cause de sa mort, parce que le journal prend feu. On peut voir que ces hasards sont des tournants dans la vie des protagonistes ; mais ces hasards sont domestiqués, ils opèrent avec une absence « présentable » dans le discours, dans le sens de la surprise. Mais ces récits n’ont pas de « sens », seulement dans un espace transtextuel : ils ne font que répéter, varier, réécrire d’autres histoires de la littérature. On trouve un immense mélange des genres, en commençant par des récits mythiques ou pseudo-historiques qui nous rappellent la Bible, Hérodote, Frédéric le Grand, jusqu’aux romans policiers réduits à leur charpente. On pourrait parler ici de la « temporalité du palimpseste » dont l’apparente « présence » est une simple juxtaposition, une simple proximité. On pourrait désigner cette temporalité plutôt comme une synchronie brisée où l’asynchronie s’inscrit en permanence, une présence fortuite, due au simple hasard. On ne peut pas parler d’une seule temporalité, mais d’un entrecroisement des temps, dont la différenciation est souvent impossible.

On a vu que le hasard se présente comme l’impossibilité de la compréhension, comme le dehors du discours. Mais alors comment peut-on le décrire ? Cette affirmation n’est-elle pas trop hasardeuse ? Revenons à l’épisode de la prophétie sur l’avenir de Wagner. Dans cet épisode le charlatan est décrit comme une figure étrange. Pourtant, son étrangeté n’est pas due à son métier, mais au fait qu’il parle l’allemand d’une façon ridicule, parce que sa langue maternelle est le français. C’est précisément cette étrangeté grâce à laquelle il peut attirer et intéresser la jeune mère dans le jeu. La prophétie elle-même est donnée d’abord en français et puis traduite en allemand. La prophétie (« sera pillé ») constitue un sens propre qui veut dire « sera volé, sera dépouillé », seulement son sens figuré désigne le plagiat. À partir de cet épisode, on pourrait « décrire le hasard » comme une transformation, bien plus, comme une traduction. Le hasard comme traduction est un dépouillement du sens, une privation de toute signification. Car la traduction n’est pas une simple restitution de sens, mais, en même temps, un abandon de sa propre activité[47] . Le hasard est donc l’inscription dans la langue d’un état schizoïde qui révèle l’impossibilité de la nomination. Ainsi on peut concevoir le procédé comme une opération, comme une figure de la figure qui se base sur le hasard purement mécanique (automaton) parce que la brisure des sens n’est jamais calculable. C’est pourquoi une formule comme celle de Mallarmé (« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ») peut décrire « justement » le mouvement de la compréhension du hasard : car cette compréhension reste toujours un mouvement circulaire et in-cessant. Or, cette formule est circulaire et tautologique : c’est une constatation d’autant plus juste si l’on tient compte du fait que le « hasard » vient du mot arabe « az-zahr » qui désigne « jeu de dés ».

La « description du hasard » a donc trait à une privation de soi-même, un éloignement du langage, une é-vidence qui est en perpétuel mouvement, mais n’est pas du tout saisissable. La rencontre avec le hasard est inévitable mais on ne peut l’apercevoir que dans une postérité. Le hasard est hors présence, hors signification : il est peut-être le nom déplacé de la possibilité/impossibilité des « transactions » linguistiques. Cette « description du hasard » est, en quelque sorte, très proche du problème de la description de l’archive chez Foucault. L’archive est le nom de la loi de tout ce qui peut être dit, de ce qui régit l’apparition de tout énoncé. L’archive est un niveau intermédiaire entre la langue et le corpus qui est le recueil passif des paroles. L’archive est donc le point cardinal dans le fonctionnement du langage. Lisons Foucault et soyons attentifs aux termes qu’il emploie, lorsqu’il fait référence au problème de la « description du hasard » : « En sa totalité, l’archive n’est pas descriptible ; et elle est incontournable en son actualité. Elle se donne par fragments, régions, niveaux. […] La description de l’archive déploie ses possibilités (et la maîtrise de ses possibilités) à partir des discours qui viennent de cesser justement d’être les nôtres ; son seuil d’existence est instauré par la coupure qui nous sépare de ce que nous ne pouvons plus dire, et de ce qui tombe hors notre pratique discursive ; elle commence avec le dehors de notre propre langage ; son lieu, c’est l’écart de nos propres pratiques discursives. En ce sens elle vaut pour notre diagnostic. Non point parce qu’elle nous permettrait de faire le tableau de nos traits distinctifs et d’esquisser par avance la figure que nous aurons à l’avenir. Mais elle nous déprend de nos continuités ; elle dissipe cette identité temporelle où nous aimons nous regarder nous-mêmes pour conjurer les ruptures de l’histoire ; elle brise le fil des téléologies transcendantales ; et là où la pensée anthropologique interrogeait l’être de l’homme ou sa subjectivité, elle fait éclater l’autre, et le dehors (c’est moi [B.B.] qui souligne)[48] . » Il semble qu’un « dehors du langage » s’opère en permanence dans le discours : nommons-le « archive », « hasard » ou par autres termes aussi. C’est un « imprésentable » qu’on essaie toujours de décrire métaphoriquement ou métonymiquement, mais qui échappe à la présence, à la représentation. Et justement en tant que fuite, il nous dévoile la nécessité de cette fuite.
3. En guise de conclusion

L’expérience de la lecture de Locus Solus a ouvert, peut-être, des possibilités selon lesquelles on ne peut plus concevoir la lecture comme un travail qui aurait pour rôle de trouver et de fixer des sens, des significations. Par contre, le procédé nous a appris à renoncer à une telle conception. Et, ce qui est important, l’interprétation du procédé, de la tropologie et de la narration du texte nous a permis d’aborder des questions plus générales, plus théoriques, relatives à la philosophie et à l’épistémologie du langage.

On a pu voir que la langue n’est pas une simple représentation des choses, que les mots ne couvrent pas ce qu’on appelle la réalité. La langue est plutôt un système autonome et autoréférant. Comme Paul de Man l’écrit : « la conceptualisation est un processus intralinguistique, l’invention d’un métalangage figuré qui forme et articule le langage infiniment fragmenté et amorphe de la dénomination pure. Dans la mesure où tout langage est conceptuel, le langage parle toujours déjà de lui-même et non des choses. […] Bien qu’elle fasse partie intégrante de tout événement linguistique, la dénomination ne pourrait jamais exister toute seule. Tout le langage est langage sur la dénomination, c’est-à-dire un métalangage conceptuel, figuré, métaphorique. En tant que tel, il participe de la cécité de la métaphore lorsque celle-ci littéralise son indétermination référentielle en unité spécifique de signification[49] . »

La fiction, au lieu d’être un modèle de la compréhension, crée un état schizoïde qui est caractéristique de toute rencontre avec une création de langage, avec une formation littéraire. Car au lieu d’une compréhension, c’est une coupure qui s’opère dans une telle rencontre : coupure de soi-même, coupure de la langue et de la signification. On a vu que tout effort de dénomination, de description de cette coupure engendre une autre différence, un autre retardement dans l’ordre de la figuration. Toute dénomination est plutôt comme une catachrèse, figure qui se base nécessairement, comme le hasard pour l’ordre temporel, sur une appropriation, sur un abus de force qui menace la différence rassurante entre sens propre et sens figuré. Car, selon Dumarsais, « on a recours à la catachrèse par nécessité, quand on ne trouve point de mot propre pour exprimer ce qu’on veut dire[50] . » Car les tropes ne sont pas de simples ornements du langage, mais l’expression d’une nécessité de la dénomination, des efforts éphémères, momentanés d’arrêter le mouvement de la signification. On a vu les difficultés de la dénomination à l’égard du problème du hasard, parce que celui-ci s’est présenté comme la brisure de la présentation : l’impossibilité du présent. (Cette phrase en est aussi une preuve.) Le présent et le hasard sont, peut-être, les noms déplacés d’un besoin d’arrêter ce mouvement perpétuel de la signification du temps.

On pourrait constater au cours de la lecture de Locus Solus que la langue ne prête pas la signification, par contre, elle l’efface, l’éloigne incessamment. Pour revenir au jeu de mots présent dans le titre de cette étude : on peut constater que la langue est une machine, une « machine à écrire », dans le sens d’un robot. « Le robot, selon la définition de Baudrillard, n’interroge plus les apparences, sa seule vérité est son efficacité mécanique. Il n’est plus tourné vers la ressemblance de l’homme, à qui d’ailleurs il ne se compare plus. […] [Il] simplifie le problème par absorption des apparences, ou par liquidation du réel, comme on voudra – il érige en tout cas une réalité sans image, sans écho, sans miroir, sans apparence : tel est bien le travail, telle est bien la machine, tel est bien le système de production industrielle tout entier en ce qu’il s’oppose radicalement au principe de l’illusion théâtrale (c’est moi [B.B.] qui souligne)[51] . » La figure de cette machine (comme l’allégorie de toute lecture) est l’inscription dans le langage de l’impossibilité de la dénomination, de la description.

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Jegyzetek:

[1] Raymond Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres, Éditions Pauvert, Paris, 1985, p. 27.
[2] Michel Leiris : « Conception et réalité chez Raymond Roussel », in Roussel l’Ingénu, Éditions Fata Morgana, Paris, 1987, p. 83.
[3] Raymond Roussel, op. cit. pp. 11-12.
[4] Bernard Caburet : Raymond Roussel, Éditions Seghers, Paris, 1968, p. 54.
[5] Michel Foucault : Les mots et les choses, Éditions Gallimard, Paris, 1966, p. 395.
[6] Michel Foucault : « Dire et voir chez Raymond Roussel », in Dits et écrits I, Éditions Gallimard, Paris, 1994, p. 211.
[7] Michel Foucault : Raymond Roussel, Éditions Gallimard, Paris, 1992, p. 25.
[8] Foucault cite un passage des Tropes : « Il a fallu nécessairement faire servir les mêmes mots à divers usages… Ainsi par besoin et par choix, les mots sont parfois détournés de leur sens primitif, pour en prendre un nouveau qui s’éloigne plus ou moins, mais qui cependant y a plus ou moins de rapport. Ce nouveau sens des mots s’appelle sens tropologique, et l’on appelle trope cette conversion, ce détour qui le produit. » Ibid, pp. 23-24.
[9] Dumarsais : Les tropes de Dumarsais, avec un commentaire raisonné par P. Fontanier, Slatkine Reprints, Genève, I., p. 52.
[10] Définition cité par Jacques Derrida : « La mythologie blanche », in Marges de la philosophie, Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 275, ou, dans une autre traduction : « La métaphore est l’application d’un nom impropre, par déplacement soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce au genre, soit de l’espèce à l’espèce, selon un rapport d’analogie. » In Aristote : Poétique, Éditions du Seuil, Paris, 1980, p.107. (trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot).
[11] Pierre Fontanier : Les figures du discours, Flammarion, Paris, 1977, p. 75.
[12] Raymond Roussel : Locus Solus, Éditions Gallimard/Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1974, pp. 31-32. Toutes les citations de Locus Solus qui suivront proviennent de cette édition; la pagination sera notée entre parenthèses.
[13] Pierre Fontanier : Les figures du discours, Éditions Flammarion, Paris, 1977, p. 390.
[14] Julia Kristeva : « La productivité dite texte », in Σημειωτιχή. Recherches pour une sémanalyse, Éditions du Seuil, Paris, 1978, pp. 156-157.
[15] « Roussel a inventé des machines à langage qui n’ont sans doute, en dehors du procédé, aucun autre secret que le visible et profond rapport que tout langage entretient, dénoué, reprend et indéfiniment répète avec sa mort. » Michel Foucault : op. cit., p. 71.
[16] Cf. Michel Foucault : ibid., pp. 98-100.
[17] Cf. la thèse de Ricœur : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative, en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle », in Paul Ricœur : Temps et récit I, Éditions du Seuil, Paris, 1991, p. 17.
[18] Cf. une analyse très intéressante sur ce sujet de Gérard Genette : « Métonymie chez Proust », in Figures III, Éditions du Seuil, Paris, 1972, pp. 41-63.
[19] Cf. « Roussel est surréaliste dans l’anecdote. », André Breton : « Manifeste du surréalisme (1924) », in Manifestes du surréalisme, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 38.
[20] Cf. Jean-Jacques Rousseau : Essai sur l’origine des langues, Presses Pocket, Paris, 1990, pp. 34-35.
[21] Gérard Genette : « Métonymie chez Proust », in Figures III, Éditions du Seuil, Paris, 1972, p. 60.
[22] Cf. l’analyse de Ricœur qui cite l’opinion de Käte Hamburger : « Ce sont les personnes épiques qui font de la littérature narrative ce qu’elle est » ou : « la fiction épique est le seul lieu gnoséologique où la Ich Originät (ou subjectivité) d’une troisième personne peut être exposée en tant que troisième personne ». In Paul Ricœur : Temps et récit II, Éditions du Seuil, Paris, 1991, p. 167.
[23] Cf. l’étude d’Alain Robbe-Grillet : « Énigmes et transparence chez Raymond Roussel », in Pour un nouveau roman, Éditions Gallimard, Paris, 1963, pp. 87-97.
[24] Hans Robert Jauss : « La perfection, fascination de l’imaginaire », in Poétique 1985/2, p. 20.
[25] Karlheinz Stierle : « Réception et fiction », in Poétique, 1979/3, p. 301.
[26] Cf. Jacques Lacan : « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966, pp. 493-531.
[27] Cf. Paul de Man : « Sign and symbol in Hegel’s Aesthetics », in Aesthetic ideology, University of Minnesota Press, 1996, pp. 91-105.
[28] Maurice Blanchot : L’espace littéraire, Éditions Gallimard, Paris, 1955, p. 17.
[29] Cf. Roland Barthes : « S/Z », in Œuvres complètes II, Éditions du Seuil, Paris, 1994, ch. XX, p. 582.
[30] Cf. Julia Kristeva : op. cit., p. 183.
[31] Cf. Áron Kibédi Varga : « De Zeuxis à Warhol. Les figures du réalisme », in Protée XXIV/1, pp. 101-109.
[32] Une analyse de Ricœur concernant le tournant idéologique autour du débat sur le roman anglais du 18e siècle (débat axé sur les problèmes de la mimèsis et de la vraisemblance) confirme, peut-être, ma constatation. Je cite ce long passage : « Il n’est pas étonnant, dès lors, que ni la pseudo-autobiographie ni la formule épistolaire n’aient fait véritablement problème pour leurs usagers. La mémoire n’est pas soupçonnée de falsification, que le héros raconte après coup ou s’épanche sur-le-champ. Chez Locke et Hume eux-mêmes, elle est le support de la causalité et de l’identité personnelle. Ainsi, rendre la texture de la vie quotidienne, dans sa proximité la plus étroite, est tenu pour une tâche accessible et finalement non problématique. Ce n’est pas un mince paradoxe que ce soit la réflexion sur le caractère hautement conventionnel du discours romanesque ainsi établi qui ait amené par la suite à réfléchir sur les conditions formelles de l’illusion même de proximité et, par là même, ait conduit à reconnaître le statut fondamentalement fictif du roman lui-même. » Paul Ricœur : Temps et récit II, Éditions du Seuil, Paris, 1991, pp. 26-27.
[33] Karlheinz Stierle : op. cit., p. 311.
[34] Cf. Wolfgang Iser : Das Fiktive und das Imaginäre. Perspektiven literarischer Anthropologie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1993, pp. 18-51.
[35] Cette analyse s’appuie sur l’étude de Jacques Derrida : « Le puits et la pyramide. Introduction à la sémiologie de Hegel », in Marges de la philosophie, Éditions du Minuit, Paris, 1972, pp. 79-127.
[36] Cf. Roland Barthes : « S/Z », in Œuvres complètes II, Éditions du Seuil, Paris, 1994, ch. V, pp. 561-562. Le passage suivant mérite d’être cité : « Je lis le texte. […] Ce "moi" qui s’approche du texte est déjà lui-même une pluralité d’autres textes, de codes infinis, ou plus exactement : perdus (dont l’origine se perd). Objectivité et subjectivité sont certes des forces qui peuvent s’emparer du texte, mais ce sont des forces qui n’ont pas d’affinité avec lui. […] Lire cependant n’est pas un geste parasite, le complément réactif d’une écriture que nous parons de tous les prestiges de la création et de l’antériorité. C’est un travail (ce pourquoi il vaudrait mieux parler d’un acte lexéologique – léxéographique, même, puisque j’écris ma lecture), et la méthode de ce travail est topologique : je ne suis pas caché dans le texte, j’y suis seulement irrepérable : ma tâche est de mouvoir, de translater des systèmes dont le prospect ne s’arrête ni au texte ni à "moi" : opératoirement, les sens que je trouve sont avérés, non par "moi" ou d’autres, mais par leur marque systématique : il n’y a pas d’autre preuve d’une lecture que la qualité et l’endurance de sa systématique : autrement dit : que son fonctionnement ».
[37] Cf. une allusion de Stierle à l’œuvre Die Logik der Dichtung (Stuttgart, 1968, p. 94.) où « Käte Hamburger a démontré qu’en tant que celui-ci (le roman de science-fiction) était écrit au passé, le passé y perdait sa fonction temporelle ». In Karlheinz Stierle : « Réception et fiction », in. Poétique, 1979/3, p. 300.
[38] Cité par Paul Ricœur : Temps et récit II, Éditions du Seuil, Paris, 1991, p. 144.
[39] Aristote : Poétique, Éditions du Seuil, Paris, 1980, p. 67. (Trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot)
[40] Ibid., pp. 125-127.
[41] Cf. « Zufall ist für Aristoteles eine Zweckmässigkeit im Modus des Als-ob. […] Die Als-ob-Zweckmässigkeit ist das theoretische Mittel, mit Hilfe dessen Aristoteles die Irrationalität des Zufalls domestiziert. » Rüdiger Bubner : « Die aristotelische Lehre vom Zufall », in Poetik und Hermeneutik XVII. Kontingenz, hrsg. von Gerhart von Graevenitz und Odo Marquard, Wilhelm Fink Verlag, München, 1998, p. 9.
[42] Cf. « Nach deren (Spinoza, Nietzsche und Hartmann) Auffassung wird zumeist das zufällig genannt, wofür man zwar noch keine Erklälung besitzt, die es aber durchaus gebe. Der Begriff Zufall sei nur ein Ausdruck für ein dem Menchen nicht mögliches Durchschauen bestehender Zusammenhänge, ein "asylum ignorantiae". » Franz Jozef Wetz : « Die Begriffe „Zufall” und „Kontingenz” », in Poetik und Hermeneutik XVII. Kontingenz, hrsg. von Gerhart von Graevenitz und Odo Marquard, Wilhelm Fink Verlag, München, 1998, pp. 32-33.
[43] Cf. Jacques Derrida : Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Éditions Galilée, Paris, 1991, p. 169.
[44] Frédéric le Grand : « Antimachiavell », in Œuvres, Berlin, 1848, p. 149, cité par Reinhart Koselleck : Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1979, p. 139.
[45] Jacques Derrida, op. cit., p. 165.
[46] Raymond Aron : Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, Éditions Gallimard, Paris, 1981, p. 21.
[47] Cf. Jacques Derrida : « Des tours de Babel », in Psyché. Inventions de l’autre, Éditions Galilée, Paris, 1987, pp. 210-215.
[48] Michel Foucault : L’archéologie du savoir, Éditions Gallimard, Paris, 1969, pp. 171-173.
[49] Paul de Man : « La métaphore », in Allégories de la lecture, (trad. Thomas Trezise) Éditions Galilée, Paris, 1990, pp. 190-191.
[50] Dumarsais : Les tropes (1730), Slatkine Reprints, Genève, 1967, p. 249.
[51] Jean Baudrillard : L’échange symbolique et la mort, Éditions Gallimard, Paris, 1976, pp. 83-84.



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