PALIMPSZESZT
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VARGA Zoltán
Les jeux de la théorie, la théorie des jeux -- le jeu comme objet conceptuel dans la théorie littéraire

  1. Préliminaires
    1. Introduction
    2. Objet de savoir, objet de discours
    3. La problématique dans la littérature
  2. Fragments d'une histoire de la métaphore du jeu dans la réflexion humaine
    1. Les voix de l'histoire
    2. La voie de la philosophie spéculative
    3. Pour une pseudo-phénoménologie du jeu
  3. Le concept du jeu chez Gadamer
    1. "Le jeu comme fil conducteur de l'explication ontologique"
    2. Les caractéristiques du jeu
      1. Traditions assumées
      2. Le Jeu : au service de la critique de la conscience esthétique
      3. Vers l'autonomie de l'art : le jeu comme auto-représentation
      4. La théorie de la mimesis reformulée
    3. Connaissance et ordre
    4. La littérature en jeu
  4. L'autre côté du paradigme du sens
    1. Entre philosophie et littérature
    2. Un concept non-critiqué de la déconstruction : le jeu
    3. Une lecture (un lecteur?) ludique
    4. Interprétation, évaluation, affirmation
  5. Bibliographie

I. Préliminaires

I.1.Introduction

L'histoire des sciences humaines au XXe siècle démontre que la notion de jeu est de première importance dans la compréhension de notre culture. Bien qu'il existe quelques tentatives considérables effectuées dans le passé par des théoriciens tels que Platon et Schiller, ce sont bien les penseurs de ce dernier siècle qui ont donné un statut privilégié au jeu dans la réflexion humaine.

Signalant le début du tournant linguistique de la philosophie, les oeuvres de Saussure et de Wittgenstein ont ouvert des perspectives à l'attention théorique prêtée aux jeux.[1] Elles servirent de point de départ à des investigations fertiles dans ce domaine. Outre les grandes monographies sur le rôle du jeu dans la culture (p.e. Huizinga, Caillois) presque chaque discipline des sciences humaines a contribué à l'éclaircissement des différents aspects du jeu et a profité des nouveaux points de vue offerts par l'examen du phénomène du jeu. Ainsi, trouve-t-on des exemples en psychologie (Piaget, Winnicott), pédagogie, sociologie (Caillois), philosophie (Derrida, Henriot, Levêque), linguistique (Benveniste), esthétique (Gadamer) etc.

Dans la même période, une nouvelle discipline autonome s'est formée dans le domaine des mathématiques à partir de l'oeuvre de von Neumann. Initialement conçue pour résoudre les problèmes théoriquement "impurs" des mathématiques, la théorie du jeu proprement dit tient, aujourd'hui, un rôle particulièrement important dans l'informatique, l'économie politique et la biologie. Les notions qui lui sont propres (hasard, stratégie optimale, environnement, compétition, etc.) se sont bientôt infiltrées dans les sciences humaines et leur ont donné un nouvel élan.

Aujourd'hui il semble que le jeu soit partout présent dans les champs discursifs du savoir. Avec la prolifération des points de vue, cette notion est devenue presqu'un fantôme, un monstre conceptuel qui symbolise l'appétit de l'homme moderne pour la connaissance : un peu de celui-ci, un peu de celui-là, un peu de tout, tout à la fois.

Dans de telles conditions l'exigence d'un certain rigueur intellectuel n'est pas une contrainte pour la réflexion, mais elle lui donne la seule chance pour éviter un éclectisme fatal. Même si notre propos sera loin d'une démarche philosophique, nous devons entreprendre un éclaircissement conceptuel dans le domaine des jeux. Cette tâche peut paraître autant plus nécessaire que notre sujet à aborder ici, la relation de la littérature et le jeu, porte sur lui-même aussi quelques traces d'un choix arbitraire.

I.2. Objet de savoir, objet de discours

Objet curieux d'un discours théorique : le jeu. La question "comment parler des jeux?" ouvre une double voie, deux plans d'analyse ontologiquement différents. Un discours qui traite l'objet proprement dit, le jeu, et l'autre, un méta-discours, qui s'occupe des conditions de la parole portée sur lui. On peut établir des catégories, organiser des hiérarchies, grouper et regrouper des éléments, chercher les identités et différences entre eux sur les deux niveaux. Les réflexions méthodologiques qui suivront partent de l'hypothèse que ces deux niveaux sont inséparables, que le jeu se donne facilement à la théorie à condition qu'on prenne en considération l'indissolubilité de méthode, objet, corpus.

Pourquoi toutes ces précautions? Devant la diversité des phénomènes de jeu, "la multiplicité des points de vue auxquels on peut en parler (historique, psychologique, sociologique, ethnologique, esthétique, etc.), l'analyste se trouve à peu près dans la même situation que Saussure, placé devant l'hétéroclite du langage et cherchant à dégager de l'anarchie apparente des messages un principe de classement et un foyer de description."[2] Cette tentation structuraliste que décrit Barthes au sujet de l'analyse des récits consisterait à classer, à chercher une modèle universelle des jeux, et surtout à trouver un trait pertinent à partir duquel on pourrait fonder une "science du jeu" où chaque jeu peut avoir une place, où l'ordre du profondeur (invisible) dissiperait le chaos de la surface (visible). Or, les jeux résistent depuis plus de deux siècles à de telles tentatives.

Malgré un certain réductionnisme, ce projet structuraliste nous renforce dans notre hypothèse qui concerne la constitution de l'objet de savoir : on ne peut pas examiner le jeu en tant que tel; le jeu comme objet de savoir n'existe pas séparément des problèmes au sein desquels il émerge. Par conséquent, il n'y a pas de science du jeu indépendante, il n'y a pas de discours sur le jeu qui pourrait saisir son objet sans transition, dans son contexte d'origine.

Pourtant on tombe de temps en temps sur des études consacrées à la description exhaustive du jeu, sur des chercheurs qui partent pour une définition de la notion de jeu une fois pour toute. Les recherches d'un Huizinga ou d'un Caillois nous mènent à cette direction. Sur ce point - après Gilles Deleuze et Felix Guattari - il faut recourir à une distinction possible entre notion et concept.

Ainsi peut-on parler de la notion qu'on peut définir à la manière d'une encyclopédie divine et éternelle. Dans ce monde fixe règne la vérité, qui doit être approché progressivement par des moyens de plus en plus fins. L'activité des chercheurs est de décrire un état des choses qu'ils appellent réalité. Cet ordre "naturel" des choses contient en lui-même son sens qu'il suffit de découvrir. Ce qui importe, c'est le résultat de l'énonciation philosophique, l'énoncé, le dogme, au lieu de l'acte, de l'événement qui lui donne naissance.

En revanche, le concept évoque une toute autre conception du monde et confère une toute autre fonction à la recherche philosophique. Les concepts sont les résultats d'un travail théorique, ils sont soigneusement créés (et signés) par des penseurs. "Tout concept renvoie à un problème, à des problèmes sans lesquelles il n'aurait pas de sens."[3] Donc, ces concepts n'ont pas pour but de représenter un état des choses, ils ne se trouvent pas tout prêts; au contraire, ils participent à un conceptualisation du monde, ils s'intègrent dans une construction intellectuelle complexe, un système de pensées singulier[4].

Le désaccord manifeste parmi de divers types d'étude, parmi de différents points de vue potentiels au sujet d'une définition exhaustive du jeu[5], le vacillement terminologique entre singulier et pluriel qui accompagne la plupart des analyses demandent une nécessaire théorisation de la domaine des jeux, à condition que l'on veuille en parler en tant que d'objet de savoir.

De sa part, Wittgenstein, dans une optique légèrement différente ne dit pas autre chose. L'impossibilité de déterminer l'essence commune dont participent tous les jeux, de trouver leur dénominateur commun[6] et de donner un ensemble clos des critères qui pourrait discerner tous les jeux (et uniquement les jeux) dans la multiplicité des existants l'a déjà frappé dans son Investigations philosophiques. Pour remplacer la définition essentialiste, il introduit son concept d'air de famille qui permet de conceptualiser des phénomènes aussi répandus que les jeux. À travers de différentes types de relations parmi des jeux "nous voyons un réseau complexe d'analogies qui se débordent et se croisent. Analogies en gros et en détail"[7].

Toutes ces observations marquent une voie méthodologique pour les réflexions qui suivront. Toute étude voulant prouver que entre la littérature et le jeu il y a une quelconque relation étroite (équivalence, ressemblance, identité, rapport générique) doit examiner ces deux concepts. A la différence de la définition d'une notion, cet examen des concepts exigera un travail théorique. Ainsi, en abordant le rapport de la littérature et du jeu, on ne disposera pas d'une notion préalable et absolue de jeu qui serait anhistorique et exempt de toute théorisation, mais justement, notre tâche sera d'examiner la fonction et le statut théorique du jeu comme objet conceptuel dans de différentes approches d'une activité aussi complexe que la littérature. Par conséquent, notre analyse s'installera sur un méta-niveau d'où elle essaie de dessiner une "géographie" de différents concepts baptisés "jeu". Situer chaque concept de jeu dans la pensée composée à laquelle il appartient; établir ses rapports avec les autres concepts constitutifs d'une même problématique seront le premiers pas de notre démarche.

Toutefois, on ne s'arrête pas à la séparation des différentes approches (et ainsi des objets du savoir) et à l'insistance sur l'incommensurabilité de divers objets des discours. Dans un deuxième temps, on tentera de trouver des liens de parenté (pas toujours la même!) parmi des théories où émerge un concept de jeu. L'examen des "effets de théorie", des chevauchements des problématiques et des plans conceptuels permet de montrer des glissements, des changements de perspective illégitimes dans certains argumentations qui ont lieu au sujet des jeux[8].

Cette attitude critique adoptée à l'égard des tentatives des définitions du jeu n'a nullement intention d'imposer un nouveau méta-discours qui prétend être intuitif, universel et naturel. Au contraire, on est bien conscient que l'on ne peut non plus échapper aux contraintes repérées dans les analyses examinées et que l'on doit aussi rendre compte de nos propres présuppositions.

I.3. La problématique dans la littérature

Quant à la théorie littéraire, l'application des corollaires des recherches sur le jeu a pris trois directions principales parmi de nombreux pistes possibles jusqu'à présent.

Premièrement, on établit un parallèle entre l'ontologie de l'oeuvre d'art et celle du jeu. On souligne que les deux activités sont sans contrainte, accompagnées d'une conscience spécifique de la seconde réalité, indépendantes des autres activités de la vie humaine; elles combinent les idées de limites, de liberté et d'invention. On pourrait appeler cette approche la tentation idéologique.

Deuxièmement, les théoriciens de la littérature ont été attirés par le fait que la littérature autant que les jeux sont déterminés par des règles. La conception de la poétique en tant que jeu a pris racines dans le classicisme. Selon cette approche, la création artistique consiste à surmonter les obstacles du langage, à observer les règles poétiques et à inventer un style de jeu personnel[9]. Dans cette tentation normative, les règles sont à apprendre et elles peuvent fonder l'oeuvre bien faite.

Troisièmement, on peut parler de la tentation psychologique, qui essaie d'attribuer la même fonction à la littérature et à la lecture dont le jeu jouit dans l'intégration de l'enfant à son environnement social et dans la sublimation de ses désirs. Cette façon de concevoir la ressemblance entre jeu et littérature combine l'intérêt du psychanalyste et du sociologue. Le concept de besoin de lire, à la lumière des recherches sur les jeux, tâche de situer la littérature dans l'économie globale de la société moderne, ainsi que dans la vie individuelle du sujet[10].

Pour faciliter ce travail théorique on peut s'appuyer sur un vaste corpus des "textes ludiques". D'un point de vue historique et empirique nous avons de nombreux exemples de la présence du jeu dans la littérature. D'une part il y des livres (surtout récits et romans, mais on en trouve des poèmes aussi) où tel ou tel jeu (réel ou imaginaire) devient le "motif", la thème explicite des oeuvres[11]. D'autre part, on peut concevoir le jeu en tant que principe génératrice des oeuvres, comme pratique qui aboutit à la production des textes. Pour peu que l'on pense aux affrontements poétiques des troubadours au moyen âge, aux jeux de mots subtils dans les cours Renaissance. À l'approche de nos jours les exemples se multiplient et coïncident avec le désir pour la communauté, de fonder des mouvements qui - tout en créant des oeuvres d'art - dépassent (ou plutôt déplacent!) les limites de l'art. Les mouvements comme le surréalisme, le situationnisme ou l'Oulipo attribuent au jeu - pour des raisons différentes - un rôle important dans la pratique artistique, dans la production des oeuvres et dans l'articulation de leurs positions idéologiques.

Cependant, nos investigations effleurent à peine les émergences concrètes de la métaphore du jeu dans des oeuvres littéraires; ce sujet mériterait sans doute une analyse indépendante, mais la façon dont on présente notre problématique nous oblige à éloigner de l'examen empirique et historique de ces textes. Ce qui nous intéresse au sujet du jeu, c'est la fonction que certains théoriciens lui confèrent dans l'appréhension du fonctionnement de la littérature en tant que lieu de la production du sens.

Rien n'est plus facile que dire : la littérature, en effet, est un grand et sublime jeu, comme le fait Huizinga par exemple. Pour s'abstenir des projets aussi grandioses et pour découvrir préalablement l'horizon où nos questions convergeront à propos de la littérature et du jeu, il est clair qu'il fallait limiter la portée de cette problématique trop vaste. Ainsi, notre interrogation se restreint-elle ici à un problème précis : à celui du rôle du concept de jeu dans deux grands courants de la théorie littéraire de nos jours, notamment dans l'herméneutique et dans la deconstruction (ou neo- / post-structuralisme). On négligera autant que possible leurs implications philosophiques et on se concentrera sur les stratégies que ces deux mouvements peuvent nous offrir à l'égard des textes littéraires.

II. Fragments d'une histoire de la métaphore du jeu dans la réflexion humaine

II.1. Les voix de l'histoire

On est parfois tenté d'interpréter l'emploi si répandu du concept de jeu dans ce dernier temps - malgré l'éclectisme théorique qui s'y attache - en tant que manifestation de l'esprit de notre temps ou symptôme de l'époque où nous vivons. Cette attention remarquable du XXe siècle[12], qui se varie sur une large gamme (de la métaphorisation aux description scientifique), semble "jouer" un rôle important dans la conscience de soi de l'homme moderne aussi bien que dans la compréhension du monde qui l'entoure. Mais à ce niveau d'explication on se heurte aussitôt à l'enseignement de Freud où cette même conscience est considérée plutôt comme effet de divers forces et non comme fond ultime de la pensée. Saisir l'importance du jeu dans notre épistémè exigerait donc une archéologie de la modernité qui aurait pour but de situer le jeu dans le réseau conceptuel d'une époque. Néanmoins, la portée d'une telle tâche dépasserait largement les cadres de notre travail, si bien que nous devons nous contenter de seulement signaler quelques pistes pour cette future archéologie du jeu.

Ainsi la notion de jeu se présente-t-elle comme moyen pour la critique de la métaphysique classique, c'est-à-dire la critique de penser en termes d'origine, de fin, de présence, de substance. Les efforts de nos philosophes pour réécrire et déplacer le champ du "travail" intellectuel et pour trouver un domaine encore vierge où la pensée peut s'exercer librement de vieilles contraintes semblaient souvent arriver ses fins avec la découverte du concept de jeu pour la réflexion humaine.

Cependant très peu de ces penseurs se demandait si la soi-disant marginalité du jeu procède vraiment d'une innocence métaphysique, si le jeu se situe vraiment en dehors des grandes oppositions métaphysiques, si le concept du jeu est vraiment capable d'inaugurer une nouvelle ère épistémologique et éventuellement morale dans l'histoire de la pensée.

Pour répondre à de pareilles questions, on ne peut pas se passer d'une division des approches historiquement données du jeu qui explicitement ou implicitement influencent toujours notre conception du jeu si populaire aujourd'hui. L'axe de cette division ne coïncide pas avec les frontières disciplinaires des analyses du jeu. Afin de fonder notre taxonomie on a adopté plutôt une critère méthodologique, aussi a-t-on distingué deux grands types de discours sur le jeu : l'un est baptisé phénoménologique, l'autre spéculatif.

La voie dite phénoménologique a affaire aux jeux "réels" dans leur pluralité empirique. Elle a pour but de décrire d'une façon exhaustive cette diversité des jeux grâce à la fabrication d'une définition qui rassemble leurs traits essentiels. Cette tâche est souvent accompagnée par une taxonomie on un classement des jeux. À partir de ces premières opérations le domaine des jeux peut être rapporté aux autres sphères de la culture, de la vie humaine.

L'autre voie, la spéculative, consiste en gros à se débarrasser du côté empirique des jeux, ou au moins à les réduire à quelques caractéristiques choisies avec soin. Le concept de jeu ainsi vidé sera susceptible de remplir une fonction particulière dans une construction théorique conçue pour problématiser quelque chose d'indépendante du jeu.

Ces deux approches fondamentales n'existent jamais tout à fait séparément. Elles sont plutôt des tendances qui ne s'excluent pas, leur relation est réglée par un principe de dominance. Les pages qui suivront essaient de les présenter à travers la philosophie de l'art de Schiller (voie spéculative) et de l'approche intuitive et pseudo-naturelle de Huizinga et de Caillois.

En fin de compte il faut avouer que cette partie n'aura pas seulement pour but de présenter deux chapitres d'une brève histoire de la métaphore de jeu dans les sciences humaines, mais de préparer les analyses critiques de l'emploi du terme "jeu" chez les herménéautes et chez les soi-disant deconstructeurs.

II.2. La voie de la philosophie spéculative

Notre siècle attribue une position privilégiée au jeu qui peut nous faire oublier que cette notion a été convoquée dans le tribunal des sciences avec un cortège des connotations négatives jusqu'à naguère. Le jeu - comme antithèse du sérieux et de la recherche résolue de la vérité - appartenait traditionnellement à l'exercice des sophistes.

Il en est ainsi pour ce Schiller qui était le premier de conférer un rôle central au concept de jeu dans une traité théorique et ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme[13] ont ouvert un long chemin triomphant pour le jeu dans les sciences humaines. Toutefois, pour comprendre la fonction qu'il lui donne dans sa pensée, il faut éviter de s'appuyer sur tout usage intuitif de ce mot. Schiller rend explicite qu'il recourt à un concept fort idéalisé et abstrait de jeu. Ce concept idéalisé, ou plus précisément son représentant "l'instinct de jeu" s'oppose "aux objets frivoles qui de tous temps ont été appelés de ce nom" (L, p. 219). "Sans doute ne devons-nous pas nous souvenir ici des jeux qui sont usités dans la vie réelle et qui ne se rapportent habituellement qu'à des objets très matériels" (L, p. 221).

Il est donc un peu insolite d'entendre maintes fois la fameuse thèse schillerienne, comme si elle allait de soi : "l'homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n'est tout à fait homme que là où il joue" (L, p. 221). Or il résulte de la transformation de cette phrase que la notion d'homme et la notion de jeu se présupposent mutuellement. Ainsi le cercle vicieux du raisonnement reste inévitable à moins que les deux concepts ne se coïncident; mais à ce moment la chaîne des transformations aboutit à une simple tautologie : l'homme n'est homme que là où il est homme, il ne joue que là où il joue.

Néanmoins les tautologies ne sont pas privées de sens. Autour du croisement des deux concepts se dessine le socle de l'édifice philosophique de Schiller. Cette philosophie consiste justement à combler la lacune laissée par la conception dualiste de l'existence humaine des deux premières critiques de Kant grâce à la démonstration de l'identité latente du jeu, de l'homme et de la beauté.

Dans la démarche de Schiller, c'est l'idée d'homme qui doit synthétiser la dualité radicale de la nature humaine (être moral et naturel à la fois). La double détermination du sujet de la philosophie idéaliste allemande peut être saisie d'un côté dans le concept de personne (Person). "La personne doit donc être son propre fondement. ... Ainsi arriverions-nous en premier lieu à l'idée de l'existence absolue, fondée en elle-même, c'est-à-dire à la liberté" (L, p. 175). Les lois d'un être moral exempt de toute détermination spatio-temporelle et de toute causalité qui est la personne se manifestent dans "l'instinct formel". L'instinct formel a pour objectif de supprimer le temps et les changements et de connaître la réalité à partir des principes a priori. "L'objet de l'instinct formel, c'est, si on l'énonce en un concept général, la forme [italique de moi], au sens figuré comme au sens propre, ce mot comprenant toute les qualités formelles des choses et tous leurs rapports avec les facultés pensantes" (L, p. 215).

L'autre facteur déterminant du sujet est l'état (Zustand) qui "n'existe pas par la personne et ... donc il n'est pas absolu, ... il résulte à titre de conséquence." (L, p. 175). Ainsi, l'état, est-il toujours actuel et soumis au temps et aux changements (spatio-temporels, causals). En tant que contrepartie de la personne dans la conception schillerienne du sujet, l'état appartient à un autre instinct "que je nommerais sensible [italique de moi], [qui] a sa source dans notre existence physique ou dans notre nature physique; son rôle est d'insérer l'homme dans les limites le temps et de le transformer en matière" (L, p. 183). L'objet de l'instinct sensible est la vie qui s'englobe toute existence matérielle et toute présence.

Pour réconcilier la nature dualiste de l'homme, Schiller introduit un troisième instinct, celui de l'instinct de jeu. Sa fonction consiste à permettre la communication aux deux autres instincts et à conférer un rôle significatif au concept de beauté dans la structure anthropologique de l'homme. "L'objet de l'instinct de jeu donc, ..., s'appelle forme vivante, ce concept servant à exprimer toutes les qualités esthétiques des choses et en bref ce que au sens plus large du mot on appelle beauté [italiques de moi]" (L, p. 215). La beauté est un concept pur de la raison, car sa déduction se repose uniquement sur les principes a priori. Comme telle, elle coïncide avec la définition de l'homme : "chercher l'existence absolue par une existence définie, et par une existence absolue l'existence définie" (L, p. 205).

Dans le système de Schiller, c'est l'instinct de jeu et à travers lui, l'art qui réalise la synthèse parfaite de la raison et des sens; c'est lui qui introduit la forme à la matière; c'est lui qui montre l'intemporel dans le temps en tant que représentation de l'infini; c'est lui qui saisit la vérité éternelle dans la pluralité du sensible. Bien que cette osmose se constitue en "future impératif" et que Schiller laisse sa genèse en obscurité, la réconciliation des divers facultés reste en quelque sorte la source de l'art dans sa dialectique.

Il est clair que c'est la légitimation de l'esthétique vis-à-vis de la philosophie et des sciences et la justification de l'art comme activité propre à l'homme qui animent la démarche schillerienne de développer ses idées sur l'art dans le cadre de la philosophie transcendantale kantienne. Car la philosophie kantienne se base sur les principes a priori, Schiller n'a pas pu recourir à l'analyse des "phénomènes", c'est-à-dire aux données a posteriori provenantes de l'observation des jeux dits "matériels", de l'examen de leurs fonctionnements, de leurs structures et de leurs classes. Faute de quoi son ouvrage ne fait que quelques allusions vagues à des propriétés du jeu à partir desquelles il serait possible d'établir un parallèle entre les deux activités.[14]

Tout compte fait, dans la construction spéculative de Schiller le concept de jeu sert à fonder l'autonomie du domaine de l'art en lui donnant les bases anthropologiques et en renforçant la thèse kantienne du "plaisir désintéressé".

II.3. Pour une pseudo-phénoménologie du jeu

Jeu ou jeux? La question n'est pas sans importance comme le montre la hésitation et le vacillement de la plupart des auteurs traitant ce sujet. Si une approche spéculative semble préférer le singulier, une analyse qui part des faits empiriques, "réels" doit sans doute s'engager au pluriel. De ce point de vue le titre du livre de Roger Caillois qui nous servira d'exemple dans ce chapitre est une partie prise : Les jeux et les hommes[15].

La mise en accent provisoire de la pluralité au détriment d'une universalité qui franchisse des époques, des nations, des cultures paraît incontournable pour toute étude utilisant le concept de jeu comme métaphore, comme point de repère, comme objet de comparaison. Même si l'on tient à une notion intuitivement saisissable de jeu, elle n'est pas moins déterminée par la pluralité des jeux qui se présentent sur plusieurs niveaux de réalité.

Avant de nous plonger dans la tâche d'énumérer les caractéristiques des "jeux réels" et de présenter la définition de Huizinga et de Caillois, il faut s'arrêter pour un instant à ce qualificatif : réel. Qu'est-ce qu'on entend par jeux réels? Les jeux observables, empiriques? C'est déjà un peu plus instructif, mais regardant uniquement les phénomènes empiriques, toute activité ludique peut paraître absurde. Une scène où les gens courent après un objet rond et chaque fois qu'ils le rattrapent, lui donnent un coup de pied est totalement dépourvu de sens de la perspective des faits observables. Mais dès qu'on prend en considération les règles de cette activité, la façon dont elle est organisée (qui ne sont plus du tout du même ordre empirique), de nouveaux horizons s'ouvrent pour la réflexion. La complexité qui se présente dans cette entité, la hétérogénéité de ces composants ne se plient pas forcément aux catégories traditionnelles ontologiques. L'abandon du projet illusoire d'un empirisme pur au domaine des jeux[16] nous mène à la possibilité d'une phénoménologie des jeux.

Tout d'abord, pour ne pas confondre l'approche à présenter avec le mouvement philosophique, il faut discerner ce qu'on entend par phénoménologie ici. On a emprunté ce terme pour désigner un double discours qui comprend d'une part la description structurale d'un ensemble des faits empiriques (presque à la manière d'un inventaire) et d'autre part leur intégration à un système explicatif qui leur donne sens, qui les rend significatifs. Ces deux opérations sont complémentaires et s'unissent dans la classification des données qui les accompagne presque immanquablement. Comme on l'a déjà vu, la tâche de la classification et de la définition commence au niveau du langage qui fait également partie de la réalité observée chez les pseudo-phénoménologues. Il n'y a probablement pas d'analyse de jeu qui ne se serve des différentes strates sémantiques de ce terme. La comparaison des synonymes de divers langues, l'examen des "décalages du sens" parmi des langues, l'aperçu des sens figurés et des métaphores courantes indiquent les principaux directions des recherches sur le jeu.

Les représentants les plus célèbres de cette démarche sont sans doute Johann Huizinga et Roger Caillois. On trouve à peine des ouvrages dans ce domaine qui ne se référerait pas à leurs livres. Malgré toutes leurs divergences décourageantes, la plupart des études sur les jeux convergent dans un petit nombre de thèses qu'ils postulent souvent en tant que point de départ de leurs propres investigations. Le mérite est à ces deux auteurs de les résumer dans une forme la plus complète.

Ainsi dans son Homo ludens[17] Huizinga définit le jeu comme "une action libre, sentie comme «fictive» et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui s'accomplit dans un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère"[18]. Bien que Caillois qualifie cette définition "à la fois trop large et trop étroite" (JH, p. 33), il reprend à peu près tous ses éléments dans la sienne. Chez lui le jeu est "une activité : 1° - libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perd aussitôt sa nature ...; 2° - séparée : circonscrite dans des limites d'espace et de temps précis et fixées à l'avance; 3° - incertaine : dont le déroulement ne saurait être déterminé ni le résultat acquis préalablement ...; 4° - improductive : ni créant ni biens, ni élément nouveau d'aucune sorte; 5° - réglée : soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte; 6° - fictive : accompagnée d'une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante" (JH, pp. 42-43).

Quelque hétérogènes que soient ces critères, une commune opération de dédoublement traverse les différents niveaux des définitions. En premier lieu, un monde autonome, indépendant, qui a son propre temps, son propre espace, ses propres règles s'oppose à "la vie courante", à ses régles, à sa rationalité. Sa circonscription et sa gratuité situent le jeu hors du champ de la causalité ordinaire. Toutefois, le monde du jeu présuppose sa contrepartie et il est en quelque sorte mise en abîme par ce monde préalablement existant porteur de noms redoutables (vie courante, vie quotidienne, réalité, etc.) qui peut interrompre "la législation nouvelle" du jeu à tout moment.[19]

En deuxième lieu, puisque le jeu est une activité, il a besoin de son "actant" ou son "acteur". Le joueur, lui aussi, se caractérise par une double conscience[20], car il accepte les lois du monde du jeu sans jamais mettre en cause leur arbitraire, mais sans jamais oublier leur provisoiréité non plus.

Le thème classique du sérieux accomplie enfin le dédoublement les principaux éléments dans la définition du jeu. Un double usage de ce terme caractérise les analyses du jeu renforçant à la fois le dédoublement de la conscience du joueur et l'opposition du monde du jeu et du monde de la vie quotidienne. Le joueur sait ce qu'il fait n'est pas "sérieux" (est soustrait de l'évaluation normale des actes), mais il doit le prendre au "sérieux", sinon le jeu se fausse aussitôt.

Dans les recherches pseudo-phénoménologiques de Huizinga et de Caillois, la définition du jeu, l'examen de son fonctionnement et de sa "manière d'être", en un mot, la question de "Comment?" s'attache à une autre question : celle de "Pourquoi?". En effet la recherche de l'origine du jeu, son rapport à la culture, sa place dans l'ensemble des activités humaines constitue le discours explicatif de la démarche de ces auteurs. Même si "le jeu n'a pas d'autre sens que lui-même" (JH, p. 38), en adoptant le point de vue de l'anthropologie culturelle ou de la psychologie collective, l'insuffisance de cette réponse semble évidente. Le jeu doit occuper sa place dans l'économie globale de la vie humaine. Cependant il ne peut pas être réduit à une simple fonction d'un système rationaliste. Au moins telle est la position de Huizinga qui considère le jeu comme la source de la civilisation. Selon lui, le jeu précède en quelque sorte la culture. Parcourant les divers domaines et institutions de la civilisation, il essaie de démontrer leur commune origine ludique (droit, sciences, philosophie, poésie, art et même la guerre) . "Son ouvrage n'est pas une étude des jeux, mais une recherche sur la fécondité de l'esprit de jeu dans la domaine de la culture, et plus précisément de l'esprit qui préside à une certaine espèce de jeu : les jeux de compétition réglée" (JH, p. 32) dit Caillois sur son collègue.

Quant à lui, Caillois tente d'élaborer une sociologie du jeu qui embrasserait également certains aspects anthropologiques et psychologiques. De l'optique de Caillois les jeux préalablement décrits et classés ne font qu'une surface observable. En réalité ils sont gouvernés par quelques instincts puissants, ils répondent à des besoins provenant de la nature humaine et de la vie des communautés humaines. Les jeux sont les "traductions" des attitudes (socio)-psychologiques[21]. C'est seulement dans cette mesure où les jeux "peuvent en effet constituer d'importants facteurs de civilisation" (JH, p. 15).

III. Le concept du jeu chez Gadamer

III.1. "Le jeu comme fil conducteur de l'explication ontologique"

Les deux analyses de jeu de Gadamer à présenter ici s'intègrent à une plus grande entreprise intellectuelle notamment à la définition du mode d'être de l'oeuvre d'art. Même si les contextes des deux examens sont différents (la réhabilitation de l'unité de l'oeuvre d'art nivelé par la conscience esthétique dans Vérité et méthode (1960), et la conservation un concept universel de l'art qui recouvrirait à la fois l'art classique et l'art moderne, dans L'actualité du beau (1974)[22]) l'argumentation de Gadamer reste quasiment la même.

Pourquoi le jeu? Quelles intentions théoriques conduisent le philosophe allemand d'établir un parallèle entre ces deux phénomènes pour le premier coup d'oeil fort différentes de la vie humaine que l'art et le jeu?

Son choix n'est pas tout à fait contingent. Tout d'abord, il rejoint une longue tradition esthétique marquée par les noms de Kant et Schiller. Ce dernier est pratiquement le premier penseur qui - ayant essayé de définir le fonctionnement de l'art - a attribué au jeu une force explicative. Dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (qui ont parues en 1794, quatre ans plus tard que La critique de la faculté de jugement de Kant), il fait face à la légitimation de l'art, problème que Gadamer reprend dans L'actualité du beau. Ces deux ouvrages, et à travers eux les deux démarches, montrent de nombreuses ressemblances tant dans l'élaboration de la thématique (jeu comme fondement anthropologique de l'art) que dans leurs conclusions (l'autonomisation du domaine de l'art) comme on le verra plus tard.

En anticipant une de nos thèses concernant l'analyse de Gadamer, on peut constater qu'outre des motifs historiques il a des raisons méthodologiques de choisir le concept du jeu. Le jeu dans son démarche fait partie de l'ordre de démonstration, il a peu d'importance en soi-même. La façon dont il met en scène des affinités du jeu et de l'art prend forme de la découverte scientifique qui elle-même renvoie au récit classique occidental : "formuler une énigme et ... amener son déchiffrement"[23].

Cependant il ne s'agit pas d'une véritable "découverte", parce que le narrateur nous présente une énigme qui est - pour lui - déjà révélée. Lorsque Gadamer entreprend à la recherche du mode d'être d'oeuvre d'art, il sait déjà les caractéristiques du concept qu'il va trouver.

Que le jeu n'a qu'une importance secondaire dans l'analyse de Gadamer rien ne montre mieux que la structure de Vérité et méthode. À cet égard le titre du premier chapitre de la deuxième partie de Vérité et méthode (L'ontologie de l'oeuvre d'art et sa signification) est révélateur : "le jeu comme fil conducteur de l'explication ontologique" (VM, 119). Il déclare déjà dans les premières phrases qu'il veut parler "du jeu à propos de l'expérience de l'art".

La vacillation terminologique témoigne aussi que le problème du rapport entre l'art et le jeu est déjà résolu au départ. C'est ainsi que Gadamer peut parler indifféremment du "jeu", à un autre moment du "caractère ludique de l'oeuvre d'art", puis du "jeu de l'art", "le jeu qui se produit dans l'art" ou des "jeux de l'art".

Or, en tenant compte des conséquences théoriques, il n'est pas indifférent qu'il veut montrer le caractère ludique de l'art ou bien il veut prouver que l'art comme tel est un jeu. Analogie ou identification?

Dans les analyses de jeu de Gadamer (surtout dans Vérité et méthode) une métaphorisation traverse le champ théorique. Toutefois, cette opération qui est d'ailleurs susceptible d'élaborer de nouveaux concepts et problématiques n'ouvre pas véritablement des chemins pour une liaison intellectuellement fructueuse du jeu et de l'art chez le théoricien de l'herméneutique. Un "pré-concept" de l'art domine la métaphore et crée une certaine identité floue du jeu et de l'art. Cette quasi identité lui permet de changer de perspective imperceptiblement entre les deux composants de la métaphore et d'énumérer les traits distinctifs de sa conception d'oeuvre d'art.

Outre des bénéfices méthodologiques, cette démarche lui assure au moins trois avantages qu'on résumera brièvement ici (et qu'on regardera de plus près dans les chapitres suivants).

En premier lieu, sous prétexte d'analyser le concept du jeu, Gadamer peut fonder sa conception de l'oeuvre d'art sur les bases anthropologiques[24]. Si l'art comme le jeu est propre à la nature humaine, il se trouvera aussitôt justifié. De plus, sa validité serait universelle puisqu'il s'étendrait sur l'espèce humain et il accéderait à un certain degré de nécessité. L'usage d'un point de vue humain, universel, celui de "l'Homme" traverse toute argumentation de Gadamer, comme on le retrouvera à propos de la question du sujet dans l'art (et donc dans le jeu).

En deuxième lieu, à la suite de la "découverte" de communes bases anthropologiques, l'art hérite l'indépendance du jeu d'une "réalité" qui lui est extérieur. Cette autonomisation du domaine de l'art trouve son écho dans les oeuvres célèbres de Schiller et de Kant.

En troisième lieu, l'identité latente de l'art et du jeu postule un prototype de tout art qui permet à Gadamer d'une part de parler globalement des pratiques artistiques aussi hétérogènes que la danse, la musique, le théâtre, la littérature ou les arts plastiques; d'autre part d'unifier les fonctions historiquement variées dans un concept d'art trans-historique et ainsi faisant de garder son universalité et son généralité.

III.2. Les caractéristiques du jeu

III.2.1. Traditions assumées

La description des traits caractéristiques du jeu de Gadamer ne contient aucun élément nouveau par rapport aux approches déjà présentées. De plus, en amalgamant la démarche purement spéculative de Schiller et la description phénoménologique de Huizinga et de Caillois traitées dans le chapitre dernier, il rejoint les deux traditions les plus connues de l'analyse du jeu.

D'un côté, il est clair que le concept de jeu en tant que moyen conceptuelle sert à poser le problème de la légitimation et de l'autonomisation de l'art; d'autre côté il élabore ce concept à partir de quelques données dites phénoménologiques soigneusement choisies.

Les conséquences théoriques de son choix correspondent aussi aux celles qui marquent de deux traditions de la description du jeu mentionnées. L'autonomisation du jeu et de l'art tout comme chez Kant et Schiller mène à leur nécessaire transcendalisation. L'art (et jeu) ainsi coupé des rapports de causalité et de finalité, sorti de toute relation psychologique et sociologique possédera une valeur absolue et souveraine, égale aux valeurs morales et religieuses des époques précédentes. Avec cette opération l'art est devenu une des sources les plus importantes de la production du sens dans la société moderne.

D'autre part, Gadamer - partant des présupposés phénoménologiques - semble négliger le problème du rapport de l'objet, du corpus et de la méthode. Car, si "l'objet est là", on pourrait l'appréhender intuitivement, presque d'un point de vue sub specie aeternitatis. Cette façon d'aborder le sujet donne à son analyse une allure psuedo-naturelle qui s'oppose souvent au caractère spéculatif de son raisonnement.

III.2.2. Le Jeu : au service de la critique de la conscience esthétique

Les textes de Gadamer où il traite la question du jeu ont toujours un côté "réactif", c'est-à-dire, notre auteur articule ses thèses vis-à-vis des positions contraires. Ainsi, la contrepartie qui d'une certaine manière guide son argumentation est la conscience esthétique. Dans le refus de cette conception de la manière d'être de l'art, on retrouve toutes les grandes thèmes de l'esthétique gadamerienne.

La critique de la conscience esthétique vise à deux théorèmes de la philosophie dont ils sont issues. Le premier point stratégique est le statut du sujet et son rôle dans la manière d'être de l'oeuvre d'art. Alors, Gadamer met en question le sujet cartésien qui est à la fois l'origine et la destination ultime de tous sens. Ce sujet substantiel - qui est aussi le sujet conquérant des Lumières - se définit à la base d'un ensemble clos des essences. Une telle conception du sujet détermine nécessairement le statut de l'oeuvre d'art. La rencontre avec une oeuvre d'art s'effectue toujours par rapport à un sujet préalablement constitué qui conçoit l'oeuvre en tant qu'objet de son acte de connaissance, de jouissance, etc.

C'est donc une intention explicite de déplacer le sujet, de le dégager de la psychologisation essentialiste qui anime l'analyse du jeu chez Gadamer. "Il est certain qu'on peut distinguer du jeu lui-même la conduite de celui qui joue..." (VM, p. 119) commence-t-il sa démonstration pour postuler "le primat du jeu par rapport à la conscience du joueur" (VM, p. 122).

Pour y arriver Gadamer recourt à une pareille technique que Heidegger a souvent utilisé : à l'instar de son maître il observe les phénomènes qui se présentent au niveau de la langue, repère "la vérité" qui est dans la langue. L'examen sémantique du terme "jeu" part de ses usages métaphoriques et de la catégorie grammaticale du sens moyen (médiale) : "Le mode d'être du jeu n'exige donc pas qu'il ait un sujet qui se comporte de manière ludique pour que le jeu soit joué. Le sens tout à fait présent du jeu est le sens moyen (médiale). C'est ainsi que nous disons par exemple que quelque chose «joue» à tel endroit ou à tel moment, que quelque chose «se joue», que quelque chose «est en jeu»" (VM, p. 122)[25].

Selon Gadamer, c'est seulement à partir de ce déplacement du sujet ("pour le langage, le véritable sujet du jeu n'est manifestement pas qui, entre autres activités, se livre au jeu, mais le jeu lui-même" (p.122)) et à partir du son sens moyen que le jeu se révèle dans sa nature authentique et "peut franchement être considérée comme un prototype de l'art" (p.123).

III.2.3. Vers l'autonomie de l'art : le jeu comme auto-représentation

L'autre point crucial de la critique gadamerienne se dessine autour du concept de représentation. Il développe sa propre notion de mimésis dans lequel il attribue une importante fonction au jeu. La conception du jeu comme autoreprésentation (Darstellung) lui fournit l'occasion de fonder l'autonomie et l'indépendance de l'art.

Dans la perspective gadamerienne le jeu dépourvu de la subjectivité des joueurs est "un ordre dans lequel le va-et-vient du mouvement du jeu se produit comme soi-même" (p.122). Le jeu ainsi conçu n'est pas seulement exempt de toute finalité, d'intentionnalité et d'effort[26], mais il ne se mesure plus à un monde qui le précéderait. Par conséquent, le jeu (et l'art, bien sûr) est "quelque chose d'autonome et clos sur lui-même" et comme tel il "ne tolère plus aucune comparaison avec la réalité, considérée comme la mesure secrète de toute ressemblance dans l'imitation" (p. 130). Sa tâche ne consistera plus à représenter quelque chose préexistante dans "le monde réel" mais il trouve son télos en lui-même, dans l'exécution de mouvement du jeu comme tel.

L'autonomie de l'univers formée par le jeu se manifeste à travers sa séparation dans le temps et dans l'espace : "... le champ offert au mouvement du jeu n'est pas simplement un espace indéfini offert au déploiement du jeu, mais un champ spécialement délimité et réservé à ce mouvement. Le jeu humain exige son terrain de jeu" (p. 125).

Les deux principaux directions de la critique gadamerienne qui visent au déplacement du sujet du jeu et à l'autonomie de la sphère du jeu se croisent dans l'argument classique du problème du sérieux et du jeu. Certes, "le jeu a avec le sérieux un rapport essentiel qui lui est propre", mais, selon Gadamer, on peut parler au moins deux niveaux du sérieux : de l'univers des buts ou du sérieux sacré. "Dans la conduite ludique, tous les buts qui déterminent l'existence active et prévoyante n'ont pas tous simplement disparu, mais se trouvent suspendus d'une manière singulière. Celui qui joue sait lui-même que le jeu n'est que jeu et qu'il se trouve dans un monde déterminé par le sérieux des buts. Il le sait, mais sans plus penser ... à ce rapport avec le sérieux" (p. 119).

En revanche, "le jeu lui-même comporte un sérieux qui lui est propre" (p. 119) qu'il ne faut pas transgresser sinon le jeu se fausse aussitôt.

Ce dédoublement du sérieux permet à Gadamer de profiter du théorème de la double conscience du joueur et de reprendre la question du sujet. Si le véritable subjectum du jeu est le jeu lui-même, le joueur doit perdre en partie la plénitude de sa subjectivité. Parallèlement, le spectateur aura une plus grande importance, si bien que son activité sera égale à celle du joueur : des deux cas, il s'agit de la participation.

Néanmoins, pour assurer la nature essentiellement communicative de l'art, Gadamer doit garder un certain concept de sujet et l'intégrer à sa pensée. Ainsi, dans son système, le spectateur semble remplir la place qui restait inoccupée avec le départ du sujet dominateur de la philosophie occidentale. Son rôle ne se limite pas uniquement à la critique du rapport sujet-objet, mais il nous conduit à l'argument décisif du raisonnement du philosophe allemand : à celui de la conception du jeu comme (auto)-représentation (Darstellung) et son transmutation en oeuvre (Gebilde)[27].

En effet, ces trois concepts (représentation, oeuvre et transmutation) forment un espace logique pour la construction d'une théorie de l'art dont le fondement sera une réinterprétation de la thèse antique de mimesis.

III.2.4. La théorie de la mimesis reformulée

Théoriquement, une suite des pas logiques mène du concept de jeu à l'oeuvre d'art comme manifestation de la vérité. En premier lieu, comme on l'a déjà vu, Gadamer postule que "le jeu se borne effectivement à se donner en représentation. Son mode d'être est donc représentation de soi." (p. 126). Puis, il constate que "si quelque chose ici est représenté, ne serait-ce que le mouvement du jeu lui-même" (AB, p.45).

En deuxième lieu, il introduit le théorème de la transmutation en oeuvre : "La transformation par laquelle le jeu humain atteint son véritable accomplissement, qui est de devenir art, je l'appelle la transmutation en oeuvre" (VM, p. 128). Effectivement, cette pensée a une double fonction dans l'argumentation de Gadamer. D'une part, le concept de Gebilde garantit l'unité du sens représentée dans le jeu de l'art et le détachement de ce sens sur l'action représentative des joueurs. "Le jeu est oeuvre [Gebilde], cette thèse veut dire : malgré la nécessité où il est d'être joué, le jeu est un totalité qui a un sens; comme tel il peut être répété et livrer le sens qui est le sien" (p. 135).

D'autre part, le concept de transmutation ou de métamorphose est destiné de préparer ontologiquement et épistémologiquement le retour de la conception de l'art en tant que mimésis. "Le concept de métamorphose vise donc à caractériser le mode d'être, autonome et supérieur, de ce que nous avons appelé figure [Gebilde]. Il permet à ce qu'on nomme réalité de se définir comme le non-métamorphosé, et à l'art de se définir comme la suppression qui introduit cette réalité dans la vérité" (p. 131)[28].

Ce qui est représenté dans le "jeu de l'art", ce n'est pas quelque chose d'indépendemment existante et ainsi la mimesis de l'art - après Platon - n'est pas une imitation au troisième rang. Au contraire, la chose n'atteint son véritable être qu'en métamorphosant dans la mimesis de l'art. La mimesis ainsi conçue correspond à un passage de la réalité à la vérité.

En fin de compte, une opération complémentaire s'intègre à l'approche gadamerienne de la mimesis : celui de l'anamnesis[29]. Avec le concept de reconnaissance il clôt le cercle de ses arguments et accomplit la tâche de fonder la manière d'être d'oeuvre d'art sur le concept de jeu. Donc, "la représentation artistique est à l'oeuvre une reconnaissance qui se caractérise comme véritable connaissance de l'essence" (p.133). Parallèlement avec le processus de la représentation, c'est "l'unité de la vérité que l'on reconnaît dans le jeu de l'art" (p. 135).

III.3. Connaissance et ordre

Avec Schleiermacher, dans l'histoire de l'herméneutique il y a un changement. L'herméneutique qui était jusqu'ici l'art de l'interprétation "matérielle" des textes écrits est devenu la théorie générale de la compréhension humaine. Ce donc n'est plus le texte qui est intéressant dans sa singularité, mais l'acte de la compréhension.

L'oeuvre de Gadamer, la philosophie herméneutique (qui est dans le sous-titre de Vérité et méthode [les grandes lignes d'une ...]) n'est pas une esthétique (théorie de l'art) proprement dit. Certes, il attribue à l'expérience de l'art un rôle heuristique (dans l'ordre de découverte) dans la globalisation du rapport herméneutique, mais cette expérience n'est nullement privilégiée. Elle est une parmi des manifestations de l'expérience herméneutique dans un univers où l'interprétation est le rapport généralisé au monde. Dans l'optique du herméneuticien le monde se homogénéise : on est toujours dans la même acte de compréhension.

L'art en tant qu'eidos de toute connaissance devient le prototype de notre "être-au-monde". Comme on l'a vu, la structure du monde dans une perspective gadameriennne se plie parfaitement à la tâche du herméneute. L'herméneutique postule une surface qui est à la fois intelligible et inaccessible (incompréhensible). Pour accéder au sens de cette surface, trouver l'intelligible derrière l'inaccessible, il faut faire un effort, se plonger dans l'ordre du travail, c'est-à-dire, interpréter.

Pour le premier coup d'oeil, il devrait paraître insolite qu'un herméneuticien (dans le sens modern du mot) entreprenne la tâche ontologique de définir ce qui est l'oeuvre d'art ou empruntant les termes de Gadamer "la manière d'être de l'oeuvre d'art". L'herméneutique a affaire à la connaissance (comment accéder au savoir?, comment approprier un sens?), elle est une discipline de l'épistémologie. Pourtant les préoccupations de Gadamer concernent bien les "choses". "Comprendre veut d'abord dire s'entendre sur la chose. Ce n'est qu'à un plan secondaire que comprendre veut dire mettre en relief l'opinion de l'autre et la comprendre comme telle. La première de toutes les conditions herméneutiques demeure ainsi la compréhension de la chose, le fait d'avoir affaire à la même chose"[30].

Cette stabilité des choses au fond de toute compréhension est très important pour Gadamer qui reprend la thèse platonicienne de la reconnaissance (anamnesis). Il doit rendre compte du processus de la compréhension et il ne peut pas laisser en obscurité le passage du non-savoir au savoir aussi mystérieusement que Platon l'a fait. Donc, il décrit ce processus presque à la manière de la psychologie cognitive moderne[31]. On monte des schémas hypothétiques qui sont valables jusqu'à leur falsification par de nouvelles schémas plus opérationnelles pour la reconstruction du sens. Mais tandis que dans les théories cognitives cette opérationalité n'est pas liée à aucune instance ontologique, chez Gadamer, pour garantir l'unicité du sens, ce sont bien les choses qui émergent au-delà du texte. Or, s'il y a un quelconque fondement ontologique dans un monde où nous voulons connaître, la connaissance se transformera nécessairement en processus de l'apprentissage, de l'enseignement comme l'exemple de Platon dans Théitete le montre très bien.

III.4. La littérature en jeu

Quelles sont les conséquences de cette position théorique à l'égard des textes dits littéraires[32]? Premièrement, la fixation du point de départ dans "la vérité" limite la littérature à la bonne littérature. Gadamer (tout comme Heidegger) réduit toute situation de réception à la rencontre avec une oeuvre bien faite, avec une oeuvre d'art déjà valorisée. Ainsi, la tâche normative de la critique se trouve exclue de la compétence de l'exégète.

Deuxièmement, si le texte a toujours sa vérité, le lecteur ou le récepteur sera obligé d'adopter la stratégie de l'interprétation radicale. Il semble qu'il faille comprendre cette vérité à tout prix. Néanmoins une situation de compréhension n'est jamais sans responsabilité et sans danger, même si l'on s'en tient au domaine artistique et la question se pose : jusqu'à où un lecteur doit garder sa hospitalité envers un texte (ou un quelque chose à comprendre)[33]? A quel point doit-on laisser imposé par quelque chose qui gène notre univers? En un mot comment rejeter le texte? Comment échapper à la contrainte de l'interprétation et du sens? La portée de ces questions dépasse largement l'horizon de la compréhension des textes isolés. Faute d'une théorie des valeurs dans la littérature conçue comme système ou plus précisément d'une théorie de l'évaluation dans la littérature on ne sera jamais capable de résoudre ces dilemmes.

Troisièmement, qui est-ce qui doit assumer la tâche de la compréhension? Dans le chapitre précédant on a vu que le concept de spectateur à travers lequel Gadamer approche de la position du sujet est bien problématique.

D'un côté, (sans parler de l'identité hypothétique de la fonction du joueur et du spectateur), avec sa thèse de concevoir le jeu (et donc l'art) comme autoreprésentation l'assistance du spectateur devient en quelque sorte superflue. D'autre côté, il insiste, tout de même, sur l'activité de ce même spectateur, sur la participatio, sans quoi il ne serait pas possible de postuler la manière d'être essentiellement communicative de l'art.

En effet, on ne sait pas de grandes choses sur ce spectateur. Sa définition reste négative, c'est-à-dire, on comprend facilement la position qu'il veut éviter : un sujet cartésien qui sera l'origine et l'ultime destination du sens n'est plus acceptable pour Gadamer; il rejet une telle approche de l'oeuvre d'art dont le centre est une conscience esthétique. Si l'on doit déterminer un niveau conceptuel où se dessinent les contours du sujet gadamerien, ce serait forcément un niveau anthropologique. Son sujet est le représentant de l'espèce humaine à qui appartient une faculté de jouer le jeu de l'art.

Si "le poète est le prototype de l'être humaine"[34], nous serions tous les poètes aussi, de sorte que cette commune participation à la nature humaine écarterait les dernières obstacles de la compréhension des oeuvres littéraires.

En fin de compte, l'approche herméneutique de la littérature se situe nettement dans le paradigme du sens. C'est dire que l'activité de tous les personnages (auteurs, lecteurs, textes, etc.) de la littérature tournent autour du concept mystérieux de sens. Sans vouloir aborder globalement la grande question du sens dans la littérature, on examine quelques éléments de ce problème dans la démarche gadamerienne.

D'où vient-il le sens d'une oeuvre? Ni de l'auteur, ni de l'interprète de l'oeuvre. Au moins Gadamer semble nier la possibilité que l'intentionnalité de ces deux personnages pourrait être la source principale du sens. Selon lui, c'est bien cette intentionnalité qui caractérise l'usage ordinaire du langage. Dans la communication on recourt aux mots pour réaliser les divers buts communicatifs. La parole doit s'effacer au bénéfice des choses à transmettre. Gadamer compare cette transparence de l'usage quotidien du langage à la fonction de la monnaie qui n'est qu'un représentant de la valeur des choses mais qui n'a pas de valeur en elle-même.

En revanche, il discerne - presque à la manière de Jakobson - un usage poétique de la parole dont la métaphore serait la pièce d'or. "La pièce d'or de jadis, ..., avait en même temps comme valeur la même valeur que celle qu'elle représentait".[35] Il en est ainsi de la parole poétique qui "trouve sa réalité absolue dans le fait d'être énoncé". C'est donc le même concept d'autoreprésentation et d'autonomie qu'on a repéré dans son analyse du jeu qui est au fond de la conception gadamerienne de la littérature.

Évidemment, Gadamer ne peut pas éviter l'examen du médium commun de toute parole : celui du langage. Malgré la valorisation, voire la sacralisation de l'usage poétique du langage, le point de départ des investigations de Gadamer est l'usage ordinaire du langage. Ici la métaphore de la monnaie est révélateur aussi. Comme opérateur d'un échange, la monnaie (quelque soit sa matière, de l'or ou du papier) renvoie au concept de signe : "les éléments à partir desquels le langage se construit et qui acquièrent forme dans la création poétique, sont les purs signes".[36] Dans le système gadamerien les signes renvoient toujours à autres choses qu'eux-mêmes. Ce niveau des choses, des élément positifs de signification existe en quelque sorte indépendemment de la surface sonore des signes. La conception pré-saussurienne du signe a pour conséquence de garantir une certaine unité de sens de l'oeuvre, de constituer une communauté d'horizon d'interprétation, en un mot, l'identité herméneutique de l'oeuvre.

Toutefois, Gadamer n'est pas un partisan du fantôme du sens unique, d'autant plus qu'il souligne la plurivocité des oeuvres poétiques. Selon Gadamer, l'indétermination intrinsèque propre à la littérature procède du fait que la parole poétique "trouve sa réalité absolue dans le fait d'être énoncée". L'oeuvre d'art qui consiste dans "l'unité de la forme phonétique et de la signification propre à chaque mot" est susceptible d'évoquer de grands dilemmes de l'existence humaine et en ainsi faisant d'installer l'Homme dans la vérité de l'être. "La véritable dignité de la plurivocité poétique est qu'elle correspond à celle qui affecte l'existence humaine en son intégralité".[37]

Voilà, donc, le point où le cercle se renferme. Sous la forme d'un truisme tous les grands thèmes de la philosophie gadamerienne s'y présent. L'évidence de la plurivocité de l'être, de l'existence humaine obscurcit le processus de la compréhension dans les textes littéraires et de la production du sens qui s'y déroule. Si "l'unité de la vérité que l'on reconnaît dans le jeu de l'art" est toujours la même, la différence de chaque texte se perd dans la généralité de la vérité de l'être.

IV. L'autre côté du paradigme du sens

IV.1. Entre philosophie et littérature

Probablement il y plusieurs raisons que l'oeuvre philosophique de Jacques Derrida a exercé (et exerce encore) une influence considérable sur les littéraires. L'une d'elles est, sans doute, la disparition de la séparation entre la philosophie et la littérature qui se fait sentir dans les deux directions. Bien sûr, cet effacement des frontières disciplinaires n'a pas commencé avec Derrida, mais les motifs et les conséquences de cette ouverture se manifestent avec netteté chez lui. Laissant l'évaluation des conséquences philosophiques aux philosophes, on se contentera de rendre compte des apports littéraires de ce mouvement.

Bien que, pour une premier coup d'oeil, l'envahissement de la domaine philosophique par des thèmes "littéraires", par un certain mode d'écriture "poétique" paraisse avoir une plus grande importance[38], le développement de la théorie de la littérature en tant que discipline autonome - grâce au tournant linguistique de la philosophie - a ouvert un champ où s'accumulaient les nouvelles idées des sciences humaines. Ainsi, la soi-disant "déconstruction" est un mouvement à la fois philosophique (attachant surtout au nom de Derrida) et critique (les critiques littéraires de l'école de Yale : Paul de Man, Geoffrey Hartmann, Harald Bloom, Hillis Miller)[39].

Les lectures des textes dits littéraires dans les livres précoces de Derrida (L'écriture et différence, La dissémination et De la grammatologie (sur Artaud, Bataille, Genet, Mallarmé, Rousseau)) servent de base à l'élaboration de la théorie de la déconstruction. En effet, ce qu'on appelle déconstruction au domaine littéraire, ce n'est pas une démarche ou une méthode au sens classique mais plutôt un mode d'écriture, un type de discours qui s'activise au cours de l'interprétation des "textes" des autres. Cette interprétation ne se réduit pas au déchiffrement d'un sens (surtout pas!) où des sens, mais elle vise aussi à un méta-niveau dont le texte analysé et le discours du critique puisent leur légitimité.

La critique exprimé par ces penseurs à l'égard du sens tient à son caractère provisoire et à sa localité. Elle peut protester efficacement contre la domination des systèmes totalitaires de la pensée (totalisation du sens à travers l'interprétation), mais elle les présuppose, elle conserve l'état permanent d'une guerre de partisans, elle ne peut se définir qu'en tant que parasitaire[40] qui a besoin, plus que personne, de ce système totalitaire.

IV.2. Un concept non-critiqué de la déconstruction : le jeu

D'où, au nom de quoi parle-t-il le déconstructeur? Car s'il prétendait déceler les erreurs d'autrui, ne retomberait pas-il toute de suite dans un discours de véridiction et ne serait pas-il à son tour le nouveau détenteur d'une vérité? Comment éviter cette dialectique de l'auto-légitimation de toute énonciation? Ou bien serait-il possible que le discours du déconstructeur demeure hors de sa propre validité? Pour répondre à ces questions angoissantes il faut que le déconstructeur recoure à un mythe qui garantit seul sa propre légitimation.

L'image de la guerre, du combat accompagne souvent le discours de la déconstruction, de sorte qu'elle constitue son "récit de légitimation" : le déconstructeur est toujours en fuite, menacé par le pouvoir de la tradition et de la langue de la métaphysique, par les stratégies des systèmes totalitaires de sens. Naturellement notre héros ne capitule pas, il résiste à des puissances négatives.

C'est ainsi qu'il doit recourir aussi à ses propres armes tel que le concept de jeu.

À la différence de ces mots "mana" (écriture, trace, différance, etc.) le terme "jeu" jouit d'une position relativement secondaire dans l'écriture de Derrida, et c'est justement cette caractère secondaire qui lui permet d'opérer en écharpe, à la dérobée. Toutefois le concept de jeu a ses dangers pour la réflexion déridienne. S'il ne doit pas expliciter son concept de jeu à partir d'une définition comme substance ou origine, il doit se laisser guider par des usages du langage qui sont traversés par toute une série des oppositions métaphysiques. Les quelques instructions de Derrida (qui d'ailleurs franchissent à peine les limites d'une théologie négative) comptent peu vis-à-vis d'une tradition imposante des idées reçues toutes prêtes. Tandis qu'il "déconstruit" d'une façon remarquable le concept de structure, de centre ou de signe, il prend le jeu pour un concept qui ne pose pas de problèmes, qui est en quelque sorte hors du langage métaphysique.

Malgré l'imprécision et le refus d'une définition classique, le concept de jeu relève nettement du récit de légitimation évoqué par l'image du combat toute à l'heure. Ainsi Derrida caractérise sa propre démarche comme "aventureux parce que cette stratégie n'est pas une simple stratégie au sens où l'on dit que la stratégie oriente la tactique depuis une visée finale, un telos ou le thème d'une domination, d'une maîtrise et d'une réappropriation ultime du mouvement ou du champ. Stratégie finalement sans finalité, on pourrait appeler cela tactique aveugle, errance empirique, si la valeur d'empirisme ne prenait elle-même tout son sens de son opposition à la responsabilité philosophique. S'il y a une certaine errance dans le tracement de la différance, elle ne suit pas plus la ligne du discours philosophico-logique que celle de son envers symétrique et solidaire, le discours empirico-logique. Le concept de jeu se tient au-delà de cette opposition, il annonce, à la veille et au-delà de la philosophie, l'unité du hasard et la nécessité dans un calcul sans fin".[41]

Cette terminologie (hasard, nécessité, stratégie) renvoie au discours des mathématiciens, mais la façon dont le concept de jeu émerge dans l'écriture dérridienne manifeste peu de communauté avec la théorie du jeu proprement dite. Une démarche spéculative à la Schiller dépouille les jeux de ses propriétés, réduit leur pluralité à une généralité floue, nébuleuse. Le telos du jeu (sur tous niveaux) se trouve écarté, le jeu se renferme, se définit comme structuralité d'une structure. Voilà les mots clés de "l'analyse" dérridienne : le jeu y paraît incarner, symboliser un nouveau type de connaissance, une nouvelle forme de structuralité.

Dans son essai, La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines[42], il part de la conception de jeu comme (dis)fonction nécessaire de toute structure. Ainsi le jeu se définit comme totalité fermée où opèrent des "substitutions infinies dans la clôture d'un ensemble fini" (ibid. p. 423). En termes de la théorie du jeu on peut dire qu'avec un nombre fini de règles d'un même jeu on peut engendre un nombre infini des parties singulières différentes. Toutefois le parallèle s'arrête à ce point et l'analyse se glisse dans la critique de la conception "structuraliste" de la structure et du signe.

En effet Derrida critique à juste titre la position paradoxale du centre de la structure et peut être aussi l'illusion d'un signifié ultime qui garantirait "le jeu de renvoie" des signifiants, en les jugeant alliées au "jeu fondé, constitué depuis une immobilité fondatrice et une certitude rassurante, elle-même soustraite du jeu" (ibid. p.410). Mais son recours au concept du jeu est plutôt malheureux et rend sa proposition bien utopique et paradoxale, voire "métaphysique".

Si une renvoie illimitée des signifiants[43] peut être imaginable traitant la structuralité de la structure ou le fonctionnement des systèmes de signes, l'objet conceptuel qui devrait révéler cette propriété se dissout au cours de cette opération. La disparition d'une immobilité relative partir de laquelle peut se constituer une mobilité dissiperait en fait toute frontière entre jeu et réel, supprimerait toute entrée dans le jeu. Si l'on est toujours déjà dans le jeu, on ne peut jamais commencer à jouer. Le jeu comme tel devient impossible. Reste à demander si le jeu ainsi conçu vaut la peine de s'appeler jeu?

D'une part, il n'y a rien de plus ancien de la conception de la structure générale de l'être, la vie, le monde comme jeu. Étendre les limites du jeu jusqu'à l'existence totale veut dire rendre inutile la distinction entre jeu et non-jeu. Décrire une vision où tout renvoie à une autre entité signifiant, où rien n'existe dans sa présence simple à soi est une activité aussi mythique et métaphysique que n'importe quel dogme de la philosophie occidentale.

D'autre part il n'est pas clair si l'on a affaire dans ce discours à une nouvelle modèle universelle qui pourrait succéder aux universaux précédents et en remplacer le dernier - celui du signe -, ou bien s'il fallait considérer l'ensemble de démarche derridienne comme jeu, c'est-à-dire, comme attitude interprétative singulière.

On retrouve cette ambiguïté qui traverse l'usage du concept de jeu à la fin de l'essai où Derrida discerne deux attitudes interprétatives : "l'une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer une vérité ou une origine échappant au jeu et à l'ordre du signe, et vit comme un exil la nécessité de l'interprétation" . L'autre, c'est "l'affirmation joyeuse du jeu du monde et de l'innocence du devenir, l'affirmation d'un monde de signes sans faute, sans vérité, sans origine, offert à une interprétation active" (ibid, p.427). Ainsi le jeu montre à la fois la structure de "l'être-au-monde", les conditions générales de la connaissance, et suggère un comportement susceptible d'en sortir.

IV.3. Une lecture (un lecteur?) ludique

Dans le domaine de la critique littéraire de l'époque on trouve des ressemblances frappantes avec cette conception derridienne du jeu. Notamment c'est l'oeuvre critique de Roland Barthes où ce concept jouit d'une position privilégiée. Bien que Barthes n'appartienne pas au mouvement déconstructiviste, pendant son parcours il a élaboré une problématique qui est fort proche de la leur.[44]

Dans un essai de 1975 (Sur la lecture)[45] Barthes exprime qu'il n'a pas de véritable doctrine sur la lecture, tandis qu'il a esquissée - pendant son parcours - une doctrine de l'écriture (SlL, p. 37). Il cherche tout au long de son article la possibilité et les conditions éventuelles d'une analyse systématique (à la manière de la linguistique et de la narratologie) de la lecture. Refusant la tentation structuraliste, Barthes profite de "cette difficulté à trouver une pertinence, d'où fonder une Analyse cohérente de la lecture" et suppose "que l'im-pertinence est en quelque sorte congénitale à la lecture" (p. 39). Solution très "barthesienne" : transformer une faiblesse en vertu, qui sera, à son tour, le point de départ d'une nouvelle recherche. Cette nouvelle recherche nous déplace dans le domaine du désir où Barthes entreprend l'examen des forces qui forment notre "subjectivité". Cette théorie de la lecture est en germe dans S/Z et se déploie dans les écrits de sa période de "Texte"[46]. L'un des éléments les plus importants de cette théorie est le concept de jeu.

La question théorique de la lecture est attachée à un processus d'évaluation. Autour des oppositions scriptible/lisible et Texte/oeuvre se dessine tout un système binaire. Il s'agit de distinguer deux types d'organisation d'écriture (et respectivement deux types de lecture). L'un d'eux, - ce qui nous intéresse pour l'instant - le scriptible, le Texte, est utopique, n'est réalisable qu'en partie. En effet, ce Texte idéal, radicalement plurivoque ne se constitue qu'à partir d'une lecture aussi utopique que lui, qui exige la participation active du lecteur, et qui, à son tour, débouche sur l'écriture : "le texte scriptible, c'est nous en train d'écrire" (S/Z, p. 10).

En quoi consiste cette activité du lecteur, ou autrement dit, comment re-écrire le texte? Barthes compare l'activité du lecteur à celle du joueur, et ainsi la lecture au jeu à plusieurs reprises. Il recours, lui aussi, à la polysémie du terme. Sans compter que "le texte lui-même joue (comme une porte, comme un appareil dans lequel il y a du «jeu»)" le joueur joue en deux sens du mot : "il joue au Texte (sens ludique), il cherche une pratique qui le re-produise; mais, pour que cette pratique ne se réduise pas à une mimésis passive, intérieure (le Texte est précisément ce qui résiste à cette réduction), il joue le Texte"[47] dans un sens musical du terme.

Le système des valeurs qui se manifeste dans cet emploi du concept de jeu se trouve légèrement décalé par rapport à des oppositions traditionnelles. Chez Barthes le jeu ne s'oppose plus au travail, voire il devient une synonyme de la production même. Dans la matrice production/consommation le jeu porte toutes les valeurs positives du système. Actif, libre, inventif et imprévisible, le jeu propose une lecture qui relève du champ de l'energeia et, comme tel, tout produit, toute oeuvre, toute ergon qui en résulte n'a qu'une importance secondaire. Par cette opération Barthes, qui se situe dans le même récit de légitimation que Derrida, essaie de se défendre contre les forces des systèmes totalitaires du sens, contre la Science et la Doxa. Si ces deux puissances s'exercent sur un objet (pré)déterminé par leur optique, il faut inventer un nouveau objet qui leur résiste : c'est ce que Barthes appelle Texte et qui ne se constitue qu'à partir d'une lecture ludique.

Il précise les règles de cette lecture ludique presque à la manière d'une poétique normative, parce que la forme grammaticale d'une telle lecture est impératif future : "il faut encore accepter une dernière liberté : celle de lire le texte comme s'il avait été déjà lu" (p. 19) ou "il faut que la lecture soit elle aussi plurielle" (p. 20). Toutes ces prescriptions décrivent un terrain de jeu où règnent l'a-temporalité et la réversibilité. Pour arriver à cet espace de lecture, Barthes souligne l'importance de la relecture. Grâce à la relecture, le texte y perd sa linéarité temporelle (due à la contrainte de la narration) et logique : "elle le tire hors de la chronologie interne («ceci se passe avant on après cela») et retrouve un temps mythique (sans avant ni après)" (S/Z, p. 20). Dans ce temps mythique, il n'y a ni commencement, ni fin, "le texte scriptible est présent perpétuel" (S/Z, p. 10). Le processus de la lecture se déroule dans un "réseau à mille entrées" où le lecteur peut relier de divers signifiants, il peut inventer de nouveaux genres de relations parmi des éléments du textes, interdits jusqu'ici par la logique d'une première lecture et par la loi d'une linéarité narrative.

On trouve ici une sorte de réponse au problème du cercle de la compréhension posé par l'herméneutique. Puisque le texte est toujours déjà lu, la lecture est toujours relecture, c'est-à-dire, le lecteur connaît déjà le texte entier, le fameux cercle herméneutique (les parties ne sont pas compréhensibles qu'en connaissant le sens du tout, mais le sens du tout n'est accessible qu'à travers le sens des parties) se trouve éliminé. On a affaire ici à une autre forme de connaissance qui ne vise plus à la totalité du sens, et qui n'est plus tout à fait dans l'ordre discursif (lié à la temporalité). Cette forme de connaissance est essentiellement de l'ordre visuel : à force de (re-)lire, on réussit à voir le texte dans un tableau des sens.

Toutefois il faut ajouter que l'on n'a pas affaire ici à une description des faits (ni au niveau de la perception, ni au niveau psychologique), mais on est dans l'ordre de prescription, c'est-à-dire, dans l'ordre moral. Avec sa théorie de lecture Barthes esquisse une nouvelle morale de l'interprétation qui s'appuie sur le plaisir du texte.

IV.4. Interprétation, évaluation, affirmation

Le plaisir (du texte) est toujours pluriel, ainsi il rend difficile la tâche critique proprement dite. Celui, qui veut démontrer que le plaisir de l'autre est "faux", se peut discréditer facilement. La lecture ne comporte pas de faute par rapport à une lecture totale, objective : elle cherche simplement son plaisir ailleurs. Malgré sa banalité, cette opinion ancienne et même courante (Doxa : "Des goûts et des couleurs on ne discute pas.") ne nous renvoie pas nécessairement à la négation de la question de l'évaluation et ainsi à la dé-théorisation du domaine de la littérature, de l'art. Seulement la qualité de différentes interprétations trouve sa mesure dans le déploiement des systèmes des valeurs et des réseaux des sens; et non pas dans le déchiffrement de la vérité du texte ou dans le rassemblement de la totalité des sens. "Il n'y a pas d'autre preuve d'une lecture que la qualité et l'endurance de sa systématique" (S/Z, p. 16).

Il doit être clair que la tâche d'interpréter se modifie radicalement ici. Dans l'optique classique (donc normative) le critique (l'interprète) est en quelque sorte handicapé par rapport au sens et à la valeur du texte. Ces deux entités sont toujours déjà là donc le rôle du critique se restreint à les retrouver. Son travail est celui du chercheur d'or qui choisis parmi la variété des minéraux ceux qui ont une valeur prédonnée.

Néanmoins cette analogie montre déjà les limites d'une telle conception des valeurs. Les systèmes des valeurs ne sont jamais naturels (dans la nature l'or n'a pas plus ou moins valeur des autres minéraux), mais il y toujours une communauté qui valorise les choses. L'interprétation se trouve étroitement liée à un processus d'évaluation.

Il est donc possible de situer la tâche du critique (l'interprète) dans un processus où l'on définit la littérature en tant que valeur. L'abandon d'une poétique normative n'aboutit pas forcément à adopter une position relativiste qui insisterait sur l'incommensurabilité des différentes points de vue, qui refuserait la réflexion à partir de la diversité des jugements de goût. En effet le goût ne précède pas (ni dans le temps, ni dans l'espace logique) le jugement qui le constitue. Former un jugement c'est aussi former une valeur qui en tant que telle peut être la source de notre subjectivité ou peut engendre l'identité d'une communauté. Le principe heuristique du plaisir du texte ne peut pas se référer à la pseudo-subjectivité de "qui me plaît" puisque l'enjeu de ce travail (jeu) littéraire consiste justement à élaborer cette subjectivité.

Ainsi l'interprétation devient le champ de la production des valeurs et des sens. Dans le plaisir du texte on ne cherche plus la base de la distinction entre bonne et mauvaise littérature (pourquoi, au nom de quoi chercherait-on?), on ne cherche plus le fond ultime de nos jugements esthétiques comme s'ils étaient objectifs, indépendants de nous : "Le plaisir du texte : ... ne jamais s'excuser, ne jamais s'expliquer. Il ne nie jamais rien : «Je détournerai mon regard, ce sera désormais ma seule négation»" (PlT, p.9). Cette affirmation nietzschéenne de nos propres désirs nous fait participer aux grands mouvements sociaux de la création des valeurs et des sens. La participation active dans la création du monde passe par la création de notre propre monde, par l'élaboration un système des valeurs individuel en se laissant guider par le principe heuristique du plaisir du texte : inutile de prétendre que le critique, l'interprète est le héros de la vérité. Il faut admettre qu'on est toujours motivé dans nos recherches, on approche des oeuvres à travers notre propre érudition.

Il est évident que cette position n'est pas conciliable avec la dialogue au sens strict. S'abandonnant au seul plaisir du texte, on ne peut pas trouver la base commune qui existerait objectivement et indépendamment et à laquelle la dialogue s'accrocherait. Cependant cela ne signifie pas que les plaisirs du texte seraient fatalement séparés. Les actes de valorisation appartiennent à la fois à l'individu et à la communauté. Il est donc tout à fait légitime d'étudier les processus des rencontres des forces de valorisations individuelles, les effets d'amplification, de suppression et d'affrontement dans l'espace commun qui s'appelle littérature.

La littérature ainsi conçue ne sera pas moins apte à se charger un rôle dans la formation d'une culture ou d'une communauté. Cependant ce processus exige une collaboration active de tous les participants : la littérature, c'est toujours à faire. Même si ces thèses ne résultent pas directement et explicitement de l'oeuvre de Barthes, l'approche barthesienne de la littérature, de l'écriture - à travers sa propre pratique de critique - nous indique quelques pistes dans l'examen du rôle de la littérature dans notre vie à la fin du XXe siècle.

Bibliographie



[1] cf. Roy Harris: How to play games with words. Language, sense and Wittgenstein, Routledge and Kegan Paul, 1988, Preface xi.
[2] Roland Barthes : Introduction à l'analyse structurale des récits, In.: Communications 8; (1966) pp. 7-8
[3] Gilles Deleuze, Felix Guattari : Qu'est-ce que la philosophie?, Minuit, Paris, 1991. p. 22.
[4] Certes, Deuleuze et Guattari ont conçu leur "concept" pour distinguer la tâche philosophique proprement dite des opérations intellectuelles dans la logique, les sciences et l'art. Cela ne nous empêche pas d'emprunter leur démarche et de mettre l'accent sur l'appréhension des concepts à l'intérieur des problématiques où ils naissent.
[5] (Caillois reproche Huizinga d'avoir oublié les jeux de hasard; Ehrmann critique Caillois de formuler ses critères d'un point de vue fonctionnaliste; Picard critique les deux premiers de négliger l'aspects individuels psychologique des jeux; etc,).
[6] "il faut que quelque chose leur soit commun, autrement ils ne se nommeraient pas «jeux»" (Investigations, § 66)
[7] Ludwig Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus suivi d'Investigations philosophiques, trad. par Pierre Klossowski, Gallimard, Paris 1961; § 66
[8] Par exemple, il n'est pas pertinent de reprocher la théorie des jeux proprement dite qui tend de supprimer (en cherchant la stratégie optimale) l'incertitude du jeu qui est un trait essentiel pour toute analyse phénoménologique des jeux.
[9] voir p.e. : R. Caillois : Art poétique, 1959, Gallimard et M. Beaujour : The game of poetics, In.: Game, Play, Literature Beacon Press, Boston, 1971 Edited by Jacques Ehrmann
[10] voir p.e. Michel Picard : La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986.
[11] Quelques-uns des exemples les plus célèbres : La défense Lujin de Nabokov; Le jeu des perles de verre de Hermann Hesse; La loterie à Babylone de Borges; Le joueur de Dostoïevsky; etc,
[12] Certes, cet intérêt a, pour être juste, déjà été éveillé à la fin du siècle précédent par l'oeuvre de Nietzsche.
[13] Friedrich Schiller : Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, Paris, Aubier 1992. (édition bilingue, trad. par Robert Leroux); Par la suite abrégé en L avec le numéro de page entre parenthèses.
[14] La plus remarquable d'elles est sans doute la suivante : "Cette expression est pleinement justifiée dans l'usage de la langue qui a coutume de désigner par le mot de tout ce qui n'est ni hasard subjectif on objectif, ni contrainte externe ou interne" (L, p. 217)
[15] Roger Caillois : Les jeux et les hommes (Le masque et le vertige), Édition revue et augmentée, Gallimard, Paris, 1967, Collection Folio/Essais. Pour la suite abrégé en JH, numéro de page entre parenthèses.
[16] D'ailleurs, recourant à la réalité empirique indéniable, on oublie souvent que l'empirisme lui-même se repose sur des croyances, des présupposés empririquement non-vérifiables.
[17] Johan Huizinga : Homo ludens - Essai sur la fonction sociale du jeu (1938), Gallimard, Paris, «Les Essais», 1951, réed. 1976, trad. C. Sérésia.
[18] ibid, p.35
[19] L'expression de Caillois est révélateur : "conventions qui suspendent [italique de moi] les lois ordinaires...".
[20] cf. "... le joueur ne saurait évidemment inventer et suivre des règles que la réalité ne comporte pas, d'autre part le jeu s'accompagne de la conscience que la conduite tenue est un semblant, une simple mimique" (JH, p. 41).
[21] Il en distingue quatre : "l'ambition de triompher grâce au seul mérite dans une compétition réglée (agôn), la démission de la volonté au profit d'une attente anxieuse et passive de l'arrêt du sort (alea), le goût de revêtir une personnalité étrangère (mimicry), enfin la poursuite du vertige (ilinx)" (JH, p. 102).
[22] Hans-Georg Gadamer : Vérité et méthode (Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique), Édition intégrale, revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996; L'actualité du beau, trad. par Elfie Poulain, Paris, Alinéa, 1993. Pour la suite je me référerai à ces deux ouvrages avec les abréviations VM et AB et avec le numéro indiquant la page, entre parenthèses dans mon texte.
[23] Roland Barthes : S/Z, Seuil, Paris, 1970, «Points, Littérature», p. 24. Sur la présence des structures narratives dans les genres scientifiques voir aussi A.J. Greimas et E. Landowski : Les parcours du savoir, pp. 9-27. In: Introduction à l'analyse du discours en sciences sociales, (éd. mêmes auteurs) Hachette, 1979.
[24] p.e. : "exhiber les fondements anthropologiques [jeu, symbole, fête] sur lesquels repose le phénomène de l'art, car c'est à partir d'eux que nous devons élaborer pour lui une nouvelle légitimation." (AB, p. 21) ou "...le jeu constitue une fonction élémentaire de la vie humaine, si bien que la culture humaine est tout simplement impensable sans un élément de jeu." (AB, p. 44).
[25] cf. aussi : "l'essence du jeu se reflète dans le comportement ludique : «jouer» c'est toujours «être joué»" et "le véritable sujet n'est pas le joueur, mais le jeu lui-même" (VM, p. 124)
[26] voir aussi : "... nous parlons du jeu de la lumière, du jeu des vagues, du jeu d'une pièce dans un roulement à billes, du jeu conjugué des membres, du jeu des forces, du jeu des moucherons, sans oublier le jeu de mots. Tous ces usages impliquent l'idée de va-et-vient d'un mouvement qui n'est attaché à aucun but où il trouverait son terme." (VM, p. 121)
[27] Les divers traductions françaises de ce terme optent pour des équivalents fort différents. Le traducteur de la première édition de Vérité et méthode (1976) propose le mot "figure", ceux de la deuxième (1996) préfèrent "oeuvre", tandis que dans L'actualité du beau (1992) la traductrice doit respecter une opposition terminologique de Gadamer entre Werk et Gebilde, de sorte qu'elle garde le terme "oeuvre" pour Werk et elle emploie "formation" ou configuration" pour Gebilde.
[28] Il doit être clair qu'une telle modèle ontologique du monde justifie non seulement la nécessité de l'art mais celle de l'herméneutique aussi.
[29] Ce n'est pas par hasard que Gadamer choisit le terme de Platon. La description de la manière d'être de l'oeuvre d'art manifeste beaucoup de ressemblances avec le dogme platonicien de la connaissance, si bien que leurs conséquences théoriques influenceront considérablement l'idée du processus de la compréhension dans le système gadamerien.
[30] Du cercle de la compréhension, p. 80, In : La philosophie herméneutique, pp. 73-83
[31] cf. la notion d'«anticipation de la perfection» dans Du cercle de la compréhension, p. 79
[32] Les racines historiques de l'herméneutique influencent considérablement la notion d'art de Gadamer. En effet, dans son oeuvre, on assiste à une certaine textualisation du monde où la littérature (et surtout sa nature langagière) devient la modèle de tout art. Parallèlement, l'importance de la lecture, du déchiffrement d'un texte comme activité du récepteur s'accroît. C'est pourquoi l'on a du mal à rapporter le processus de la compréhension présenté ci-dessus à des arts plastiques, ou à la musique.
[33] La tension qui est entre les deux pôles sémantiques du terme «comprendre» ouvre au moins deux pistes pour l'herméneutique. L'un qui dérive du sens "se faire une idée des causes, des motifs de qqch." serait celui du Schleiermacher avec le concept de "manifestation vitale". Ce projet s'est transmis en quelque sorte aux interprétations psychanalytiques et sociologiques des textes artistiques. L'autre qui s'appelle "la hermenéutique philosophique" procède du sens "saisir le sens de qqch.".
[34] Les poètes se taisent-ils?, In : L'actualité du beau, Paris, Alinéa, 1993, p. 170
[35] ibid. p. 165 et dans Création poétique et interprétation, In : L'actualité du beau, p. 96. D'ailleurs, Gadamer attribue par erreur cette métaphore à Paul Valéry qui vient en réalité de Stéphane Mallarmé.
[36] Création poétique et interprétation, p. 99.
[37] ibid. p.99 et p. 103
[38] Quelques-uns parmi des dangers d'une telle entreprise ont été révélés par Henri Meschonnic dans son livre Le signe et le poème (Paris, Gallimard, 1975). En analysant l'écriture déridienne et heideggerienne il montre que la "poétisation" subie aux "programmes" théoriques peut aboutir à la mauvaise poésie. (cf. ibid, p.423).
[39] Dès sa naissance, la déconstruction avait un succès énorme aux États-Unis d'autant plus qu'elle y était aussitôt institutionnalisée, elle est entrée aux universités et aux pages des manuels de la théorie littéraire. Le livre fameux ou ces cinq critiques ont publié ensemble leurs articles s'appelle Deconstruction & Criticism (New York, Continuum, 1979).
[40] The critic as host (in.: Deconstruction & Criticism), l'article de Hillis Miller traite cette accusation en détail.
[41] Jacques Derrida : "La différance", In.: Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p.7
[42] Jacques Derrida : La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines, In.: L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, Collection Points Essais pp. 409-428
[43] D'ailleurs Derrida s'appuie à la fois sur la conception classique du signe (quelque chose [de présente] remplace, représente une autre chose [d'absente]) et sur l'approche saussurienne du signe (ensemble inséparable d'un signifiant et d'un signifié intégrant à un système des oppositions des autres signes). La tension qui existe entre ces deux approche n'est pas forcément conciliable. Voir par exemple : "Le jeu est la disruption de la présence. La présence d'un élément est toujours une référence signifiante et substitutive inscrite dans un système de différences et le mouvement d'une chaîne. Le jeu est toujours jeu d'absence et de présence, mais si l'on veut le penser radicalement, il faut le penser avant l'alternative de la présence et de l'absence; il faut penser l'être comme présence ou absence à partir de la possibilité du jeu et non inverse" (ibid. p. 426).
[44] D'un point de vue philologique on pourrait sans doute montrer l'influence de La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines prononcée au colloque de Boston (auquel Barthes participait aussi) sur les idées barthesiennes. Toutefois la communauté de certaines positions de ces deux auteurs est indéniable.
[45] In : Le bruissement de la langue, Paris, Éd. du Seuil, coll. «Points Essais», 1984. pp. 37-48
[46] S/Z, Paris, Seuil, coll. «Points Essais», 1970; Le plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. «Points Essais», 1973; De l'oeuvre au texte, In : Le bruissement de la langue, pp. 71-80
[47] De l'oeuvre au texte, p. 78



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