PALIMPSZESZT
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GORILOVICS Tivadar
Mourir à la guerre ou comment dire l'indicible [1]

Dans le dernier chapitre du Feu de Barbusse [2] où on discute vivement de la guerre, le narrateur exprime en ces termes le sentiment d'un de ses camarades:

Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l'on se démène en criant, cette guerre, c'est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l'eau jusqu'au ventre, et la boue et l'ordure et l'infâme saleté. C'est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C'est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c'est cela, et non pas la baïonette qui étincelle comme de l'argent, ni le chant de coq du clairon au soleil! (p.330)

Un peu plus loin, pourtant, le même personnage semble tenir un tout autre discours, non pas qu'il rejette une telle image de la guerre, mais parce qu'il veut mettre l'accent sur un autre aspect de cette expérience:

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l'impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l'espace.
- Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c'est comme si on n'disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r'garder ça, comme des espèces d'aveugles...
Une voix de basse roula un peu plus loin:
- Non, on n'peut pas s'figurer.
A cette parole un brusque éclat de rire se déchira.
- D'abord, comment, sans y avoir été, s'imaginerait-on ça?
- I'faudrait être fou! dit le chasseur (p. 331).

C'est là tout le paradoxe de cette littérature de guerre qui entend témoigner d'une expérience collective qui resterait en définitive incommunicable à ceux qui ne l'auraient pas partagée. Seuls les témoins ont le droit de parler, et encore, il n'est pas sûr qu'ils soient compris. Il y a là apparemment un défi à relever. Car, d'un autre côté, il faut que l'on sache, il faut dire la vérité sur la guerre, si l'on veut éviter qu'un jour on recommence. Dire l'indicible, ce sera donc l'ambition suprême, sinon du combattant ordinaire qui peut même préférer se taire, mais de ces clercs qui ont survécu au cataclysme et qui sont en fait les seuls à posséder les indispensables instruments intellectuels et discursifs pour ce genre de témoignage.

Ce n'est pas un hasard si le texte de Barbusse évoque ces "cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres". La Grande Guerre, en effet, avec ses armes dont la puissance de destruction ne cessait d'augmenter d'année en année, avait bouleversé jusqu'à l'idée qu'on a pu se faire de la mort sur un champ de bataille. Certes, qui dit guerre, dit la mort, puisque la guerre, sur le plan strictement militaire, n'est autre chose que la mise à mort organisée de l'adversaire. Mais c'est là précisément que tout a changé depuis les guerres de Napoléon. Dans les guerres des temps modernes, l'affrontement d'armées entières transforme le champ de bataille en un lieu de mort massive. Au lendemain de Borodino, Napoléon n'écrivait-il pas à Paris: "le champ de bataille a été superbe", ce que l'auteur de Guerre et Paix commentait en ces termes, d'une ironie mordante (II. 263): "le champ de bataille a été superbe, parce que cinquante mille cadavres y étaient couchés..."

Avec la guerre de 14-18, les techniques "anonymes" de la mise à mort massive se sont généralisées à un degré jusqu'alors inconnu [3]. Le témoignage de Jean-Richard Bloch [4], au moment où s'engageait la bataille de Verdun, aurait pu être souscrit par tous les combattants: "-Les moyens de se détruire font de grands progrès. Chaque fois que -je reviens au front, je suis étonné des découvertes qu'on m'y- montre."

La guerre moderne est une guerre du matériel où le soldat lui-même n'est qu'un servant (comme on dit le servant d'une arme: canon ou mitrailleuse). L'homme devient du matériel humain, indispensable, certes, mais matériel quand même dont on constate l'usure et la perte en termes de chiffres. Certes, l'horreur et l'angoisse, Tolstoï y a déjà vu les sentiments dominants du soldat sous les bombardements de Borodino: en évoquant un champ d'avoine "où des milliers d'hommes avaient été fauchés ce jour-là et sur lequel était concentré le feu de plusieurs centaines de canons ennemis", il écrivait: "il y avait plus de huit heures que ces hommes étaient là, affamés, inactifs, sous la terreur incessante de la mort (Guerre et Paix, II. 254, 255)." Cette primauté du matériel sur l'humain devait changer profondément le caractère du combat et, du même coup, la façon dont le combattant envisageait ses chances de survie et ses risques de mort, voire la mort elle-même. Cent ans plus tard, le narrateur du Feu de Barbusse dira: "Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mécanique qui nous poursuit à travers l'espace, il y a quelque chose qui excède les forces et la volonté, quelque chose de surnaturel."

La guerre étant ce qu'elle est, dans l'abondante production littéraire qu'elle a suscitée depuis l'Antiquité, le thème de la mort est forcément abordé par la plupart des auteurs. Objet de représentation problématique à divers titres, ce thème (dont le traitement à la mode héroïco-épique, comme dans l'Iliade ou dans la Jérusalem délivrée du Tasse, ne nous intéresse pas cette fois) alimente aussi bien la littérature de témoignage que la littérature de fiction, étant bien entendu que ni le témoignage n'exclut le recours à la fiction, ni la fiction l'intention de témoigner. Il convient pourtant de distinguer nettement ces deux types de discours, le premier, celui du témoignage, comportant obligatoirement une part d'expérience personnelle, le second, celui de la fiction, pouvant parfaitement s'en passer, comme c'était le cas de Zola en écrivant la Débâcle. Il est à noter cependant que la "force de représentation" d'un récit fictif semble être d'autant plus grande qu'il est alimenté par le vécu: de nombreux exemples le prouvent, de Tolstoï à Barbusse, de Remarque et d'Arnold Zweig à Robert Merle.

Qu'il s'agisse de témoignage ou de fiction, le discours sur la mort ne peut viser, du moins en principe, que deux objectifs: ou l'auteur se propose de dire (raconter et décrire) la mort des autres auquel cas l'objet de la représentation est la "mort-spectacle", ou il entend décrire, chez lui-même ou chez autrui, cette expérience particulière qu'est l'attente ou l'angoisse de la mort. Dans les oeuvres sorties de l'expérience des guerres modernes du 19e et, surtout, du 20e siècle, ces deux thèmes sont exploités à fond, avec notamment le spectacle des charniers, les descriptions ayant pour objet d'atroces agonies, la solitude et l'angoisse du combattant sous les bombardements et à l'assaut, la présence quotidienne et, du même coup, la terrible banalisation de la mort, "devenue, dit Georges Duhamel (Vie des Martyrs, p. 240), une chose trop commune pour suspendre, comme elle le faisait autrefois, les actes de la vie: on mange et on boit à côté des morts, on dort au milieu des mourants, on rit et on chante dans la compagnie des cadavres."

Plus on voit la mort, plus on l'observe, et plus elle persiste dans son opacité. Les "yeux vitreux" d'un jeune garçon mort feront dire même à un combattant aussi endurci que fut Ernst Jünger (Orages d'acier, p. 36): "Etrange sentiment que de regarder de tels yeux morts, interrogateurs; c'est un frisson, dont je ne me suis jamais complètement débarrassé, de toute cette guerre."

Tant qu'on reste un spectateur de la mort d'autrui, on peut faire appel à ses dons d'observateur et d'écrivain. Il en va de même de tout ce qu'on peut dire de l'angoisse devant la mort. Du moment cependant qu'on se met à l'imaginer comme expérience vécue (si l'on ose dire), un problème de représentation se pose, dans le sens freudien du terme. On a beau accumuler réflexions sur réflexions, observations sur observations, la mort reste ce "simple et solennel mystère" dont parle Tolstoï (Guerre et Paix, II. 460). Freud, en s'interrogeant dans un texte écrit précisément en mars-avril 1915 sur le rapport de l'homme à la mort [5], un rapport faussé par des lieux communs sur son caractère naturel, inévitable, etc., fait observer que penser à sa propre mort, c'est penser à quelque chose d'irreprésentable et "aussi souvent que nous en faisons la tentative [...], à vrai dire nous continuons à être là en tant que spectateur". "Personne au fond ne croit à sa propre mort, conclut-il, ou, ce qui revient au même: dans l'inconscient chacun de nous est convaincu de son immortalité." Ce n'est que dans la littérature que "nous trouvons encore des hommes qui s'entendent à mourir", ce n'est que dans le monde de la fiction qu'on trouve "cette pluralité de vies" qui nous permet de mourir en identification avec tel héros, tout en lui survivant.

Mais la mort pour le combattant ne relève pas de la fictionnalité: il est affronté directement à l'expérience de la mort violente, et chaque fois qu'il se trouve en situation de danger, il se comporte comme Jünger, courbé sous le bombardement, et qui raconte (Orages d'acier, p. 107): "l'instinct lie à chacun de ces grondements de fer vibrant l'idée de la mort - et c'est ainsi que je restai accroupi dans mon trou, les mains devant les yeux, tandis que toutes les manières dont je pouvais être atteint défilaient dans mon imagination".

Mais cet enracinement de la mort dans le vécu ne change rien au fait qu'elle n'est pas un objet de réflexion et de représentation comme les autres: impensable pour le Sujet, du moins si l'on admet qu'elle est un anéantissement définitif de la conscience de soi (une conviction que, bien entendu, on n'est pas obligé de partager), "la mort est indescriptible, inénarrable" et, dans la fiction littéraire, toujours symbolique, toujours métaphorique [6].

Alors, comment imaginer, non pas la mort bourgeoise mais celle qui terrasse le combattant? Comment décrire ce qui se passe "à l'instant fatal", ce qui par parenthèse est encore une façon de parler métaphorique?

Léon Tolstoï, qui avait pris part à la guerre de Crimée, est à ma connaissance le premier à avoir relevé ce défi à la fois d'imagination et d'écriture. Dans les Récits de Sébastopol (p. 78-81 et 186-189), deux épisodes relatent la mort de deux de ses personnages, chaque fois dans une mise en scène différente. Car il s'agit de véritable mise en scène, malgré le projet réaliste qui a inspiré le récit. Le premier raconte la mort de Praskoukhine lors d'un assaut, avec force détails sur les perceptions visuelles et auditives du personnage au moment de l'arrivée de l'obus qui doit le tuer, ainsi que sur ses réactions immédiates à l'événement. L'idée qui sous-tend cette description, c'est que le temps humain y manifeste toute son élasticité: une seconde paraît être une heure et, pendant cette seconde, le personnage entend, voit et pense (se souvient) intensément, son imagination étant traversée par "tout un monde de sensations, d'idées, d'espérances et de souvenirs", tandis que "la conscience de l'instant présent, l'attente de la mort et l'horreur de ce qui lui arriv[e] ne l'abandonn[e] pas un instant". Fait significatif, le narrateur laisse délibérément son personnage dans l'ignorance de ce qui lui arrive exactement ("quelque chose vint le frapper en pleine poitrine au milieu d'un fracas terrible"), tout en détaillant les effets à la fois physiologiques et psychologiques du choc, notamment cette sensation d'étouffement sous un amoncellement de pierres que ressent Praskoukhine juste avant de mourir: "Il fit un effort pour éloigner les pierres, il se raidit et dès lors il ne vit plus rien, n'entendit plus, ne sentit plus. Il avait été tué sur place par un éclat d'obus reçu en pleine poitrine."

Pour Tolstoï, on le voit, la mort est, de manière pour ainsi dire très "clinique", l'arrêt complet et irréversible des fonctions vitales. Pas question d'imaginer quoi que ce soit au-delà. L'omniscience du narrateur a ses limites.

L'autre personnage, Kozeltsov, meurt à son tour à la suite d'une blessure qui l'atteint pendant qu'il conduit un assaut. A la différence cependant de Praskoukhine qui ne se croit pas mortellement touché, il en a, lui, la certitude, ce qui, ajoute le narrateur, soucieux par le biais de ce personnage de proposer un exemple d'héroïsme, "lui donnait plus de bravoure encore". Le récit, extrêmement laconique sur les circonstances de la blessure, est centré sur la fin édifiante du héros qui, ayant appris que les Français ont été repoussés, mourra tout heureux, conformément au topos de la belle mort qui s'oppose ici précisément au récit de mort de l'épisode précédent.

La mort de Praskoukhine représente en fait un prototype dont on retrouve les éléments constitutifs dans d'autres récits de guerre. Lorsqu'un narrateur se contente de rapporter de tels faits, il se comporte à vrai dire en agnostique, ce qui est souvent l'attitude des romanciers réalistes. Pensons parmi nos contemporains à Robert Merle et à sa description, dans Week-end à Zuydcoote, de la mort de Maillat, tué près de Dunkerque, en compagnie d'une amie de circonstance, pendant un bombardement:

Un sifflement prodigieux descendit sur eux. [...] Il y eut un fracas inhumain, et Maillat sentit le lit se dérober sous lui et descendre dans le vide. Il ouvrit la bouche comme un nageur qui se noie. Il ne voyait plus rien. De sa main gauche il tenait toujours le bras de Jeanne. Il fit effort pour la voir, mais ne réussit pas. " Dieu merci ", pensa-t-il, " la bombe n'est pas tombée sur la maison. C'est le souffle qui l'a jetée par terre. " Il lui semblait que sa pensée était très lucide. [...] Il allait se lever, voilà tout. C'était étonnant que sa poitrine ruisselât à ce point de sueur. L'instant d'après, la terre s'ouvrit sous lui, et il se mit à tomber dans le vide. Il tombait comme au fond d'un puits, entre deux parois de terre verticales. Elles filaient autour de lui à une vitesse folle. Il tombait en rejetant la tête en arrière pour voir le ciel [7]. Il voyait très loin et très haut au-dessus de sa tête un petit cercle d'étoiles. Déjà elles paraissaient plus pâles. Il jeta les bras autour de lui. Sa main s'accrocha à une motte de terre qui faisait saillie. Il eut un moment d'espoir frénétique. Mais la terre s'effrita et s'éboula dans ses mains. Il rejeta la tête en arrière et ouvrit les yeux tout grands. Alors, toutes les étoiles s'éteignirent d'un seul coup. Et Maillat ne sut même pas qu'il était en train de mourir (p. 279-281).

Ce récit est également fait par un narrateur omniscient qui, en bonne logique réaliste, distingue nettement ce qui relève du domaine des "faits" et ce qui appartient à la perception subjective du personnage, rapporté en partie en style indirect libre. La mort, ici aussi, est signifiée par l'arrêt de toute perception ("Alors, toutes les étoiles s'éteignirent d'un seul coup"), le personnage restant dans l'ignorance de sa propre mort.

Un tout autre éclairage est donné, dans l'Équipage de Joseph Kessel, au récit qui relate la mort du capitaine Thélis. Celui-ci, gravement atteint, commence, après un atterrissage forcé, une "marche hallucinée à travers la campagne déserte", sans éprouver pourtant la moindre angoisse, bien au contraire:

Les champs le tentèrent par leur tranquillité. Il ne pouvait songer à rien. Il sentait son coeur bruire en lui comme un insecte frêle. L'air spacieux de l'aurore distendait ses muscles et il éprouvait, à se mourir, une légèreté trompeuse qui le faisait trébucher à chaque pas. [...] Il avait soif, mordit l'herbe grasse de rosée, voulut se relever, n'y parvint pas. [...] Il ne gisait plus dans un champ où l'avait traîné un corps déchiré. Ce n'était plus le soleil qui, d'une bouche d'or, baisait son visage. Et la terre et le ciel s'étaient dissous en un fluide espace. Il sut que son existence avait pris fin, que le chant fondu des cloches et des voix humaines [8] saluait son âme libérée (p. 201-203).

Et le narrateur de clore le récit par une phrase destinée à lui donner sa dimension spirituelle: "Et dans la tendre mort le capitaine entra vivant encore." Le personnage se disant (p. 192) "très croyant", la métaphore de l'âme libérée vient à point nommé pour véhiculer la philosophie ou, si l'on préfère, l'idéologie du narrateur [9].

Tolstoï, Merle, Kessel - on l'aura remarqué - tout en s'efforçant d'imaginer ce qui se passe entre l'atteinte mortelle et la mort proprement dite, ne cherchent en aucune façon à l'expliquer. Leur imagination est pour ainsi dire factuelle, sensualiste. Sensiblement différente est la démarche d'Arnold Zweig, se réclamant pourtant lui-même de l'esthétique réaliste. Dans Le Cas du Sergent Grischa [10], où la mort arrive par sentence de l'état-major, le narrateur ne se contente pas de faire part des souvenirs et des images qui assaillent Grischa au moment de la décharge. Sa visée est philosophique, d'où un premier commentaire sur le réveil d'un "instinct vital" qui donnerait à Grischa "la certitude d'avoir arraché des parties de son être à l'anéantissement"; et un second commentaire, amplifié à souhait, sur "les trois temps" qui coexisteraient au moment fatal dans la conscience du personnage:

Le temps compté des choses, des horloges, pendant lequel cinq projectiles [...] traversent l'atmosphère, pénètrent dans un corps, comme dans un sac rempli d'eau, et écrasant, déchirant et rejetant la sève vivante, la substance qui travaille et qui respire dans ce corps, se fraie un chemin jusqu'au centre vital, comme une taupe qui fouille la terre. Puis le temps, rapide comme l'éclair, des idées, du déroulement d'images, des rêves de toutes les nuits, qui, dans l'infime durée nécessaire pour viser et appuyer sur la gachette, permet l'illusion, semblable à la vie, d'un flot de visions qui se précipitent à une vitesse folle. Et enfin le temps physiquement délimité dans lequel les muscles et les nerfs répondent aux appels et aux ordres de l'âme. Dans les fractions de seconde que dura la pénétration des cinq balles dans l'étoffe malpropre de la chemise, entraînant des déchets dans le corps tiède et douloureux, jusqu'à la déchirure mortelle des veines pleines de sang, du coeur palpitant convulsivement, des riches tissus pulmonaires, il souffrit si abominablement, d'une façon dépassant si cruellement toute conception humaine, à la fois déchiré, étouffé, étranglé et écrasé, que la brûlure de l'anéantissement aurait dû effacer tout sourire de libération. Mais tandis que son corps se pliait et tombait en arrière, et que des flots de sang en traçaient en rouge la silhouette sur la neige, il ne put plus obéir à la douleur, il ne se laissa plus altérer par elle. "

Grischa meurt, comme le constate le docteur qui assiste d'office à l'exécution, le "sourire hippocratique" sur les lèvres et c'est au lecteur, évidemment, de trouver un sens à ce sourire, en l'interprétant soit comme le signe d'une délivrance, soit comme l'antithèse de l'idée tragique que l'on se fait d'habitude de la mort. Ce qui revient à dire que ce récit de mort, pareillement aux autres, est bien destiné, comme l'a noté Freud, à l'usage des vivants.

Tous ces récits appartiennent au monde de la fiction littéraire. On connaît cependant des témoignages d'un type particulier qui relatent (ou sont censés relater) ce qu'on appelle de nos jours des expériences de mort approchée [11]. Quoi qu'il en soit, le récit qu'il me reste à aborder, Le Paradis des Conditions humaines de Jean-Richard Bloch, écrit en 1919, après la démobilisation de l'écrivain, représente un singulier cas-limite entre témoignage et fiction. Ce récit est en effet sorti d'une expérience vécue, en juillet 1916, à la bataille de Verdun, où l'explosion d'une "marmite" avait valu à son auteur une blessure grave avec commotion cérébrale. Comme tout témoignage, le Paradis est à replacer dans son contexte situationnel dont le sentiment dominant est, avec la détermination du combattant d'aller jusqu'au bout de sa tâche, l'angoisse de la mort, ressentie à la fois par l'homme et par l'écrivain, par l'écrivain surtout dont la guerre risque d'interrompre brutalement l'oeuvre à peine commencée. Jean-Richard, par tout ce qu'il sait de l'enfer de Verdun, est tout naturellement hanté par l'idée de la mort [12]. Jusque par ses lectures, son imagination en est imprégnée. Avant de repartir pour le front, en février 1916, il a lu les Récits de Sébastopol, puis la Mort d'Ivan Ilitch [13] qui lui a laissé, dira-t-il, comme une "brûlure". Aussi lorsque le 4 juillet l'événement arrive, il est intérieurement tout préparé à le subir. Mais le compte rendu qu'il en fait à sa femme reste d'abord strictement événementiel [14]:

C'était hier dans la matinée sur la cote -304. Je n'éprouve qu'une migraine tenace avec bourdonnements d'oreilles. Il paraît que j'ai commencé par piquer de la crise -nerveuse entre les bras de mon colonel qui nous a recueillis dans -son abri. Le pauvre Dulac [son ordonnance] a été coupé en- tranches à côté de moi. J'en ai retrouvé des morceaux à dix- mètres de là. Nous avons été à moitié enfouis, à moitié étouffés. -Trois morts.

Dans les mois qui suivent, J.R.B. ne cesse de s'interroger sur ce qu'il a vécu, comme en fait foi son Cahier de notes [15]. Le 4 décembre 1916, par exemple, on y lit une réflexion, à propos de la Vita Nuova de Dante, sur "cette partie de la vie, au-delà de laquelle on ne peut plus aller avec l'intention de retourner sur ses pas". Le 11 décembre, commentaire à propos de l'analogie faite par le biologiste russe Metchnikoff "entre le sommeil et la mort naturelle" et de l'hypothèse concernant l'existence d'un instinct de la mort naturelle chez l'homme:

Si je me reporte à moi-même, et aux cas nombreux où je -me suis trouvé en danger mortel, sans être assez occupé pour -n'avoir pas le loisir de penser à ma situation, j'étais souvent contracté à la fois par l'aspect matériel de la mort que je- voyais frapper autour de moi en déchirant et en écrasant, et par -le refus intellectuel de me sentir arracher à tout ce qui- intéresse encore l'activité de ma vie [16]; pour ce qui est de la- résolution physique de mon corps, elle m'était indifférente;- l'idée m'en était plutôt un soulagement qu'une horreur, aussi bien ne s'agissait-il pas de mort naturelle.

Le 6 janvier 1917 enfin, cet aveu qui en dit long sur la profondeur de l'ébranlement subi: "Aucun- moyen d'expression ces jours-ci. Toutes mes pensées se concentrent autour de l'instant décisif, dans la mort violente, -la fraction de seconde où s'opère le passage. C'est une sorte- d'inhibition dans la contemplation du fait monstrueux." Cette contemplation est à la fois réflexion prolongée, effort de la mémoire dans l'exploration du vécu et tentative de maîtriser un cauchemar. Le travail de la réflexion se veut aussi rigoureux que fidèle celui de la mémoire. Il ne s'agit surtout pas de relater l'événement, qui a laissé le souvenir d'une extraordinaire complexité, ni d'en résumer le sens en quelques phrases, même justes et précises. Comme Genevoix, par exemple, témoin pourtant précieux et scrupuleux qui, dans la description qu'il donne d'une pareille commotion, résume ainsi dans Ceux de 14 (p. 598) ce qu'il a ressenti au moment de perdre conscience, tandis qu'il entendait passer "tout près un vol nombreux de cloches, graves et bellement sonnantes": "Douceur de s'enfoncer, de glisser dans cette profondeur duveteuse, au branle des cloches lointaines et graves. Douceur de n'être plus... Et déjà, c'est fini; une gorgée d'alcool râpeux a coulé entre mes dents et durement m'a raclé la gorge.

Pour Jean-Richard Bloch, c'est là précisément, avec cette douceur de n'être plus, que tout a commencé. Certes, il n'oubliera pas de rapporter ce qui s'est passé avant, la mort d'un camarade et la façon dont lui-même a vu et vécu l'explosion de la marmite:

Mon dernier souvenir de là-bas est celui d'une poussière asphyxiante et de la clameur qui la remplit. Un grand choc m'arrive en pleine poitrine et me vide de mon souffle. Tout se broie en moi, sans souffrance, comme craque un os dans l'anesthésie. Mes jambes, ma vue s'anéantissent. Mes sensations du monde se réduisent à un sifflement. Je coule à pic. Mes plus anciens rêves n'étaient que des prévisions. Je tombe. Je tombe en chute libre, avec un vertige exquis que rien ne menace, que rien n'arrêtera plus (p. 138-139).

"Ah! je savais bien que mourir serait délicieux!" C'est cette phrase qui enclenche ensuite (p.139) ce qui constitue le récit principal, celui d'une délivrance de tout ce qui attache l'homme à la vie et à sa carcasse:

Une jubilation puissante m'envahit. Je m'enfonce savoureusement dans cet édredon, j'essaye avec lenteur toutes les postures de la fatigue. Au zénith, le microcosme de la tranchée et de mes anciennes souffrances achève de poudroyer dans un recul infini. C'est en moi que je sens à présent ma chute, incorporée à mon essence.

Ravissement de ces premiers instants! Heures? Ou siècles? J'ai fermé les yeux, me suis enclos en moi-même. Au monde de l'instable, succède celui de l'éternel équilibre, au monde du labeur, l'éternel repos, à celui de l'inquiétude, l'éternelle indifférence (p. 140-141).

Ce sera donc l'histoire d'un passage non pas dans l'autre monde mais dans un autre monde, une descente dans l'inconscient et l'onirique, dans un espace mental proche du non-être, un vide qui "finit par nous recevoir et nous envelopper maternellement", dira le narrateur (p. 140), et que désigne la métaphore du titre. C'est là, dans cet espace à la fois fuyant et reposant, qu'on va se détacher à jamais de ce qui fait la vie humaine, consciente, avec ses projets, ses désirs, ses limites et jusqu'à ses déterminations spatio-temporelles. "Il n'y a plus de maintenant!" - dit à la fin du récit une voix - "dont je n'aurais pu dire, confie le narrateur, si elle était la mienne ou celle d'un autre". Car, en plus, ce voyage, tout en étant individuel, n'en est pas moins une aventure collective où le voyageur, en perpétuelle perte d'identité d'ailleurs, sera entouré de compagnons et même de compagnes... Ce narrateur qui met à contribution toutes les ressources du langage à sa portée, nous "raconte" comment, par quel cheminement, par quelle "métamorphose", par quelle "transmutation" l'esprit, son esprit est parvenu à cet état d'ataraxie qui est à la fois abolition du temps et naissance d'une "nouvelle nature" où les facultés de l'homme, restées merveilleusement intactes, quittent "l'ordre matériel pour celui de la spiritualité"; il nous dit aussi au terme de quelle quête et au prix de quels dépouillements s'accomplit, en parfaite conformité avec la philosophie qui est la sienne, l'inévitable retour de l'être humain à la substance immuable où, "ouvert à nos jeux éternels, à toutes entreprises dont nos conditions humaines n'étaient que le présage, le Paradis offre son étendue sans obstacle et sans limite à l'inextinguible plaisir de l'amour et de la création".

Ce qui, dans l'abondante littérature de guerre, assure une place tout à fait à part au Paradis des Conditions humaines, c'est que c'est un témoignage qu'on ne saurait confondre avec aucun autre. Je dis bien témoignage, car ce récit, par son vocabulaire comme par sa phraséologie (qui expriment bien entendu une intention d'auteur), ne cesse de proclamer son appartenance au genre. Il n'en reste pas moins que c'est aussi un conte philosophique. Ce texte possède en effet une forte armature philosophique, en particulier dans ses paragraphes introducteurs tout imprégnés du biologisme contemporain et lieu d'application des principes d'une pensée déterministe, qu'il s'agisse de la mort elle-même, cette "catastrophe" qui est la cessation de la vie organique, ou des heures d'inhibition passées à l'intérieur de cet epsilon mystique qui suspend le mouvement de la précieuse machine (p. 136) et qui n'est, par conséquent, que suspension provisoire de certaines fonctions vitales, et non la mort à proprement parler [17].

L'idée de beauté est rarement invoquée dans la littérature de guerre. Ici, elle s'impose. Car c'est non seulement par l'attachement de son auteur à une certaine conception de la vérité qui veut aussi dire véracité du témoignage, ou par sa portée philosophique, mais aussi, sinon surtout par sa puissance poétique dans la divination que ce texte de Jean-Richard Bloch peut prétendre finalement à réclamer sa place parmi les grands textes de la littérature française de notre siècle.

Éditions de textes




[1] Ce texte est la version plus complète d'une communication présentée au colloque L'art, mémoire de la guerre, l'art, mémoire de l'indicible, organisé par l'Historial de la Grande Guerre et les Amis d'Henri Barbusse au Château de Péronne et à Amiens les 8 et 9 novembre 1996. Les actes du colloque n'ont pas encore été publiés.
[2] Toutes nos références renvoient aux éditions de textes données en fin d'article.
[3] Richard Thoumin: La guerre de 1914-1918 racontée par ceux qui l'ont faite, Paris, 1963, p. 192-193 cite ce témoignage d'un artilleur, combattant à Verdun: "L'intensité du feu s'accroît de jour en jour et atteint le 3 mai une violence qui dépasse tout ce que l'on a vu jusque-là. On sut plus tard que sur cent mètres de tranchées tonnaient vingt canons de 150 ou de 210."
[4] Lettre à sa femme, du 22 mars 1916. Fonds Jean-Richard Bloch, Bibliothèque Nationale de France.
[5] Notre rapport à la mort, in Actuelles sur la guerre et la mort, Oeuvres complètes, Vol. XIII, 1914-1915, Paris, 1988, p. 144-147.
[6] Cf. Michel Picard: La littérature et la mort, Paris, 1995, p. 25-27, 39-41.
[7] Ce motif de la chute, nous le retrouverons tout à l'heure dans le récit de Jean-Richard Bloch.
[8] Hallucinations qu'on peut rapprocher de celles, rapportées comme vécues, par M. Genevoix.
[9] La mort heureuse apportant une délivrance après tant d'angoisse mortelle, est un motif récurrent dans la littérature de témoignage non-fictif. Chez M. Genevoix (Ceux de 14, p. 670), un grand blessé "laisse couler son sang sur les feuilles et semble ne s'en point soucier. Il regarde, tranquille, ses camarades qui creusent toujours." Commentaire du narrateur: "Jamais je n'aurais cru qu'on pût mourir avec cette simplicité." E. Jünger (Orages d'acier, p. 327), à propos d'un jeune garçon agonisant: il "était couché parmi nous et s'étirait presque voluptueusement comme un chat aux rayons tièdes du couchant. Il passa du sommeil à la mort avec un sourire d'enfant."
[10] Pour les passages que l'on va citer, voir Livre dernier, chapitre 5, intitulé "La bête noire", p. 354-355. Dans l'incipit de ce chapitre, cette explication: "la bête noire, la peur de mourir".
[11] Sans entamer une discussion sur le fond du problème, je rapporte cette observation du médecin Duhamel, témoin de tant morts, à propos d'un grand blessé agonisant (Vie des Martyrs, p. 41): "Il n'écoute plus tout ce qu'on lui dit. Il ne répond plus à ce qu'on lui demande. Il est souvent absent, d'une mystérieuse absence. [...] Parfois, il remonte des profondeurs et parle. Il nous entretient de la mort avec une lucide imagination qui ressemble à de l'expérience."
[12] A sa femme, le 17 mai: "Dernière étape... [...] Tout se résume en une seule tactique: se faire tuer sur place." Le 13 juin, relevé de la première ligne: "nous avons tous laissé les restes de notre jeunesse dans cet enfer dont rien n'approche". Voir Lettres à sa femme, 1914-1918, in Europe, oct.-nov. 1957.
[13] Cf. ses lettres à Romain Rolland, du 3 février 1916, in Deux hommes se rencontrent, Cahiers Romain Rolland, n 15, Paris, 1964; à sa femme, du 9 avril 1916, in Europe, sept. 1957.
[14] Lettre du 5 juillet 1916, in Europe, oct.-nov. 1957.
[15] Cahier N 7, inédit, Fonds Jean-Richard Bloch, Bibliothèque Nationale de France.
[16] A propos de ce refus d'admettre sa propre mort, rappelons que Le Paradis des Conditions humaines porte une dédicace " Au docteur Morichau-Beauchant ", ami de l'écrivain et en qui Freud lui-même a salué " le premier Français qui ait adhéré ouvertement à la psychanalyse ". Cf. Henri et Madeleine Vermorel: Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondance 1923-1936, Paris, 1993, p. 180.)
[17] Pourquoi "epsilon mystique"? En mathématiques, dit le Trésor de la Langue Française, l'epsilon est le symbole d'une quantité infinitésimale que l'on fait tendre vers zéro. L'état décrit par Jean-Richard Bloch étant proche, du moins dans son optique, de l'anéantissement défintif, un rapprochement de ce qu'il a vécu avec la mort était possible au même titre qu'un calcul différentiel. Quant à l'adjectif "mystique", ici il désigne plutôt, comme en théologie, une signification cachée, allégorique ou symbolique.



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