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SEPSI Enikõ
Poèmes en prose ou récits en rêve? (De la poésie tardive d'Yves Bonnefoy)

Le travail suivant tente de situer les poèmes en prose dans l'oeuvre et les réflexions d'Yves Bonnefoy. Ce travail succinct n'a pas la prétention d'épuiser une problématique générique aussi large que celle du poème en prose. Il pourra en revanche proposer des réflexions sur quelques textes précis, notamment sur quelques poèmes en prose, ainsi que sur quelques récits du dernier recueil d'Yves Bonnefoy intitulé La vie errante, suivi de Une autre époque de l'écriture [1], avec un accent particulier sur les trois recueils inspirés par l'histoire énigmatique d'un tableau du peintre grec, Zeuxis.

Confusion de la ciritique

Dominique Combe [2], d'aprés Suzanne Bernard [3] et Tzvetan Todorov [4], élabore une théorie pour la distinction entre poème en prose, poème en vers et les autres genres narratifs, c'est-à-dire en fait uniquement le mode narratif du récit. A l'origine, écrit Combe, "la notion de poème en prose est très étroitement alliée au mode narratif puisqu'elle désigne des textes romanesques ou épiques" [5] (Boileau utilise l'expression 'poème en prose' pour désigner le roman; le poème signifiait "composition" étymologiquement.) C'est l'époque où la poésie épique narrative commence à disparaître, comme si c'était le poème en prose qui assumait ce que la poésie en vers ne pouvait pas prolonger. A la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle prend jour l'idée d'une prose qui se veut poétique, produisant une "disjonction" (S. Bernard) entre poésie et versification. A l'époque des Lumières, le poème en prose doit s'affirmer nettement parmi tous les genres en prose qui connaissent un grand développement. Aloysius Bertrand remet en question le mode narratif dans la composition du poème, préparant ainsi une future spécificité de la littérature française, l'exclusion du narratif de la poéticité [6] décrétée par Mallarmé [7] et systématisée par les héritiers: Valéry et Henri Brémond. Valéry transforme en système dogmatique ce qui était uniquement un choix existentiel chez Mallarmé. Le thème de la 'poésie pure' [8] vient justement du refus du récit, refus de la littérature représentative, dont la base est l'essentialisme platonicien. C'est-à-dire que selon cette tendance il faut dévoiler l'essence, l'Idée même de la poésie, et la poésie doit émerger du sensible dont elle est entachée [9]. Les changements esthétiques des années 1870 se situent autour de la critique de la représentation, et, par conséquent, se poursuivent avec l'exclusion du récit du poétique, comme forme suprême de la représentation. La triade aristotélicienne des genres est dispersée et redistribuée selon le couple prose / poésie, produisant un système synthétique polaire dans les XIX-XXe siècles, de cette manière [10]:

  prose [11] poésie
XVIIe - XVIIIe s.   épique, dramatique, (lyrique) [12]
XIXe - XXe s. narratif, dramatique lyrique

L'exclusion du récit de la poéticité donne la base d' un nouveau système des genres, qui est dualiste, structuré par des oppositions conceptuelles, telle que celle de poésie - récit. Cette opposition est problématique en ce que, ni la poésie, ni le récit ne sont des genres, sauf si on entend le récit au sens où Gide et Sartre l'ont employé: construction plus linéaire que celle de la nouvelle. Le mot 'poésie' est souvent employé pour désigner la poésie lyrique (Aristote), et, selon un usage métonymique, le mot récit au lieu de roman (alors que celui-ci n'est qu'une seule caractéristique du genre romanesque parmi d'autres: description, dialogue, commentaire, etc). La confusion de la critique provient, selon Bakhtine, de la confrontation abusive d'un "genre du discours" - le récit - à un "genre second", la poésie "lyrique" [13]. Les "genres premiers (les genres du discours: récit, description, didactisme, etc.) sont "antérieurs à la littérature", tandis que les "genres seconds" sont des genres littéraires: "les genres premiers, en devenant composantes des genres seconds, s'y transforment et se dotent d'une caractéristique particulière: ils perdent leur rapport immédiat au réel existant et au réel des énoncés d'autrui". Dominique Combe nuance la classification par la théorie des actes de langage d'Austin, révisée par Searle, en concluant que narrer, enseigner, raconter, expliquer, décrire, sont prosaïques, donc qu'ils sont des actes à proscrire de la poésie "pure", tandis que louer, célébrer, vanter, déplorer, se lamenter ("fonction émotive du langage") sont des actes de langage de la "vraie" poésie. La confusion de deux niveaux est à l'origine de la dichotomie poésie - récit: le récit est un acte de langage, genre de discours, tandis que la poésie lyrique est un genre littéraire avec plusieurs actes de langage possibles. L'identité générique de l'oeuvre est déterminée par l'acte de langage dominant. [14]

Par la confrontation de la version en vers et de la version en prose d'un "même" poème [15], méthode devenue très répandue, Combe évalue en quoi consiste le caractère narratif du récit et sa présence dans le poème en prose. Il remarque trois traits [16]:

En résumant: en faveur de la 'prose', le poème se narrativise de plus en plus (ce procès est attesté par l'emploi des temps, par les articulations logiques et temporelles).(Les poèmes en vers peuvent également présenter de petits récits: voir chez Baudelaire; ou chez Bonnefoy autour de la thématique de l'orangerie, mais, et cela est très important, ces poèmes ont été écrits d'après le récit "détruit" de L'Ordalie. Pourtant, le poème "dissocie, argue Combe, fragmente bien plus qu'il ne rassemble les éléments du récit" [17]. Contrairement à la structure paradigmatique, caractéristique du récit en vers, le récit en prose favorise une logique syntagmatique, c'est-à-dire que dans le premier cas on est plus attentif aux correspondances, aux échos qu'à l'enchaînement des événements. Les vers esquissent aussi un découpage prosodique qui introduit le rythme au sein de la fiction.) Ainsi le poème en prose semble-t-il prendre en charge le récit exclu du poème en vers par Mallarmé. La seule différence entre nouvelle (ou conte) et poème en prose reste l'étendue. Mandiargues refuse la distinction conte - nouvelle - roman, leur préférant le concept de 'récit' qui s'applique bien aux oeuvres contemporaines, y compris à celle de Bonnefoy.

Récit et notions attachées au récit

Tout poème [...] recèle en sa profondeur un récit, une fiction, aussi peu complexes soient-ils parfois: car la langue qui structure son univers ne peut que cristalliser en apparence d'objets ou d'êtres qui entretiennent entre elles des relations signifiantes, où paraît la loi même qui a présidé à la création. Or, cette fiction devrait, comme quintessence d'un rêve, en exprimer le bonheur, et aussi bien le fait-elle [...] même Werther est une Arcadie. [18]

Ce passage de la leçon inaugurale d'Yves Bonnefoy prononcée au Collège de France en 1981 éclaire ce que le mot 'récit' englobe dans son oeuvre. Tout d'abord, on voit que le mot récit a un synonyme qui est 'fiction'. Fiction (au sens étymologique: fingere, créer) signifie ici l'imaginaire et la représentation poétique, cette dernière n'étant "qu'un voile" [19]. Fiction et récit appartiennent au domaine de la langue - comprise très spécifiquement chez Bonnefoy - contrairement à la parole, domaine de la poésie, du poème et du vers). Les éléments de la langue, les signifiants "s'entretiennent entre eux des relations", souvent conceptuelles:

Les mots dont nous disposons au début tendent à se constituer en une langue, car une langue, ce n'est malheureusement pas la réserve des pouvoirs, c'est malheureusement aussi bien des notions qui se satisfont les une des autres, qui n'ont nullement besoin qu'il y ait de la réalité dans leur nasse, de la réalité, c'est-à-dire, de la finitude [...]. [20]

Ces signifiants sont compris comme notions (rejetées déjà dans Anti-Platon [21]), prétendant à l'infinitude et ne sont pas des mots entendus comme 'noms', "criés ou appelés dans l'absence" qui diraient la présence [22], synonyme ici de la "réalité", "c'est-à-dire de la finitude". La langue est un système, un ordre qui se dogmatise, elle est "clôture". La parole, par contre, quand la langue s'affirme à travers elle, la relativise, la "démytifie", elle est dans ce sens 'ouverture'. La parole est "une force plus ancienne que toute la langue, une force, notre origine" [23]. Dans la pensée de Bonnnefoy, c'est la parole qui précède ontologiquement la langue, à la différence du système saussurien, mais souvent c'est à travers la langue, à travers le récit que Bonnefoy, le poète peut atteindre la parole poétique souhaitée, "l'ouvert" rilkéen même. Une "recherche" dans la prose, c'est-à-dire dans le genre du récit précède souvent la naissance des poèmes.

La première citation relie le récit, la fiction au rêve. Le récit, la fiction sont "quintessence d'un rêve". Le rêve est l'opposé d'un état de veille. Le premier recueil qui porte la dénomination générique 'récit en rêve' dans son titre, la Rue Traversière date de 1977. Pourtant, les premiers récits, bien qu' inachevés ou détruits datent de beaucoup plus tôt et semblent accompagner ou précéder la naissance des poèmes en vers. Bonnefoy lui-même a révélé que son premier livre poétique, Du mouvement et de l'immobilité de Douve était né d'un récit abandonné, nommé Rapport d'un agent secret. [24] C'est un des rares endroits où Bonnefoy utilise l'expression 'poème en prose', en disant que ce texte abandonné "était en somme un poème en prose". A cause de l'importance prise par une des figures du récit, Bonnefoy avait "dû ajouter sept poèmes [...] dont deux ou trois subsistent dans la partie "Théâtre" du livre qui allait suivre" [25]. Un autre récit, L'Ordalie, écrit en 1949-50 a précédé la naissance de la quatrième partie de Douve, "L'orangerie". Ce rapport entre les deux textes a été attesté par Bonnefoy lorsque les deux derniers chapitres non détruits de ce récit (selon Bonnefoy "presque un roman" [26]) ont paru au numéro 1 de la revue L'Ephémère [27] et dans la "Note" qui a accompagné en 1975 la réédition de L'Ordalie en volume. Le rapport génétique entre les récits et les poèmes en vers qui les suivent se maintient et devient perceptible dans les structures narratives cachées dans les vers, qui ont gardé la mémoire des structures narratives qui relèvent du récit. Richard Vernier parle à ce propos de 'récits cachés' et de 'récits révélés'. Le récit se présente donc dans le sens où Bakhtine l'a utilisé, c'est-à-dire un "genre de discours" qui peut devenir une composante des genres seconds (littéraires), dans notre cas celle du poème en vers. C'est dans ce sens qu'on peut utiliser le mot 'récit' dans le poème en vers; pourtant, dans le cas des 'récits en rêve', Bonnefoy l'utilise certainement comme dénomination générique, sans aucune confusion terminologique. Par l'usage singulier de ce mot qui englobe aussi des poèmes en prose, il invente tout de même, sans le définir, un nouveau champ d'utilisation pour ce terme générique, et ce terrain serait la conceptualisation d'une recherche dont il se garde. On reviendra plus tard sur ce point, après l'examen de quelques textes de son dernier recueil de prose.

A partir de L'Ordalie "condamnée", mais tout de même partiellement publiée par l'auteur, on ne voit qu'augmenter le nombre des pubications de volumes en prose: Rue Traversière en 1977 [28], Récits en rêve en 1987 [29], ces deux derniers presque entièrement réédités et augmentés en 1992 [30], Les raisins de Zeuxis, Encore les raisins de Zeuxis et Derniers raisins de Zeuxis [31], La vie errante [32], sans parler d'autres recueils de poèmes en prose et des récits publiés chez des éditeurs mineurs et dans les revues. Il est également vrai qu'il a publié deux autres recueils de poèmes (Ce qui fut sans lumière [33] et Début et fin de la neige [34]) dans ces dernières années.

Le nombre croissant de publications de poèmes en prose et de récits à proprement parler est révélateur d'une évolution qui voit les doutes de l'auteur sur la parole poétique se dissiper. Ses commentaires et réflexions, nous le verrons, renforcent cette supposition. Mais pourquoi le poète qui désire si ardemment la présence du monde dans sa poésie peut-il avoir des doutes vis-à-vis du narratif, vis-à-vis du récit où la fonction référentielle du langage s'affirme justement de manière transparente? Parce que c'est un leurre. Le langage est figé dans ses relations conceptuelles, les notions ne renvoient qu'à elles-mêmes, au lieu de référer directement aux choses. Le récit devient comme tout genre tôt ou tard figé, forme close sur soi-même. Bonnefoy nous révèle ceci dans la "Note" écrite pour L'Ordalie en 1975:

[...] c'est que je voulais de l'écriture qu'elle soit non le déploiement d'un rêve [...], mais l'épreuve [c'est-à-dire 'ordalie'] par laquelle on peut se prouver, et à soi-même d'abord, digne de vivre là où la vie a son lieu, c'est-à-dire "ici", "maintenant" dans la présence des autres êtres. [35]

[...] cette écriture soucieuse de l'incarnation (souligné par moi), et qui voulait méditer la blessure, le sang versé, comme la brusque révélation de sa vérité dans des vies distraites, était devenue une forme, close sur soi, et me leurrait, m'attirait dans les mondes intemporels, m'encourageait à détester l'imperfection (souligné par moi), le hasard - la vie [...] [36]

Au lieu d'un "ici dévalorisé" (imparfait) le rêve est attiré vers "un ailleurs réputé le bien" (parfait). C'est de cette manière que Bonnefoy caractérise le fonctionnement du rêve qui est à l'origine de l'imaginaire, et même de l'image à propos de laquelle Baudelaire écrit: "Le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion." [37] Bonnefoy associe le culte des images ("mondes-images") à "la soif constante du rêve:

J'appellerai image cette impression de la réalité enfin pleinement incarnée qui nous vient, paradoxalement de mots détournés de l'incarnation.[...] Images, l'éclat qui manque à la grisaille des jours, mais que permet le langage quand le recourbe sur soi, quand le pétrit comme un sein natal, la soif constante du rêve. [38]

C'est à cause du mimikri de la perfection que le rêve, et ainsi l'image sont considérés comme sujets à caution dans l'oeuvre de Bonnefoy. "L'image est certainement le mensonge, aussi sincère soit l'imagier", écrit-il dans cette leçon inaugurale. [39]Etant aspiré vers cet autre monde, le héros de L'Ordalie - continue Bonnefoy dans la "Note" - "se retirait [...] dans cette orangerie, maison de l'Intelligible". L'orangerie dans Douve aussi bien que dans le récit qui ouvre le volume de prose de 1993 avec l'épigraphe provenant d'Augustin ("Lis le livre!") apparaît comme le lieu des rêves, de l'errance même, contraire donc au "vrai lieu".

Pourquoi n'a-t-il pas détruit tous les chapitres du récit (L'Ordalie) et pourquoi a-t-il continué avec d'autres recueils de prose s'il les a considérés comme "excarnations" [40]? Bonnefoy lui-même nous fournit la réponse dans la "Note" de 1975:

Il y a un esprit de la poésie, c'est vrai, mais en pratique le poème ne s'oppose pas au récit comme une expérience vraie de l'incarnation au théâtre où se joue le rêve. Le poème est une pensée de la présence, il sait en garder mémoire, mais combien de fois dans le moindre instant trahit-il sa propre cause! nos spéculations, nos désirs, nos impatiences étant là toujours, déguisés, dans ce qu'il croit une approche. [41]

A la double nature de la pratique poétique s'ajoute une autre raison qui nous semble être très importante du point de vue de l'acceptation de l'imperfection, contrairement à la tradition mallarméenne:

La poésie doit aller au simple, bien sûr, comme les bêtes lointaines à l'eau le soir, mais cela ne signifie nullement qu'on peut effacer de soi comme un mauvais rêve les milles excarnations que l'on a été, il faut les convertir, il faut en un sens qu'elles maintiennent. Autant donc revenir [...] sur le passé qui reste virtuel. Et au "vers" qui va en avant, ajouter cette réflexion, cette "prose", qui recueille. [42]

Ou bien, plus haut il écrit qu'il faut "sauver bien plus qu'une dizaine de phrases où insistaient quelques mythes" (ce mot est synonyme du 'récit' ou de la 'fiction' chez Bonnefoy) [43]. Ainsi s'agit-il aussi d'une simple inclination à la fois personnelle et commune vers cette fiction qui - comme nous l'avons cité plus haut - "devrait [...] en exprimer le bonheur, et aussi bien le fait-elle". En appliquant une phrase portant sur l'image dans La présence et l'image à la fiction (car nous avons vu que les deux sont enracinées dans le rêve, dans l'imaginaire), on pourrait dire: "l'écrivain n'est pas seul à abolir, à s'enchanter d'une image [et de la fiction] il n'est que le plus en risque, du fait de la page blanche" [44]. C'est un rapport dialectique entre le "rêve" et "l'existence" ("ce troisième terme") qui caractérise la pensée de Bonnefoy. Après avoir défini la poésie comme déni vis-à-vis de l'imaginaire, il dévoile l'arrière-plan de cette "première approximation":

[...] j'ai paru [...] définir la poésie dans sa relation à l'imaginaire, comme un déni, une transgression. La vérité de parole, je l'ai dite, sans hésiter la guerre contre l'image - le monde-image -, pour la présence.

[...] c'est que lutter ainsi, en vue de la finitude, contre les abolitions, les clôtures, ce ne peut être qu'aimer, puisque c'est la présence qui s'ouvre, l'unité qui déjà s'empare de la conscience qui cherche et c'est donc aimer ce premier réseau de naïvetés, de chimères, en quoi s'était empiégée la volonté de présence.

[...] quitte à périr avec sa victime [rêve], elle le dément mais l'écoute, le condamne mais en le disculpant de sa faute, elle le réintègre éclairé à l'unité de la vie. En bref, elle a dénoncé l'Image mais pour aimer, de tout son coeur les images. [45]

Dans le chapitre suivant nous allons examiner comment cette prose "recueille". A l'intérieur de cette prose nous devons tout de même clarifier notre sujet qui n'est que le poème en prose. Bien que Bonnefoy ne semble pas être soucieux de faire cette distinction, soulignant ainsi encore plus sa rupture avec la tradition platonicienne qui aboutit à l'exclusion du récit de la poéticité, nous ne pouvons malgré tout considérer comme poème en prose Les Découvertes de Prague, par exemple. Bonnefoy a placé Anti-Platon - qui contient des poèmes en prose aussi bien que des poèmes en vers libres - dans le même recueil que les poèmes en vers, ainsi qu'il a réunit des poèmes en prose à des récits dans la Rue Traversière et autres récits en rêve ou dans La vie errante de 1993. Nous distinguerons quand même les textes qui peuvent être caractérisés par un narratif (par un récit) plus minutieux, allant plus dans le détail, devenant ainsi beaucoup plus longs par rapport aux textes qui contiennent un récit qui reste plus compact, moins transparent, plus court, qui sont les caractéristiques du poème. On pourrait nommer les premiers 'récits', les textes allant dans la deuxième catégorie 'poèmes en prose'. A l'intérieur de la pensée de Bonnefoy cette distinction n'a pas d'importance, et on pourrait la contredire en citant le réseau de poèmes des Derniers raisins de Zeuxis, cycle où les textes courts constituent un narratif continu qui les lie. Nous reviendrons sur ce point après l'analyse de quelques textes de ce recueil.

La vie errante (1993) ou la prose qui "recueille"

Le premier texte de l'édition de 1993 de La vie errante est intitulé "Lis le livre!", qui est une transformation de la phrase célèbre du livre VIII, chapitre XII des Confessions d'Augustin: "Tolle lege, tolle lege!". Augustin est dans le jardin, dans un état d'âme difficile et désespéré quand il entend les enfants chantonner cette petite phrase: "Prends-le et lis". Augustin commence à réfléchir et se demande s'il existe un chant d'enfant semblable, il comprend alors que cette phrase lui est adressée et que c'est la Bible qu'il lui faut lire. Il lit le passage qui lui tombe sous les yeux, trouve la consolation et regagne de la force contre les tentations. Dans le contexte de Bonnefoy, d'après Mallarmé, le mot 'livre' a un sens spécifique. Il utilise le mot qui réfère au contexte mallarméen avec une valeur opposée. Le livre, "dans son enfermement sur soi" [46] est clôture, leurre de la perfection. Le héros du récit de Bonnefoy ne sait plus quel livre il devrait lire: "Lire le livre, quel livre?"

Le récit recueille les lieux et les personnages attribués au rêve, au récit: l'orangerie (la première phrase du récit: "Le jardin était d'orangers"), l'enfant et la femme de Douve le mouvement attribué à ces lieux, l'errance. Le texte suivant, "L'alchimiste de la couleur" évoque les anges, "l'ange qui est la terre" de Pierre écrite, "l'ange de vivre ici" de Hier régnant désert, l'ange qui annonce l'incarnation si longtemps désirée ("Nous sommes la Terre, répondent-ils. La Terre que tu crées"). Les questions encore et encore posées tout au long de l'oeuvre d'Yves Bonnefoy réapparaissent ici aussi. "Lis le livre!" évoque les débats sur l'arbitraire du signe, et en choisissant le mot nuit, la référence à Mallarmé ne devient que de plus en plus transparente:

Quant aux mots! Qui a prétendu qu'ils ne sont des choses qu'une évocation imparfaite, à cause de leurs sons - de leurs couleurs - qui ajouteraient leur rumeur au monde? Le mot nuit est claire, mais la nuit aussi, tout autant qu'elle est obscure. Ou plutôt la nuit n'est ni claire ni obscure, ce n'est qu'un mot, simplement, comme l'orange tombée, comme l'herbe bleue. [47]

Le poème en prose dont le titre est homonyme au titre du recueil, reprend le problème de l'ouvert rilkéen, et célèbre l'inachevé, l'imperfection:

Tache, épiphanie de ce qui n'a pas de forme, pas de sens, tu es le don imprévu que j'emporte jalousement, laissant inachevée la vaine peinture. Tu vas m'illuminer, tu me sauves.

La prose de ce volume "recueille" dans ce sens aussi, c'est-à-dire qu'elle pose à nouveau les questions centrales de l'oeuvre et devient la célébration de l'inachevé et de la thématique du miroir [48] (de la mimèsis, de la représentation) à l'aide de la peinture comme lieu de réflexion sur la poésie.

Paysages parcourus

Les voyages, événements fondamentaux de tant de récits, confèrent au texte un mouvement narratif à peine perceptible. Ces paysages qui appellent à l'errance sont abandonnés dans ce recueil. L'errance continue au niveau du paysage mental, des réflexions. Le lieu de cet acte est la peinture. Bonnefoy a recours à la peinture lorsque sa poésie a besoin d'un champ élargi pour les réflexions. Dans un de ses recueils d'essais il écrit: "plus spécifiquement les poètes ont désiré l'immédiat, plus ils se sont intéressés à la technique de la peinture" [49]. La recherche de l'immédiat appartient au domaine de la poésie (comme il dit dans la "Note" de 1975). Pourtant, la prose qui recueille et cherche le passage entre vers et prose pourrait être plus proche de l'immédiat, du fait de son caractère référentiel. Nous avons expliqué plus haut pourquoi cette idée est un leurre. Etant un leurre, une excarnation, la prose a le droit d'être "convertie" ("Note" de 1975). Ce n'est pas par hasard qu'il place "Dévotion", un poème en prose, à la fin de L'Improbable, le reprend dans ses Poèmes réunis en 1978 et dans la réédition de L'Improbable en 1980 aussi. Ce poème en prose est une sorte d'art poétique, un credo même, sur l'absolu et l'immédiat, sur les paysages lointains (Italie) et les plus familiers. Ce credo cherche donc le passage - en forme de poème en prose, genre qui est lui-même symbole du passage entre deux discours.

Dans La vie errante on arrive du "vrai lieu" à la plus simple terre apparaissant dans le premier texte de l'édition originale de La vie errante (Maeght, 1992), "L'alchimiste de la couleur". Cette première édition a été illustrée par dix-neuf lithographies de Miklós Bokor à qui il a consacré un texte dans la Rue Traversière ("A propos de Miklós Bokor"). Il voit dans l'oeuvre du peintre ce même accord de l'infini et du fini: "l'infini recueilli à la saignée de la branche [...]; oeuvres dont la production même reconnaît et exprime l'infini, celui qui est dans la vie et non dans le rêve".

Structures formelles et temporelles

Les poèmes en prose (les 'récits brefs') sont souvent divisés en deux strophes ou paragraphes selon une division logique (opposant l'état de rêve et d'éveil dans "L'Entaille" ou assurant une structure parallèle quelconque comme dans le texte intitulé "On me parlait"). Ces textes brefs, sortes d'énigmes, avec des juxtapositions de contraires ou de paradoxes se présentent dès le début dans différents recueils à partir d' Anti-Platon, dans certaines pages de Douve, ou à travers les proses de L'origine du langage, jusqu'à ce recueil traité. La différence ne se trouve pas dans leurs structures qui sont en général bipolaires, mais dans les relations temporelles. Anti-Platon est dominé par le présent, Rue Traversière et les récits s'orientent vers les régions de la mémoire par excellence, l'imparfait. Dans ce recueil de 1993, et surtout dans les trois cycles de Zeuxis, il nous semble que Bonnefoy s'oriente de nouveau vers un présent, mais vers un présent qui est figé, intemporel. C'est l'immobilité de l'immédiat. Car "l'immobilité seulement permet le geste", comme l'a écrit Giacometti dont l'oeuvre est très proche de Bonnefoy [50].

Le deuxième groupe des récits, les récits longs qui sont souvent des transcriptions d'une rêverie enrichie des réflexions nées au cours de la transcription ("Les Découvertes de Prague", Nouvelle suite de découvertes), disparait de ce volume. L'ailleurs, l'Egypte, n'existe plus pour l'erreur. C'est pourquoi les textes deviennent plus brefs, s'approchant du poème en prose. C'est probablement le premier recueil où les poèmes en prose dominent.

Zeuxis
L'histoire des raisins de Zeuxis et la variante de Bonnefoy

Les réflexions profondes sur la peinture et des tableaux précis sont habituelles dans l'oeuvre de Bonnefoy, notamment dans le cadre d'un poème. Pourtant, cette fois, il s'agit d'un peintre dont les tableaux n'existent plus. Dans la connaissance de la variante de l'histoire qui émerge de ses trois cycles, on peut dire que c'est la double absence qui motive la naissance de ces poèmes en prose.

Nous avons connaissance de deux textes antiques qui traitent de l'histoire des raisins de Zeuxis (un de ses dix-huit tableaux que les textes antiques mentionnent). L'un est celui de Pline l'Ancien (Naturalis Historia, XXXV, 66) qui décrit une compétition artistique. Pline écrit que les raisins de Zeuxis étaient si fidèles à la nature que les oiseaux sont volés sur la scène. La deuxième variante provient de Sénèque qui, à propos d'un discours de controversiae d'un rhéteur, nous raconte et interprète l'histoire de Zeuxis telle que le public pouvait l'avoir en mémoire. D'après ce texte (Controversiae 10.5.27), le tableau présentait un garçon et des raisins. Les oiseaux s'approchaient des raisins. Zeuxis est devenu furieux parce que si le garçon avait été peint d'une manière aussi satisfaisante que les raisins l'étaient, il aurait dû chasser les oiseaux. Zeuxis a dons effacé les raisins, ce qui est interprété par Sénèque de la manière suivante: Zeuxis a opté en faveur de la représentation, la cohérence artistique contre la veritas.

Bonnefoy ne retient que le premier aspect de ces histoires, le noyau central et commun, le vol des oiseaux sur les raisins, et invente un récit, un processus de lutte imaginaire, faisant ainsi de Zeuxis une figure de Sisyphe alliée avec Prométhée qui ne veut qu'ajouter quelques fruits au monde. Il écrit Les raisins de Zeuxis, Encore les raisins de Zeuxis et Derniers raisins de Zeuxis qui ont fait l'objet d'éditions bilingues illustrées chacune des neuf eaux-fortes de George Nama [51].

Les raisins: la perfection de l'Image

Les deux premiers cycles contiennent des textes divers autour de la thématique latente de la perfection de l'image représentée par les raisins qui disparaissent tout le temps à cause des oiseaux acharnés: "Comme s'il y avait dans l'inépuisable nature des raisins striés, des grains durs à six faces qu'on jetterait sur la table, pour un défi au hasard, des grappes comme des statues de marbre", écrit-il dans le poème IV des Derniers raisins de Zeuxis. Le dernier cycle forme une chaîne narrative de poèmes qui sont quand même autonomes.

Le premier cycle s'ouvre avec "un sac de toile" qui était auparavant, dans les recueils précédents, "grossier" ce "qui restait du langage". Dès la première phrase, nous comprenons que les réflexions sur le tableau de Zeuxis portent sur le langage poétique aussi, compris dans un contexte plus large, celui de la mimèsis dans l'art. C'est le seul texte, la seule phrase longue qui réfère directement à Zeuxis, les autres peuvent être tout de même réunis autour d'un noyau central: la représentation artistique.

Le poème en prose intitulé "La Nuit", mot préféré de Mallarmé pour démontrer l'arbitraire du signe, évoque la problématique de la force évocatrice des mots. Dans un récit intitulé Une autre époque de l'écriture qui achève ce recueil de prose de 1993 Bonnefoy signale trois étapes imaginaires de nos notations, la première étant celle où nous notions chaque chose par ses sons, ses phonèmes (et non pas avec "ces traits de pinceau qui imitent si mal la chose dite"). Cette idée de l'origine de la parole suppose que les sons, les phonèmes sont attribuables aux choses. Dans la deuxième étape, cette abstraction de phonèmes s'effaçait et ce sont des signes écrits qui marquaient l'aspect des choses: "ce qui comptait c'était leur aspect, sur fond de ciel et de pierres, et non plus le sens, lequel manquait tout à fait, parfois on se vouait à des métaphores bizarres". Cette notation était l'invention de la peinture. Nos notations d'aujourd'hui, signale l'auteur la troisième étape, sont "celles qui évoquent le mot d'un coup, par un trait qui imite non plus les sons mais la chose dite". La chose même n'était pas incarnable dans les "premiers temps" non plus. Nous pouvions l' évoquer par ses sons (musique), et plus tard par ses aspects (peinture). La chose n'est pas représentable directement, dans sa totalité, donc d'une manière parfaite. C'est ce qui sera compris dans l'image de la flaque, sur le tableau définitif de Zeuxis dans le dernier texte des Derniers raisins de Zeuxis. Dans "La Nuit" on n'y arrive pas encore mais ce contexte est clairement invoqué par les mots que le "Je" poétique écrit sur le papier: la solution du troisième cycle, "la flaque" en premier lieu, puis l'"étoile" (perfection, lointain); "étoile", "naissance", "bergers et rois mages" (incarnation).

La Tâche de l'inexister ironise et, par ce geste, refuse aussi le contraire de l'idée de la représentation parfaite ("éphèbes nus" "aux carrefours des villes" dans la Grèce antique), la non-représentation (les "socles vides"): "Les philosophes disaient que c'est là, ces emplacements déserts, les seules oeuvres qui vaillent: assumant, parmi les foules naïves, la tâche d'inexister [52]." Les poèmes intitulés "Le Livre" des Raisins de Zeuxis et "La Grande Image" du cycle suivant sont basés sur le même refus de la perfection. Le premier texte démontre que "le Livre" mallarméen, l'Oeuvre Parfaite n'est qu'un mensonge, un leurre, ainsi que la grande image divine:

[...] j'étends les bras, je reçois, et bientôt à pleines mains, les masses de feuillets gris, cousus par un gros fil rouge, et le sable, qui me glisse d'entre les doigts, et les morceaux de bois, certains pourris, et les pierres.

Il reçoit quelque chose, mais c'est très loin de la perfection, pourtant, cela contient un peu de monde, un peu de "terre". Dans "La Grande Image" nous nous trouvons dans un temple dont l'autel se trouve dans une salle à manger, avec "la grande image divine" qui n'est qu'une "motte de terre molle qui se laisse sans fin donner des formes faciles". Si "quelques morceaux s'en détachent", "on en refait une boule", c'est-à-dire la forme la plus parfaite.

La tâche du discours poétique est ainsi de trouver "l'entaille" dans le mur où il n'y a plus de signe, plus d'image, "nos deux passions, nos deux leurres" écrit Bonnefoy dans "L'Entaille" développant la phrase baudelairienne. Comme il l'a écrit dans Y-a-t-il une vérité poétique?, le langage poétique "ouvre une brèche" dans le système des concepts.

L' ébauche: le monde inachevable

Dans le deuxième cycle de Zeuxis (Encore les raisins de Zeuxis) Bonnefoy creuse davantage le sujet de Zeuxis, retirant des poèmes du premier recueil une ontologie dans le premier poème nommé "L'Inachevable":

Dieu n'avait fait qu'ébaucher le monde. Il n'y avait laissé que les ruines. [...] Seule la lumière a eu vie pleine peut-être, se dit-il. Et c'est pour cela qu'elle semble simple, et incréée.
-- Depuis, il [celui "qui eut vingt ans] n'aime plus, dans l'oeuvre des peintres, que les ébauches. Le trait qui se referme sur soi lui semble trahir la cause de ce dieu qui a préféré l'angoisse de la recherche à la joie de l'oeuvre accomplie.

Le monde n'est pas devenu imparfait, composé de ruines, il a toujours été inachevé. Ouvert à cause de son caractère pour toujours inachevable. Ces ruines ne sont pas les résidus d'un état idéal qui serait l'achevé, selon notre tradition platonicienne. Le monde lui-même est imperfection ("si beau pourtant"), ce n'est que l'imperfection qui existe, la perfection dans la représentation artistique est donc certainement un mensonge, un leurre. Dans le texte intitulé "Le Musée", c'est Dieu même qui renonce à finir le monde ("Dans chaque peinture, me semble-t-il, c'est comme si Dieu renonçait à finir le monde.") pour un ouvert parfait.

Le dernier texte qui donne au deuxième cycle son titre décrit un combat acharné et sans espoir contre les oiseaux qui se pressent de plus en plus furieux sur l'image peinte dans le noir. "Il inventa de ne plus peindre, de simplement regarder, à deux pas devant lui, l'absence de quelques fruits qu'il avait voulu ajouter au monde." Célébration de l'absence, la partie manquante du monde inachevable? Mais les oiseaux sentent la présence dans l'absence, ils restent à proximité du sujet qui est désormais le seul porteur de cette présence absente.

La voie de l'imperfection dans l'art: la flaque

Dans le troisième cycle, les poèmes sont enchaînés par un seul fil narratif très clair. Les textes n'ont plus de titres, ils ne sont que numérotés. Ils peuvent être considérés comme séquences d'un seul récit (entendu comme genre second), pourtant chaque texte a son autonomie, son petit récit à côté d'une poéticité et des rapports paradigmatiques forts qui en font tout de même des poèmes.

Zeuxis continue sa lutte contre les oiseaux acharnés jusqu'au cinquième texte où, à part quelques doux moineaux et grives, aucun oiseau ne se présente sur la terrasse. Le septième texte montre le peintre devenant de plus en plus incertain quant à la valeur de ses fruits intouchables. Les oiseaux, ses ennemis, sont devenus son point de repère. Il ne peut même plus juger si les oiseaux étaient vraiment là avec leurs becs rapaces ou bien s'il a rêvé tout cela.

Le huitième texte est le seul où le lieu change, ne serait-ce qu'à la limite d'une demi - phrase: "Zeuxis erre par les champs, il ramasse des pierres". Ce lieu, le champ est aussi familier que l'atelier. Il est terre, il est ici. C'est ce lieu qui donne la force nécessaire pour peindre un grain que l'oiseau désirera. Un oiseau qui "avait ces yeux de rapaces, mais pour tête une eau calme où se reflétaient les nuées" apporte le "message", le moyen d'échapper à la dichotomie, à l'impasse. Cette eau calme est connue des écrits de Bonnefoy comme lieu de l'ici (leçon inaugurale: "l'eau qui coule"), du simple, lieu de la poésie, du vers qui "va en avant" comme ces nuées qu'elle reflète.

Le dernier texte donne la description du dernier tableau de Zeuxis, peint "après longue réflexion, quand déjà il inclinait vers la mort". C'est "une flaque, une brève pensée d'eau brillante, calme, et si l'on s'y penchait on apercevait des ombres de grains". Selon Platon, la mimèsis est toujours imparfaite, selon Bonnefoy l'image est tout de suite dévorée par les oiseaux. Il ne reste qu'à peindre le miroir même, dans lequel on peut apercevoir les "ombres de grains", imparfaitement, non seulement à cause de la "mise en abîme", mais aussi parce que le monde lui-même est imparfait, les raisins des pampres ne sont que des ébauches. Le peintre prend sur soi la tâche et le poids de la double imperfection. Cette imperfection n'est pas un leurre, et la flaque est une forme qui est ouverte, qui recueille les ombres claires des raisins aussi bien que les ombres noires des oiseaux, qui peuvent enfin se mêler sans se heurter: le miroir a ses propres lois pour ces gestes. Ce recueillement final se passe dans un poème en prose, genre de recueillement de la poésie - ces nuées - et de la prose - cette flaque. La caractéristique principale de ce genre qui le distingue du poème en vers, c'est que le discours narratif dans sa forme pure et close du récit en rêve était maudit parce qu'il était un leurre de la perfection. L'histoire du tableau de Zeuxis était un lieu pour questionner les mêmes problèmes poétiques qui n'ont pas pu trouver de solutions heureuses ni dans la poésie ni dans la prose.

Le système bipolaire qui oppose la poésie à la prose ne semble pas dominer l'oeuvre de Bonnefoy. Le récit trouve alors sa place dans le genre homonyme (par synecdoque) aussi bien que dans les poèmes en prose et - sous une forme plus cachée et plus dissociée - dans les poèmes en vers, tout en laissant trace de quelque incertitude concernant le danger d'aboutir à une forme close. Pourtant, la fusion du récit et de la poésie dans le poème en prose offre de nouveaux terrains à la recherche d'une parole qui serait le plus proche possible (jamais d'une manière parfaite) du hic et nunc.


[1] Mercure de France, 1993.
[2] Combe, Dominique, Poésie et récit - une rhétorique des genres, José Corti,1989.
[3] Bernard, Suzanne, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, Paris, A.G. Nizet, 1959.
[4] Todorov, Tzvetan, "Poésie sans le vers", in: La notion de littérature et autres essais, Seuil, 1987.
[5] Op. cit., p. 93.
[6] Il pouvait le faire, car il définit le poème en prose à partir de la ballade romantique, qui est d'essence narrative, mais la récurrence de certains motifs en couplet repousse la linéarité, condition du récit, comme le note Suzanne Bernard.
[7] C'est la célèbre "révolution du langage poétique" chez Mallarmé (Kristeva) qui, dans la préface au Coup de dés, se félicite que "l'on évite le récit". Même les surréalistes opposent l'exaltation poétique à la médiocrité prosaïque (leur poétique est enracinée dans l'esthétique romantique et symbolique: v. l'influence de Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé sur les oeuvres des surréalistes).
[8] Le thème est développé dans les années 20 à partir d'une expression d'Edgar Poe reprise par Baudelaire, Mallarmé, puis Valéry, et diffusée par Henri Brémond (La poésie pure). (H. Friedrich définit la poésie pure:"faire abstraction du quotidien", Structures de la poésie moderne, p. 180-182.)
[9] "La poésie est rapportée à l'art, qui selon Hegel, suivant en cela une tradition platonicienne, pousse le plus loin la sublimation du matériau sensible, et par là est le plus proche de l'idéal, à l'image de la musique céleste qui, chez Platon, définit l'harmonie arithmétique et géométrique du monde" (Combe). La profondeur est prise contre la surface comme la philosophie platonicienne est niée par les stoïciens.
[10] Combe, Op. cit., p. 71.
[11] Le genre du roman n'appartient pas au système car il est a priori inférieur.
[12] Selon Genette (Introduction à l'architexte), la "triade des genres" est constituée des termes hétérogènes: la poésie lyrique ne relève pas du même principe de classification que "l'épique " et la "dramatique". Genette qualifie l'épique et le dramatique comme des "modes", et le lyrique comme un "genre" (mode: critère d'énoncitation, genre: défini par leur thématique).
[13] Esthétique de la création verbale, Gallimard, tr. fr., 1984, pp. 263-308.
[14] Combe donne une catégorisation possible du système rhétorique en une pragmatique des actes illocutoires:
assertifs expressifs directifs
référentiels - émotifs
'raconter' - (s'exclamer)
'décrire'
(louer) 'enseigner'
'donner le frisson'
'tirer les larmes'

[15] Il s'agit de la confrontation de "Le crépuscule du soir" avec le poème homonyme des "Tableaux parisiens" et avec "Recueillement".
[16] Op. cit., p. 96.
[17] Op. cit., p. 101.
[18] Bonnefoy, La présence et l'image, Mercure de France, 1983 (Collège de France,1982), p. 35.
[19] Ibid.
[20] Entretiens sur la poésie, 1990, p. 28-29.
[21] Déjà dans le premier texte d'Anti-Platon on lit ce que le titre indique visiblement: "Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d'éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l'homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur la bouche."
[22] La présence et l'image, p. 45.
[23] Entretiens sur la poésie, p. 34.
[24] Ibid., p. 94.
[25] Ibid., p. 95.
[26] Entretiens sur la poésie, p. 139.
[27] Sur cela v. Richard Vernier, Yves Bonnefoy ou les mots comme le ciel, Gunter Narr, Tübingen - Jean-Michel Place, Paris, 1985 (chapitre II: "Le récit et le lieu": "Les récits cachés")
[28] Mercure de France
[29] Mercure de France
[30] Coll. Poésie/Gallimard.
[31] Editions bilingues, Montauk, New York, Monument Press, 1987, 1990, 1993.
[32] Maeght, 1992; éd. augmentée par d'autres textes, Mercure de France,1993.
[33] Mercure de France, 1987.
[34] Genève, 1989; Mercure de France, 1991.
[35] Rue Traversière et autres récits en rêve, coll. Poésie/Gallimard, 1992, p. 199.
[36] Ibid., p. 199.
[37] cité par Bonnefoy dans Présence et l'image, op. cit., p. 33.
[38] Ibid., pp. 33-34.
[39] Ibid., p. 34.
[40] Dans le Nuage rouge Bonnefoy écrit: "L'incarnation, ce dehors de rêve". Le dedans du rêve est alors bien une excarnation. Jean Starobinski écrit à ce propos: "le concept universalise la pensée de l'objet, mais manque l'objet lui-même, dans sa présence finie. L'orgueil de la saisie spirituelle esquive la douleur de l'incarnation". (Préface pour les Poèmes, coll. Poésie/Gallimard, 1982, p. 20.)
[41] p. 200.
[42] Souligné par moi. Ibid., p. 201.
[43] Souligné par moi. Ibid., p. 197.
[44] Op. cit., p. 49.
[45] Ibid., p. 54-56..
[46] "Note" pour L'Ordalie
[47] La vie errante, Mercure de France, 1993, p. 12.
[48] Le seul poème en vers dans le recueil est intitulé "Une pierre". La présence d'un seul poème en vers dans le recueil de prose est étonnante, mais peut être expliquée par la thématique englobée dans les deux premiers vers: "J'ai toujours faim de ce lieu / Qui nous était un miroir".
[49] Nuage rouge, Mercure de France, 1977, p. 319.
[50] Ecrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, Paris, Ed. Hermann, 1990. (coll. Savoir/Sur l'Art), p. 188.
[51] Montauk, New York, monument Press, 1987, 1990, 1993, repris dans La Vie errante, Mercure de France, 1993.
[52] Souligné par moi.



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