Alain VUILLEMIN : L’édition savante en ligne

Si on entend par édition tout acte par lequel un document quelconque est reproduit et rendu public par l’intermédiaire d’un support matériel, quel qu’il soit, l’édition numérique est née en 1964, en langue anglaise, aux États-Unis, avec la création des toutes premières datas banks ou banques de données, textuelles, factuelles ou numériques, sur des sujets scientifiques d’abord. Ses premières manifestations historiques ont donc été savantes. Depuis, le phénomène est devenu d’une très grande complexité. Personne n’en maîtrise vraiment les implications. L’histoire en est très mal connue, les modalités imparfaitement inventoriées et les interrogations préalables encore moins circonscrites avec précision.

I. L’Histoire

S’il existe une littérature surabondante sur l’évolution des nouvelles technologies, sur la concurrence des nouveaux médias d’information et sur les mutations des supports matériels, il n’existait pas encore, en l’an 2000, d’étude véritable, méthodique ou synthétique, sur l’édition numérique. Son histoire reste à faire. Tout au plus peut-on en retracer brièvement la chronologie.

Née en 1964, l’édition savante numérisée est devenue dès 1969, en effet, en ligne avec la constitution du premier réseau télé-informatique expérimental, le réseau Arpanet (pour Advanced Research Project Agency Network) entre des ordinateurs de l’Université de Stanford et de l’Université de Californie.

Dès 1972, ces réseaux de télécommunications informatisés sont devenus capables de diffuser simultanément du texte, des images et des sons, en intégrant des services d’information qui étaient distincts auparavant, et les formes d’édition savantes se sont alors étendues d’autant. C’est aussi à cette date que le terme d’Internet (pour International Network) commence à être utilisé pour désigner la constitution, à l’échelle mondiale, de toute une série de réseaux de télécommunications numérisées par câbles, par fibres ou par satellites.

C’est en 1978, toutefois, qu’apparaît le premier réseau de télécommunication privé, celui de la société américaine Compuserve, et, donc, les premiers services d’information payants en ligne. L’ouverture du réseau Internet aux entreprises privées ne sera généralisée toutefois qu’en 1995. Depuis, entre 1995 et 2000, l’extension du réseau Internet est devenue vertigineuse.

II. Les modalités

Les modalités de l’édition numérique n’ont pas cessé non plus de se diversifier au cours de cette période, au fur et à mesure que des avancées technologiques se sont produites. Ce qu’on appelle l’édition en ligne recourt au réseau Internet pour être diffusé. L’édition hors ligne utilise des supports matériels transportables, la disquette, le cédérom et, depuis janvier 2001, le DVD-ROM. Des objets nomades, les nouveaux livres électroniques (pour Electronic Books ou E-books), tentent de concilier les deux approches en permettant de recopier sur des objets mobiles des contenus diffusés au préalable sur le réseau Internet. Sur un autre plan, celui des modes d’enregistrement, cinq grandes tendances pouvaient également, déjà, être décelées au seuil de l’année 2000, selon que les produits éditoriaux étaient proposés en mode image, hypertexte, hypermédia, texte ou hyperlivre.

Sur un plan technique, l’édition en mode image consiste à reproduire telle quelle, sur un écran d’ordinateur, la photographie numérisée d’une page de livre après l’avoir scannée ou scannérisée en mode image, à l’instar d’un fac simile. La qualité de la reproduction est directement fonction de l’état matériel initial du document à reproduire. C’est sur ce principe que la Bibliothèque Nationale de France a constituée depuis 1996 une importante bibliothèque numérique (proposée en partie sur Internet sous le nom de Gallica) et que nombreuses autres bibliothèques nationales se sont engagées dans des réflexions et des chantiers identiques dans le cadre du projet Bibliotheca Universalis lancé en 1995.

L’édition en mode hypertexte caractérise désormais, d’une manière massive, presque tout ce qui circulait sous la forme de textes, quel qu’en fût le contenu, en l’année 2000, sur le réseau Internet. Le principe de l’hypertexte a été énoncé dès 1945 mais le mot lui-même n’a été créé qu’en 1965 pour désigner la façon dont on peut circuler, à l’intérieur d’un texte, d’un fragment à un autre, d’une page à une autre, par l’intermédiaire de liens, autrement dit par des renvois informatisés. Le procédé permet de survoler très rapidement d’immenses corpus de données documentaires. On y butine toutefois plus de l’information qu’on n’y lit vraiment des textes.

L’édition en mode hypermédia étend le principe du mode hypertexte aux enregistrements sonores et aux images. A des textes, en effet, peuvent être associés par des liens hypermédias des documents photographiques, des séquences vidéos, des extraits d’émissions radio-diffusées, des airs de musique, des productions audio-visuelles, voire des animations en images de synthèse. On circule, on navigue, on survole ou l’on butine alors d’un matériau à un autre, selon les métaphores utilisées, d’une manière identique, quelle que soit la façon dont on peut concevoir par ailleurs l’intégration du texte, des images et des sons. L’évolution du réseau Internet vers ce qu’on appelle les réseaux à très hauts débits d’informations laisse penser que ce mode d’édition hypermédia pourrait devenir prépondérant à partir des années 2005-2010.

L’édition en mode texte est née aux États-Unis en 1952 quand les calculateurs de l’époque ont commencé à être dotés de claviers et de premiers systèmes de traitement de l’information encore très rudimentaires, capables, déjà, de traiter de textes saisis en typographie pauvre (c’est à dire sans aucun signe diacritique) et en lettres majuscules. Vers 1965, les difficultés du traitement des signes diacritiques des principales langues européennes ont commencé à être surmontées. En 1984, toutes les écritures existantes, alphabétiques, consonantiques ou idéographiques avaient réussi à être numérisées. Depuis, les modernes traitements de textes ont intégré la plupart de ces innovations. En l’an 2000, un très grand nombre de sites sur Internet proposaient des quantités de collections de textes numérisées, en mode texte, sous différents standard de fichiers, à l’état brut en quelque sorte, sans être associés à des logiciels de lecture ou d’exploration par ordinateur.

L’édition en mode hyperlivre pour reprendre un néologisme fabriqué en 1994, pourrait désigner d’une manière générique la façon dont une édition numérique peut être enkystée en quelque sorte à l’intérieur d’un système de lecture assistée par ordinateur, hypertextuel ou hypermédia. Par rapport à l’édition en mode texte ou même hypertexte, un hyperlivre ainsi défini intègre plusieurs modalités de lecture numérique dont le degré d’interactivité va croissant. Au premier niveau, l’acte de lecture reste inchangé par rapport à ce que propose le mode image ou le mode texte. A un second niveau, le mode hypertexte ou hypermédia permet de circuler parmi les textes et les documents qui peuvent constituer l’édition considérée. A un dernier niveau, le mode hyperlivre propose des écrans de recherche ou de travail qui permettent de multiplier des parcours de lecture interactifs d’une nature linguistique, thématique, documentaire. A la limite, c’est l’édition tout entière qui devient dynamique, tout mot, tout document renvoyant à tous les autres documents, à tous les autres mots. En cette perspective, les hyperlivres auront peut-être préfiguré dès 1994 ce que sera, demain, la lecture interactive.

III. Les préalables

Encore faudrait-il réfléchir, au préalable, aux conditions dans lesquelles une offre d’édition savante pourrait être proposée, en ligne ou autrement, sous une forme numérisée, en particulier sur un plan européen. Les initiatives se multiplient en effet, non sans contradictions toutefois, qu’il s’agisse des modes de consultation proposés et des modes de conception de ce qu’il conviendrait de considérer comme une édition savante, scientifique ou universitaire, sur Internet, et qu’il s’agisse enfin des modes de légitimation et de rentabilisation.

Avec l’informatique, les modes de consultation des documents éclatent. On n’insistera pas, déjà, sur l’extrême diversité des fonctionnalités de recherche (ou de lecture numérique) qui sont désormais proposées par les logiciels de recherche documentaires qui se sont répandus. On a exploré aussi, depuis le milieu des années 1960, la plupart des ressources que la science du traitement de l’information – l’informatique – a pu apporter aux linguistes et aux littéraires pour étudier le contenu d’un texte ou d’un document quelconque. Or, une publication savante possède un contenu très riche, dont la présentation formelle varie selon les sujets traités, les matériaux réunis, les thèses avancées et les disciplines concernées. Il serait donc souhaitable qu’une informatisation intelligente en préserve la richesse, en facilite les approches et les explorations, de manière à ce qu’une étude achevée puisse servir à son tour à susciter de nouvelles recherches. Il serait malheureux que le recours aux nouvelles technologies en mutile le contenu ou en entrave l’exploration ou la ré-exploitation à d’autres fins scientifiques.

La manière de concevoir en quoi devrait consister une future édition savante devient donc déterminante. Plusieurs tendances commencent d’ailleurs à s’esquisser. La première consiste à transposer le contenu d’une publication numérique sur un support informatique à l’identique ou presque. L’apport de l’informatique se trouve réduit au seul changement de support matériel. A l’inverse, on pourrait imaginer que chaque publication potentielle puisse donner lieu, chaque fois, à la conception d’un système informatisé d’édition et de consultation spécifique. L’éventail des disciplines intellectuelles, la multiplicité des sujets de recherche, la variété des travaux, l’exigeraient. Il paraît vain de prétendre imposer quelque mode unique de publication savante. On sent, cependant, que des compromis devront être trouvés.

Une autre difficulté porte sur la façon dont sera assurée la légitimité scientifique de l’édition savante numérisée. Un doute pèse sur les nouvelles technologies. Une édition électronique est un produit fragile, instable, éphémère, qui dépend de la durée de vie et de l’évolution des systèmes logiciels et de la succession des générations d’équipements matériels. Ce qui a été édité dans les années 1980 ou 1990 avait déjà pratiquement cessé de pouvoir être consulté sur les nouveaux ordinateurs de l’année 2000. Dès lors, comment faire reconnaître comme acceptable, sur un plan scientifique, l’idée qu’une publication électronique puisse être si fugace, tandis qu’un livre imprimé paraît éternel ? Il en résulte une réelle hésitation de la part des milieux scientifiques et universitaires, ne serait-ce que pour cette raison.

Une dernière question qui se pose est d’un ordre financier. L’édition numérique coûte très cher. Or, déjà, l’édition savante, imprimée, n’est déjà pas une activité rentable en termes économiques. Les publics érudits sont étroits par définition. Le fonctionnement du réseau Internet remet en question, de surcroît, tous les modes traditionnels de transaction. Il en suscite aussi de nouveaux. La diffusion des logiciels a suscité l’apparition des graticiels. L’apparition, à l’automne 2000, des premiers sites éditoriaux marchands et des nouveaux livres électroniques, les e-books, a presque aussitôt fait surgir la notion d’un f-book (pour Free-Book), d’un livre électronique gratuit, libre de tout droit. Compte tenu de l’évolution prévisible du fonctionnement du réseau Internet, l’étude d’un statut analogue pour l’édition savante en ligne mériterait d’être explorée.


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