Jacques Roubaud

 

 

 

 

 

 

Vers un Netscrit

 

 

Réflexions préparatoires destinées à la branche 6 d'un écrit en prose, dont le titre général est 'Le grand incendie de Londres'

 

 

 

 

Avant l'apparition de l'ordinateur personnel, il existait des divergences importantes entre les modes principaux de mise en forme écrite d'un écrit

Je néglige pour le moment la distinction entre écrit et oral, et je ne tiens pas ici compte non plus de la différence, interne, entre texte vu et texte entendu

divergences généralement non perçues ou tenues pour négligeables,

négligence qui se justifie peut-être, en première approximation, par exemple pour un roman, mais qui est certainement catastrrophique dans le cas d'un poème, et a pour effet de masquer des traits fondamentaux de la forme-poésie

entre le manuscrit, le tapuscrit et l'imprimé

à l'intérieur de ces trois branches principales de la narration visuelle d'un écrit

- supposé exister, abstraitement unitaire, 'en arrière' et 'au-dessus' de chacune d'elles

 - il se met en place sur son support, signe à signe, ligne à ligne, page à page, et c'est pourquoi je viens d'employer l'expression 'narration visuelle'

des embranchements sont eux-mêmes descriptibles, nombreux, mais passons

Je désignerai ce que je compose aujourd'hui sous le terme générique de 'macintoshuscrit', ou, pour abréger, mais pas trop, macscrit

Pour faire lire le macscrit, plusieurs solutions sont possibles, qui donneraient des résultats fort différents. Le problème principal,

qui est particulier à ce macscrit , je ne généralise pas

est celui des ouvertures de parenthèses successives. Pour les rendre visibles

essayant de faire que leur visibilité soit acceptable à un lecteur hypothétique

en commençant par moi-même

j'ai imaginé

et éprouvé successivement, avant d'aboutir à celui que j'utilise ici, et que je vous ai déjà décrit

ayant a priori écarté la superposition simple des parenthèses ouvrantes et fermantes

je pense à ce propos à l'écriture 'polonaise' de la logique mathématique qui pourrait être associée à une contrainte de composition

il n'y aurait que des parenthèses ouvrantes

les solutions suivantes:

6  14  6  11  1  je récapitule

a – dans une écriture ordinaire, à la suite, distinguer chaque niveau ou profondeur de parenthèse par un  signe spécial à ce niveau ou cette profondeur: la première parenthèse ouvrante est ouverte, puis fermée, par le signe ordinaire de la parenthèse, ( , ); la deuxième aurait pour caractéristique, par exemple, le crochet,

c'est une chose qui se fait

                    un autre signe serait introduit pour la profondeur suivante

on pourrait, bien sûr, dans cette hypothèse, se satisfaire de deux signes seulement: première profondeur, le ( ; deuxième profondeur, le crochet; troisième profondeur, de nouveau le signe de l'ouverture d'une parenthèse, et ainsi de suite;

on a toujours le moyen, bien sûr, de désambiguiser, et restituer dans une séquence donnée de mots, à chacun des deux signes son niveau

- on le peut déjà avec le seul signe ordinaire

- de même qu'on peut écrire sans confusion possible tout nombre entier avec une simple suite de bâtons, ou avec des successions de un et de zéros, ou encore dans une base comprenant autant de signes élémentaires que l'on veut

 

mais, dans tous les cas, dès qu'il y a plus de trois parenthèses, le résultat n'est guère maniable

6  14  6  15  1  on pourrait l'envisager comme contrainte de composition, une séquence de symboles distinctifs d'une mise entre parenthèses jouant un rôle rythmique

6  14  6  15  2  une variante de la présentation d'une écriture strictement parenthésée serait la suivante: aller à la ligne chaque fois qu'une parenthèse nouvelle est ouverte

je viens de penser à cette méthode, que je n'ai donc pas réellement éprouvée

b - Les décrochements dans la ligne, l'ouverture d'une nouvelle parenthèse faisant se déplacer le texte vers la droite

comme ici même

                 Le gain de lisibilité est net

                 Le décrochement, utilisé seul, rencontre cependant des difficultés, que je peux mettre en évidence immédiatement

la première difficulté de ce mode est mineure. Il est parfois souhaitable d'avoir recours, indépendamment des mises entre parenthèses, à d'autres types de décrochements. Ainsi, énumérant en ce moment des solutions pour la présentation des superpositions de parenthèses, j'envisage un cas a -, puis un cas b – et, comme je l'aurais fait dans un texte ordinaire, non excessivement parenthésé, je marque le fait de l'énumération par un décrochement. Si le décrochement relatif est l'unique moyen pour situer une parenthèse par rapport à ses ascendantes et descendantes, ce procédé de rhétorique visuelle, décoratif, va évidemment engendrer une confusion

Certes, pour l'éviter, il suffit de renoncer à ce type de fard chargeant la prose. Mais le décrochement simple a un défaut plus grave. Dès que le développement d'une parenthèse est long, la vue peut avoir du mal à retrouver le point où la parenthèse qui se termine a commencé

je signale tout de suite que le macscrit et l'écrit traditionnel, quelle que soit son espèce,

qu'il s'agisse d'un manuscrit, d'un tapuscrit ou d'un imprimé

appellons l'imprimé

quelle que soit son espèce, livre ou journal ou etc. 

                                   6  14  6  20  1  2  typoscrit, pour conserver le suffixe –crit dans la désignation de chaque mode d'emploi de la main

ne sont pas tout à fait égaux devant cette difficulté. Le manuscrit est le moins bien servi, à moins de précautions particulières, comme l'emploi d'un papier réglé, permettant de placer chaque décrochement à sa place assignée sans erreur ni ambiguité

Le tapuscrit et le typoscrit sont à peu près à égalité: le placement des débuts de lignes peut s'y effectuer de manière uniforme strictement. Le macscrit a l'avantage de la 'barre de menus' graduée

en centimètres chez mademoiselle Mendy, ma présente machine à traitement de texte

Les deux procédés, la mise entre parenthèses (a) et le décrochement (b) ont donc de graves défauts de lisibilité. J'ai cherché à y remédier

à l'occasion de la composition de la branche 5 de la prose que j'ai mentionnée

j'y éprouve aussi un autre artifice de présentation que l'idée de décrochement suggère. Il s'aégit d'un décrochement 'de droite à gauche' dans la ligne, où le fragment de texte placé en premier, en haut et à droite en bout de ligne est celui qui appartient à la parenthèse la plus profonde, et où on ne rejoint donc le récit principal qu'en fin de lecture, en bas et à gauche, si on lit de manière habituelle, le regard descendant dans la page. La lecture habituelle des texte's parenthésés devant, dans cette présentation, de faire du bas vers le haut

6  14  6  21  1  2  il s'ensuit que pour éviter toute confusion, un tel type de décrochement devrait être, simultanément, associé à des ouverture de parenthèses

trois autres possibilités, en effet, me sont offertes par les traitements de texte.

c – On m'y exhibe une gamme assez étendue de 'corps' typographiques. Pourquoi ne pas associer à chaque profondeur de parenthèse un corps qui la caractériserait?

Je composerais le premier niveau du texte en Times 14, par exemple. La première parenthèse ouverte serait en corps 12, et ainsi de suite

Je n'ai, en fait, pas réellement essayé ce système, parce que je ne dispose pas, de manière commode, d'un nombre suffisant d'échelons sur l'échelle des tailles qui me permette d'atteindre la couche la plus profonde en restant dans le domaine de la lisibilité. De plus, entre le corps 8 et le corps 9, par exemple, la différence n'est pas considérable, et donc, sans doute, insuffisamment discriminante.

commencer avec un corps plus gros ne m'a pas semblé bien pratique

d – Au lieu de faire varier la taille des caractères, changer la police. L'offre du mac, dans ce domaine, est très vaste

L'objection, cette fois, vient du fait que le choix de telle ou telle police étant arbitraire, son association à un niveau de parenthèse est très difficile à établir de manière suffisamment naturelle pour devenir rapidement familière à un lecteur

e – La variation de couleur est une hypothèse séduisante, les teintes étant très nettes, faciles à distinguer. Cependant le choix de telle ou telle teinte pour représenter telle parenthèse est encore arbitraire

Je ne mentionnerai ici que pour mémoire, un dernier mode, dont j'ai parlé dans la branche cinq. Il est spécifique de 'word', et me fut chaudement recommandé par Pierre Lusson. Je l'ai longuement essayé, mais sans doute d'une manère maladroite, ce qui fait que je n'en ai pas été satisfait et ai fini par l'abandonner. Ce fut une grosse perte de temps. Je veux parler du

f – Mode-plan

Après un grand gaspillage d'énergie à essayer les différentes hypothèses que je viens de décrire

et il fallait chaque fois prolonger l'expérience assez longtemps pour découvrir les propriétés, les qualités et les faiblesses de chaque mode

j'ai fini par estimer qu'il était nécessaire, pour la mise en forme de mon macscrit, que je choisisse un mode redondant, c'est à dire superposant deux types de distinctions des parenthèses

Et c'est ainsi que j'en suis venu aux décrochements colorés que je pratique, maintenant, depuis deux mois au moins

le choix des couleurs représentatives de chaque type de parenthèse est arbitraire, je ne le nie pas, mais il n'est pas,

comme dirait Benveniste

entièrement immotivé. Il est assez naturel que le texte courant, première couche de texte, se pouvant lire sans interruption, soit dans la couleur la plus normale de l'écrit, la couleur noire. Pour décider des autres couleurs,

au moins les trois premières,

(dont deux sont absentes dans le présent extrait)

je me suis fondé sur la vieille théorie de Berlin-Kay, à propos des noms de couleurs dans les langues du monde. Certaines langues, selon eux, n'ont que deux couleurs fondamentales pour dire le monde. En simplifiant, on peut admettre que cette distinction recouvre celle du blanc et du noir, que ces langues, donc, disent le monde en 'blanc et noir'. Si une troisième couleur est utilisée, son domaine contient toujours ce que nous nommons le rouge. Ensuite vient le bleu, puis le vert

J'ai estimé que l'apparition, dans une langue donnée, d'une nouvelle couleur, pouvait être considérée comme une mise entre parenthèses de certains objets du monde, et j'en ai conclu à la pertinence du choix de la couleur rouge pour marquer la première profondeur de mes propres parenthèses. La seconde devait donc être le bleu, et la troisième le vert.

Il me semble que le jaune vient ensuite dans la chromatographie langagière de Berlin & Kay; ou bien l'orange; mais j'ai jugé la première teinte trop faible pour être lisible sur mon écran; et la seconde ne m'est pas fournie par le logiciel parmi les teintes immédiatement accessibles

J'ai été forcé de reprendre la totalité de ce que j'ai déjà composé de la branche 5, ce qui n'est pas peu

J'y suis maintenant habitué, ou presque

Je peux sans trop de peine me représenter ce que seraient des versions manuscrites et typoscrites

- j'abandonne, je pense définitivement, l'idée de tapuscrit

 - Le typoscrit en deux états distincts: soit celui, sur papier, qui sortirait de mon imprimante,

 ou de quelque autre

soit celui qui prendrait la forme d'un livre imprimé

je ne dis pas que mon éditeur de frémira pas d'horreur à cette perspective, et la forme-livre n'est donc pour l'instant qu'une hypothèse

En même temps que j'acquérais mon 'e-book', mademoiselle Mendy à la robe mandarine, je me suis abonné au 'net', par l'intermédiaire de la compagnie 'noos', qui présente l'avantage de ne pas imposer la connexion téléphonique. M'étant familiarisé un petit peu avec ce qu'on nous présente comme un nouvel univers, j'ai commencé à réfléchir de manière toujours hypothétique, mais moins ignorante, avec un autre mode encore de traitement 'écrit' de ces écritures, que je nommerai ici netscrit, bien entendu

le netscrit semble offrir, a priori, une solution très simple au problème des parenthèses

avec la même facilité, il me permettrait des 'navigations à distance' dans le texte, et bien d'autres choses encore

Si je n'entre pas ici dans les détails, c'est que je ne suis pas certain de vouloir m'engager dans cette voie

en partie parce que je suis encore trop ignorant du fonctionnement du 'net'

Mais j'aperçois quelques difficultés, si je veux faire du netscrit l'exemple d'un mode original de composition, et pas seulement une manière plus 'moderne' de faire ce qu'on a toujours fait

La manière la plus évidente d'assurer au netscrit une originalité quasi-irréductible aux anciennes façons d'écrire est l'interactivité

l'école interactive a, en France, Jean-Pierre Balpe comme son représentant le plus inventif

Je ne l'écarte pas a priori, malgré les réserves passéistes que je peux émettre à l'idée d'abandonner mes prérogatives d'auteur. J'ai plusieurs dispositions de cette espèce en vue. Mais je ne veux tenter de les éprouver qu'en un second temps de mon travail actuel

 - Soit un mot ou un fragement plus étendu du texte après lequel s'ouvre une parenthèse. Il est clair que je pourrai, dans un nestscrit, au moyen d'un 'click' faire apparaître sur l'écran le contenu de cette parenthèse. Bien. Mais je peux déjà obtenir un résultat très semblable dans un macscrit ordinaire, même si c'est moins aisément maniable; et en tout cas je le peux dans le manuscrit ou typoscrit, au moyen de l'appel de note. Le procédé est de même nature. Or ce n'est pas ce que je cherche, qui est de maintenir le plus possible la co-présence devant les yeux des différentes profondeurs de parenthèses

 - Admettons que j'ai procédé comme je viens de dire. Comment mon texte sera-t-il lu? Si le lecteur se contente, après quelques minutes, tout simplement de l'imprimer, si cela est possible sans perte, je n'aurai pas atteint mon but; sans compter que la lecture sur écran n'est pas terriblement confortable, en l'état actuel des choses. Je n'ai pas encore rencontré personne, dans mon entourage, qui lise des livres ainsi présentés

 - Il y a plus grave. Depuis que j'ai, en imagination, et reculant sans cesse le moment de m'y mettre réellement, composé une branche de prose en netscrit, j'ai pensé à la rendre lisible dans sa totalité sur le 'net', c'est à dire à en faire une net-édition; soit en le mettant moi-même, accessible à tous, sur un site personnel, soit en confiant la responsabilité de la mise en oeuvre à un éditeur. Or, indépendamment du coût de l'opération, que je n'évalue pas bien encore, le problème que je me pose est celui de la durée de survie raisonnable d'un tel texte dans un tel environnement. Si on doit, plus ou moins rapidement, pour que l'écrit ne soit pas perdu, le faire exister matériellement sur un support de papier, par exemple, la même objection se rencontre que précédemment

Je ne renonce pas au netscrit tel que je viens de le présenter, une variante du livre, mais ces réflexions m'ont amené à concevoir quelque chose de différent, dont le net-livre ne serait qu'une partie, et que j'exposerai ultérieurement