Daniel Heller-Roazen

La perte de la poésie

           

            Le titre sous lequel je voudrais classer mon intervention, “La perte de la poésie,” est un titre ambigu.  Parler de “perte de la poésie” renvoie à deux propositions possibles; dans la première, il y a perte de la poésie en ce sens que l’on perd la poésie: on ne retrouve plus le vers; dans la seconde, en revanche, il y a perte de la poésie dans le sens où c’est la poésie qui perd quelque chose: le vers ne retrouve plus ce qui lui appartenait en propre. 

            Ces deux formes de perte poétique coïncident, de façon exemplaire, dans le Roman de le Rose, au point que l’on pourrait soutenir—et c’est la thèse que je voudrais proposer aujourd’hui—que le roman de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun se caractérise précisément par ceci que c’est un poème qui se perd.  L’œuvre tout entière se fait défaut à elle-même; c’est en ce défaut même que réside l’unité du roman.

            Il importe d’observer qu’une telle affirmation, qui peut surprendre de prime abord, est, d’une certaine manière, implicite dans le jugement classique porté sur le Roman de la Rose. Dans les ouvrages dédiés par la philologie romane et l’historiographie de la poésie française au roman de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun, l’article défini dont on se sert pour renvoyer à l’oeuvre—Le Roman de la Rose—marque d’emblée le lieu d’une certaine indétermination, où l’intégrité et la consistance mêmes de la composition entière sont en jeu.  Considérer la perte du poème, c’est dès lors poser la question la plus élémentaire, la plus inévitable, relative à la forme du roman bipartite: Qu’est-ce que “le” Roman de la Rose? 

D’une part, il y a le “premier” Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris: produit, selon les histoires littéraires, de la tradition de la littérature érotique, d’origine aristocrate et courtoise, qui est toujours vivante dans la première moitié du XIIIe siècle.  Commencé vers 1240, le roman de Guillaume a été interrompu, pour des raisons peu claires, juste avant la fin: “près de sa conclusion,” selon la formule de Langlois, et apparaît comme un fragment,  sans achèvement narratif et poétique.[1]

D’autre part, il y a le “deuxième” Roman de la Rose, de Jean de Meun, qui constitue plus des quatre cinquièmes de l’oeuvre totale: le produit, nous dit-on, de l’imagination “bourgeoise” et “scolastique” d’un clerc formé dans les facultés de philosophie et de théologie de l’Université de Paris dans la seconde moitié du XIIIe siècle.

Le jugement des critiques sur le roman commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meun—sur Le Roman de la Rose dans son entier—a été sévère.

D’abord, dès les premiers lecteurs du roman, le rapport même entre le roman de Jean et celui de Guillaume se voit dénié; le texte à achever, le fragment, semble, stricto sensu, n’être pas même “continué.”  Ainsi Paulin Paris écrit déjà en 1856 que Jean se sert du roman de Guillaume comme d’une pure “occasion” pour écrire le sien.[2]   Gaston Paris réitère l’affirmation en 1888, quand il soutient que pour Jean, l’histoire de la “conquête de la rose” de Guillaume “n’est rien d’autre qu’un prétexte.”[3]  Dans la première édition critique du roman, Ernest Langlois articule et amplifie le même jugement: “la tournure d’esprit de Jean de Meun,” nous dit-il, “est complètement opposée à celle de Guillaume de Lorris.”[4]  La thèse a fait autorité, et on la retrouve chez toutes les grandes figures de la philologie romane du début du siècle.  Dans son Histoire des lettres de 1921, Alfred Jeanroy nous informe que le roman que Jean de Meun tente d’achever  “n’a clairement, pour lui, aucun interêt.”[5]  Quand, en 1938, C. S. Lewis publie son Allegory of Love, premier grand commentaire en langue anglaise du Roman de la Rose, la doctrine est désormais canonique: “il faut être clair d’entrée de jeu,” écrit Lewis en présentant la deuxième partie du poème, “l’oeuvre de Jean n’est la continuation de celle de Guillaume que dans un sens très superficiel. . . . Jean a entrepris de continuer une oeuvre dans laquelle l’unité du sujet était tout à fait visible; mais Jean ne s’est point intéressé à ce sujet.”[6]

En déniant au “second” Roman de la Rose son statut de continuation par rapport au premier, les critiques ont nié d’un même geste son hamornie interne; ils ont soutenu qu’en elle-même la “conclusion” apparente demeurait effectivement inachevée, selon les critères élémentaires de la forme esthétique.  Sur ce point aussi le jugement de Paulin Paris a anticipé sur l’opinion, devenue classique, que porte notre siècle sur Jean de Meun.   “On ne saurait lui demander un plan,” écrit Paris, car “l’art de la composition n’est pas le sien; il médite sur tout, comme Montaigne, avec la même indépendance de pensée, des fois avec la même force d’expression, et toujours avec le même désordre.”[7]  Et Gaston Paris n’a pas recours à une autre expression pour désigner le texte de Jean: “un cadre infiniment extensible,” dans lequel il force tout ce qu’il sait et tout ce qu’il pense, “pêle-mêle, sans délibération ni mesure.”[8]  Dans son étude de 1891 sur les Origines et sources du Roman de la Rose, Langlois écrit qu’il “suffit de lire quelques pages de l’oeuvre de Jean de Meun pour être convaincu qu’il commença sans aucun plan et sans savoir” où il allait.[9]  Jeanroy confirme ce jugement quand il affirme que Jean de Meun “n’a aucun sens (ou même souci) pour l’ordre,”[10] et que son poème, par conséquent, “avance en tanguant, en s’interrompant  continuellement par de longs discours.”[11]  “Sous sa direction,” lisons-nous, “le roman se transforme en encyclopédie dans laquelle il entasse, sans ordre ni mesure, des traités et des anectotes, qui s’arrêtent souvent, pour devenir des professions de foi ardentes.  Rien ne pourrait être plus dépenaillé, plus décousu.”[12]  “Des traités apparaissent,” écrit Edmond Faral, “par simple association d’idées, souvent hors de propos, en conflit avec les interêts du conte.”[13]  Le roman de Jean de Meun, peut-on lire dans l’essai de Louis Thuasne de 1929, révèle une “absence presque totale de plan.”[14]  Lewis, qui avoue éprouver “du déséspoir” à la lecture de la seconde partie du Roman de la Rose, n’est pas moins sévère dans sa condamnation de l’usage que fait Jean de la digression et de l’excursus, c’est-à-dire de la figure narrative qu’on a pu justement définir comme “la forme qui n’en est pas une.”[15]  “Nous ne savons jamais, à un moment, ce dont le roman parlera à un autre,” car Jean de Meun, écrit Lewis, est tout simplement “incapable de produire un poème, un poihma, une chose faite.”[16]  “C’est un maladroit”;[17] “il ne produit que  de la confusion.”[18]

“Le” roman se décompose ainsi en “deux poèmes hétéroclites,”[19] pour reprendre l’expression de Faral: en deux fragments, pourrait-on dire, dont chacun est marqué par une perte de complétude symétrique à l’autre.  Les conséquences d’une telle évaluation ne peuvent qu’être paradoxales pour l’analyse littéraire.  Dans son apparent défaut de consistance formelle, la continuation de Jean de Meun aurait consolidé le morcellement même auquel il tentait de rémédier. Ce qui s’ajoute, dans cette perspective, vaut soustraction au tout auquel il est ajouté; la conclusion assure que le texte qu’elle semble achever demeure définitivement fragmentaire.  Ce n’est donc pas tant le roman interrompu de Guillaume de Lorris que la continuation qui était censée le mener à sa fin, qui apparaît ainsi comme texte qui ne saurait être dit achevé. De cette lecture ordine inverso, tout est déjà contenu dans les ouvrages consacrés par Langlois au roman bipartite, dans lequel le texte qui est, en apparence, inachevé, prend la forme d’une oeuvre essentiellement achevée, tandis que le deuxième texte, qui est littéralement achevé, figure comme poème voué au morcellement structurel.  Au moment même où il admet, dans son édition du Roman de la Rose, que “Guillaume n’a pas achevé son roman,” Langlois affirme donc que Guillaume était, malgré tout, “près de la conclusion”;[20] dans les Origines et sources du Roman de la Rose, Jean de Meun est en revanche assimilé à l’ “un des ces bavards qui commencent un récit sans pouvoir le terminer.”[21]  Il y a donc d’une part le roman, acceptable d’un point de vue ésthétique, mais qui est pourtant de facto fragmentaire, et de l’autre la continuation, inacceptable du point de vue formel, mais qui est néanmois achevé de fait; d’une part, l’oeuvre morcelée par hasard, de l’autre, celle qui ne parvient pour ainsi dire pas à constituer un tout, du fait de sa propre nature.  Le chiasme en jeu dans cette analyse de la division du roman apparaît clair: le fragment de roman est dit (virtuellement) achevé, tandis que le poème intégral est jugé (essentiellement) inachevé.

C’est ainsi que les fragments de Guillaume et de Jean composent, en décomposant “le” Roman de la Rose, “une” oeuvre dont l’unité ne peut qu’être parcourue par une série de ruptures stylistiques, formelles et poétiques; œuvre “une” qui est marquée, dans ses parties et dans son tout, par une perte radicale d’identité à soi.    

En dépit de ce qu’on a souvent dit ou supposé, les coupures qui caractérisent le texte du Roman de la Rose ne viennent pas le grever de l’extérieur; elles ne sont pas, pour ainsi dire, des accidents qui gâcheraient ce qui aurait dû aller autrement, qui empêcheraient le roman d’assumer sa propre forme homogène et cohérente.  Au contraire, elles jouent un rôle poétique fondamental dans l’économie du poème.  Dans sa rhétorique—dans son organisation, dans ses figures, dans ses topiques propres—le roman met en scène et amplifie le morcellement même qui le traverse.  En exposant la perte qui gît en son centre, il s’exhibe dans sa différence à lui-même. 

Dans cette perspective, il n’est pas de passage du Roman de la Rose plus exemplaire que celui où s’achève le texte de Guillaume et où débute celui de Jean.  Au moment de la conjointure du Roman de la Rose, les deux “parties” du poème se relient en étant divisées.  La rupture du roman est repliée dans le tissu du roman—non pas en s’effaçant, mais en s’exposant en tant que telle. 

Vous vous souviendrez de la scène, à la fin du roman de Guillaume, où le narrateur exprime son désespoir face à l’incarcération Bel Acceuil:

Hé! Bel Acueil, ce sai de voir

qu’il vos beent a decevoir,

et, se devient, si ont il fet.

Je ne sai or coment il vet,

mes durement sui esmaiez,

que entroblié ne m’aiez,

si en ai duel et desconfort.

Ja mes n’iert rien qui me confort

se je pert votre bienveillance,

car je n’ai mes aillors fiance (vv. 4019-4028)[22]

 

            À cet endroit, les éditions modernes du roman marquent l’interruption dans le texte par un espace entre la fin de la première partie du poème et le début de la seconde: un blanc intervient pour signaler la rupture qui a eu lieu.  Un blanc, donc, assez important pour être remarqué par l’oeil du lecteur, mais assez insignifiant pour ne pas remettre en question la continuité du discours du je poétique. 

Le texte de Jean semble, en tous les cas, se situer exactement au moment où prend fin celui de Guillaume.  Il se réfère, par une anaphore, à la “perte” des vers finaux du “premier” Roman de la Rose:

Et si l’ai je perdue, espoir,

a poi que ne m’en desespoir.

Desespoir ! Las ! je non feré,

ja ne m’en desespereré,

quar s’Esperance m’iert faillanz,

je ne seroie pas vaillanz.  (vv. 4029-4034)

 

Dans les éditions modernes, la continuité entre ces vers et ceux qui les précèdent est donc assurée par la forme typographique de la page imprimée.  Les vers de Guillaume, “Ja mes n’iert rien qui me confort / se je pert votre bienveillance, / car je n’ai mes ailloris fiancé,” apparaîssent presque immédiatement avant l’incipit de la continuation: “Et si l’ai je perdue, espoir, a poi que ne m’en desespoir.”  Aucune page ni aucun texte ne sépare les deux parties de l’oeuvre; le discours peut se lire de manière suivie, comme un texte unique.   L’anaphore sur laquelle s’ouvre la deuxième partie du roman ne connaît donc aucune suspension: la “perte” à laquelle elle se réfère (“et si l’ai je perdue”) s’identifie, selon toute apparence, à celle qui est indiquée à la fin de la première partie—c’est à dire, à la perte de “bienveillance” (ou de “fiance”) des vv. 4027-4028.  Et si le texte originel laissait subsister le moindre doute, la traduction plus récente élimine toute ambiguïté possible.  La version française d’Armand Strubel restitue entre parenthèses le terme anaphorisé qui manque au texte de Jean de Meun.  On peut ainsi lire, au début de la continuation dans l’édition parue aux “Lettres Gothiques”: “Et pourtant, je l’ai peut-être perdue (votre bienveillance): il ne manque pas grand-chose pour que j’en tombe dans le désespoir.”[23]

Si l’on considère à présent la forme dans laquelle apparaît le roman dans les manuscrits du XIIIe et du XIVe siècles, on trouve au contraire que la “perte” en jeu ne se laisse pas si aisément identifier.  Le fonctionnement de l’anaphore est plus complexe.  Il y a quelque chose, dans l’expression même de la “perte,” qui se perd. 

La raison d’une telle perte—perte de l’objet même de la “perte” dont il s’agit dans le texte—est simple; elle s’explique par le fait que le manuscrit n’a pas la forme du livre; son agencement n’est pas celui de l’édition moderne.  Dans les exemplaires médiévaux du Roman de la Rose, le texte de Guillaume est clairement distingué de celui de Jean.  En s’intercalant après une rubrique qui marque la fin de la première partie du roman, les vers de la continuation semblent avoir été immédiatement identifiables en tant que tels, bien avant que le texte lui-même ne l’annonce, dans une célèbre scène (vv. 10558ff) qui explicite la substitution à Guillaume de Jean.  Les manuscrits du XIIIe et du XIVe siècles, tels que BN fr 1559, BN fr 1569, BN fr 1567 et BN fr 25926, indiquent tous l’interruption dans le texte du roman, soit par des commentaires ou des passages interpolés au sujet des deux auteurs, soit par des marques typographiques qui signalent la fin du texte de Guillaume et le début de celui de Jean.   Le BN fr 1559, exemplaire de la fin du XIIIe siècle, marque cette rupture dans le roman par une rubrique qui énonce que: “Ci conmance maistre Jehan de Meun” (fol. 34 v).  Le scribe du BN fr 25926, manuscrit du XIVe siècle, a suivi la même pratique; il indique l’incipit de la continuation par ces mots (fol. 30 r): “Ci conmence mestre Jehan de Meun”.  Le BN fr 1567, autre manuscrit du XIVe siècle, marque le début du texte de Jean en distinguant par une majuscule la lettre qui inaugure le début de la continuation: “Et si l’ai je perdu. . .” (fol. 31 v).  Le BN fr 1569, qui est aussi du XIVe siècle, contient un texte de sept vers sur la mort de Guillaume et “l’amour” qui a généreusement permis a Jean de continuer le roman (fol. 28 v).  La pratique reste inchangée lorsque, près de deux siècles plus tard, le scribe du BN fr 19153 signale le début de la continuation par une interpolation ainsi qu’une image du deuxième poète (fol. 31 v).[24] 

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’objet de la “perte” qui nous intéresse soit à son tour effacée dans les manuscrits.  Ce n’est pas seulement que ces manuscrits ne contiennent pas, cela va de soi, d’additions ou scholiae qui indentifieraient le segment linguistique auquel fait référence le je de la continuation lorsqu’il écrit: “Et si l’ai je perdue….” (v. 4029).  Souvent, les premiers manuscrits du roman ne contiennent aucun marque de l’accord entre le participe passé avec l’objet qui le précède (“bienveillance” ou “finace”): ainsi, dans un exemplaire du début du XIVe siècle, le BN fr 1567, on trouve, non pas “Et si l’ai je perdue,” comme dans les textes de Langlois, Lecoy et Strubel, mais “Et si l’ai je perdu.”[25]

Sur le plan linguistique, l’absence de la terminaison féminine ne décide, à proprement parler, de rien dans le texte. On ne saurait dire qu’elle marque l’effacement de l’object aquel le mot perdue se référe, car la langue ancienne, à la différence de la moderne, ne connait pas encore une pratique univoque à cet égard.  En même temps, on ne pourrait exclure ici l’hypothèse d’une véritable perte dans le fonctionnement sémantique de perdu: il reste bien possible que le participe passé s’émancipe, dans sa forme sans “e,” de tout lien à un objet précédent. 

Une certaine indétermination est donc inscrite dans le texte du manuscrit, telle qu’on ne pourrait, à la rigueur, décider de sa force: aucun critère, soit linguistique où herméneutique, ne suffit à déterminer le sens de ce qui, entre les deux parties du roman, a été perdu.

On ne peut ignorer cet indécidable, car il est en verité impliqué par la structure même du vers.  La graphie, dans ce cas, masque un effet de prosodie.  Les manuscrits qui ne présentent pas l’“e” de perdue reproduisent simplement la forme orale du vers Et si l’ai je perdue, espoir.  Les lois de la versification sont bien établies sur ce point: quant il est placé devant un mot qui commence par une voyelle, l’“e” post-tonique est sujet à l’élision.  A. Tobler avait déjà bien énoncé le principe à la fin du dix-neuvième siècle: “La faculté pour l’e à la fin des polysyllabes de porter l’hiatus,” écrit-il, “n’est pas à admettre en tout cas pour toutes les périodes de l’ancien français et pour toutes les manuscrits d’un même période.  Au contraire l’élision doit être regardée comme un règle pour toute l’étendue de l’ancienne poésie; il n’y a que quelques textes qui, à côté de l’élision, connaissent la non élision comme une chose se présentant quelquefois, mais généralement seulement dans des conditions déterminées.”[26]  Dans son étude sur “Le ‘Chemin de Vaillance, de Jean de Courcy, et l’Hiatus de l’e final des Polysyllabes,” A. Piaget confirma la thèse.  Il écriva: “L’élision de l’e final des polysyllabes devant un mot commençant par une voyelle est considérée comme une règle absolue pour toute l’étendue de la poésie française.”[27]  La momumentale Histoire du vers français de G. Lote ne nous apprend rien d’autre, en citant, sur ce sujet, des  vers du Saint Léger (Sed il nen at langue  a parler [29a]; Lo puople bien fist creidre en Dieu [31, f]), du Saint Aléxis (Ou tum laissas dolente et esgarede [94e]; Tant i plorerent e li pedre e la medre [100a]), et de la Chason de Roland (Ma bone espede qui li reis me donat [1122]; Ensemble old els saiz Gabriels i vint [2798]).[28]  “Cet e,” affirme Lote, “s’élide depuis nos plus anciens textes, ce qui signifie bien évidemment qu’il s’effaçait dans la prononciation courante.”[29]  On entend alors la lectio des manuscrits de la Rose; on est même obligé de lire: Et si l’ai je perdue, espoir.  L’objet de la “perte” devient ainsi nécéssairement indeterminé; rien ne reste, dans le discours du poème, pour assurer l’identité grammaticale de ce qui a été perdu.  La perte se perd. 

Les philologues qui ont édité le Roman de la Rose n’ont, au vrai, enregistré aucune perte dans leurs transcriptions du texte à cet endroit: l’élision graphique a été corrigée; voire effacée, car il ne reste rien, parmi les “variantes” énumérées en bas de page dans ces éditions, qui témoigne de la présence de cette lectio dans les exemplaires médiévaux du roman.  On comprend le sens de cette élimination de l’indécidable du texte médiéval: aux yeux des éditeurs, l’“e” qui manque, dans certains manuscrits, n’aura été qu’une erreur à rectifier.  Il est cependant possible de remettre en question la lacune.  Si l’on a en fait affaire à un lapsus, de quel genre de lapsus s’agit-il?  

Il me semble que nous nous trouvons ici confrontés à un phénomène codécologique qui appelle une explication proprement critique et littéraire.  Le vers, “Et si l’ai je perdu” (sans “e”), n’est pas à restaurer dans sa forme “originelle,” écrite mais jamais prononcé, par l’addition du “e” final; bien au contraire, il se laisse lire en tant que tel.  Car, si l’interprétation du “perdu” en rapport avec “bienveillance” est certes légitime d’un point de vue grammatical, il nous est également possible, en cet endroit, d’entendre autrement le texte poétique.  Le vers “Et si l’ai je perdu, espoir” situé après une interruption dans le texte du roman, et au début de la continuation, peut être lu comme l’expression de la perte dans la continuité du roman lui-même.  L’anaphore, figure qui, par définition, se réfère à un segment linguistique précédant, semble porteuse d’une valeur particulière dans ce contexte.  Elle inscrit la perte exprimée dans la phrase “l’ai je perdu” dans la syntaxe même du texte poétique.  Disposée après une interruption dans le discours, l’anaphore ne peut plus fonctionner; sa distance d’avec le terme anaphorisé la prive de tout référent déterminé.   Le langage du texte altère ainsi l’opération de l’anaphore dans le discours; car ici la figure même qui n’est, dans la parole, que l’outil d’une recupération et d’une consolidation sémantique, marque précisément l’impossibilité de la référence.  Ainsi le “le” anaphorique et élidé se fait l’indice de la perte affirmée dans le vers entier: “Et si l’ai je perdue”: la perte de l’unité du roman, de sa forme en tant qu’oeuvre d’un auteur unique. 

La “lacune” du manuscrit se laisse donc lire autrement.  Ni lapsus calami ni lapsus mentis, elle peut être qualifiée de lapsus linguae dans tous les sens du terme—une chute, mise en scène par la prosodie, la rhétorique et l’agencement du roman, dans laquelle le discours du poème, en tentant de se relier et de se constituer en poème un, ne coincide plus avec lui-même; une chute, donc, du langage dans le langage, dans laquelle le texte poétique enregistre avec une implacable precision l’absence même dont il parle; une chute dans laquelle le “second” roman transforme la perte du “premier” en perte redoublée, dans laquelle il n’est plus possible d’assurer l’identité de ce qui a été perdu.  

C’est en ce sens qu’il faut lire le manuscrit BN fr 1569, qui date de la première moitié du XIVe siècle.  Il témoigne de la rupture dans la continuité et la stabilité référentielle du roman d’une manière peut-être encore plus radicale.  Dans ce texte, l’“e” final de “perdu” est de nouveau omis, comme dans le BN fr 1567; mais il a ensuite été rajouté par une main postérieure, au dessus des mots du vers.[30]  Avec la phrase: “Et si l’ai je perdu[e],” le texte du manuscrit ne signifie plus seulement une perte; et ce n’est plus une simple perte qui est inscrite dans l’effacement de la marque de l’accord du participe passé avec l’object féminin qui le précède.  Dans le même mouvement, le manuscrit rappelle cette double perte à travers une correction; il corrige une inconséquence dans son texte, et, de cette façon, met en évidence la rupture décrite par le langage dans ses affirmations, et marquée par sa syntaxe. 

La “correction,” dans ce cas, accuse donc l’“erreur” même qu’elle marque: elle expose, en la rappellant, la fêlure inscrite dans la production et la reproduction du manuscrit.  Elle transforme l’anaphore, figure du lien syntaxique, en instrument de la coupure.

Là où s’opère la conjointure des textes de Guillaume et de Jean intervient donc une perte qui lie et délie à la fois les oeuvres qui n’en seraient qu’une; et c’est précisément une telle perte, qui met en jeu et la syntaxe et la sémantique du poème, qui constitue—et déconstitue—“Le” Roman de la Rose.  C’est elle—mais celle-là qui ne peut précisément pas être elle-même, n’étant qu’une lacune—que le langage met en scène dans ce passage, bien qu’il ne puisse la nommer, et que les éditions critiques ont toujours déjà perdue: un lapsus linguae qui ne cesse de se répandre dans tout le texte, et qui permet à l’oeuvre de s’exhiber comme le roman infiniment “décousu” tel que la tradition philologique le reçoit depuis bientôt deux siècles: un roman contingent, voué à sa propre perte, que l’on pourrait aussi bien caractériser par ces vers mêmes de Jean de Meun, dans lesquels il nous présente le phénix: “toujourz autres, / ou cil meïsmes. . . .”[31]

 

Daniel Heller-Roazen

Princeton University

 


 



[1] Ernest Langlois, Le Roman de la Rose (Paris: Firmin-Didot, 1914-1924 [Société des Anciens Textes Français Paris]), vol. I, 3. 

[2] Paulin Paris, “Fin du treizième siècle.  Trouvères: Le Roman de la Rose,” Histoire littéraire de la France 23 (1856), 15.

[3] Gaston Paris, La littérature française au moyen âge (1888, 5th ed. Paris: 1913), 183.  Dans son essai de 1926, “‘Le Roman de la Rose’ et la pensée du XIIIe siècle,” Edmond Faral semble citer implicitement ce jugement, lorsqu’il affirme que “le fait est. . . qu’aux quelque quatre mille vers de Guillaume, à ce corps d’œuvre artistiquement mesuré, il [sc., Jean de Meun] a appliqué, sous prétexte de l’achever, une queue monstrueuse de dix-huit mille vers.”  Cf. Revue des deux mondes, 7th ser., 35 (1926), 435.

[4] Ernest Langlois, Le Roman de la Rose (Paris: Firmin-Didot, 1914-1924 [Société des Anciens Textes Français]), vol. I, 25.

[5] Alfred Jeanroy, Histoire des lettres, vol. I: Des Origines à Ronsard, Alfred Jeanroy, Joseph Bédier, et F. Picavet (Paris: Plon, 1921) (=Vol. 12 of Histoire de la nation française, ed. G. Hanotaux), 411.

[6] C. S. Lewis, The Allegory of Love: A Study in Mediaeval Tradition (Oxford: Oxford University Press, 1938), 137; 140.  En général, C. S. Lewis écrit, “it is rash to differ” avec Ernest Langlois (136).

[7] Paulin Paris, “Fin du treizième siècle.  Trouvères: Le Roman de la Rose,” 15.

[8] Gaston Paris, La littérature française au moyen âge, 184.

[9] Ernest Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose (Paris: Ernest Thorin, 1890), 93.

[10] Alfred Jeanroy, “Introduction,” Le Roman de la Rose: Principaux episodes traduits, traduits par B. –A. Jeanroy (Paris: E. de Boccard,1928), xv.

[11] Jeanroy, “Le Roman de la Rose,” 411.

[12] Ibid.  La figure invoquée par Jeanroy, qui met en question l’oeuvre de Jean en tant que textum dans le sens propre, a été repris par George Lyman Kittridge, lorsqu’il écriva que Jean de Meun “chose to string his observations on a thread of allegory” (Chaucer and His Poetry [Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1915], 25), ainsi que par C. S. Lewis, qui caractérise la deuxième partie de la Rose comme un “huge, disheveled, violent poem of eighteen thousand lines” (Allegory of Love, 137).

[13] Faral, “La littérature allégorique et le Roman de la Rose,” 72.

[14] Louis Thuasne, Le Roman de la Rose (Paris: Société française d’éditions littéraires et techniques, 1929), 76.

[15] La définition heureuse est de Jean-Claude Milner.  Voir L’Œuvre claire: Lacan, la science, la philosophie (Paris: Seuil, 1995), 25.

[16] Lewis, The Allegory of Love, 137.

[17] Ibid., 141.

[18] Ibid., 141.

[19] Edmond Faral, “La littérature allégorique et le Roman de la Rose,” dans Joseph Bédier et Paul Hazard, Histoire de la littérature française illustrée (Paris: Larousse, 1923), 69.

[20] Langlois, Le Roman de la Rose, vol. I, 3.  Sur la réception du roman dans la critique du dix-neuvième et du vingtième siècle, on consultera Karl August Ott, Der Rosenroman (Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980), 46-123.

[21] Langlois, Les origines et les sources du Roman de la Rose, 94.

[22] Je cite l’édition de Félix Lecoy: Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose (Paris: Champion, 1965-70 [Classiques Français du Moyen Age vols. 92, 95 and 98]). 

[23] Guillaume de Lorris and Jean de Meun, Le Roman de la Rose, ed. Armand Strubel (Paris: Librarie Générale Française, 1992 [Lettres gothiques]), 245n.

[24] Je ne cite, évidément, que quelques exemplaires; le travail d’analyse critique des manuscrits du Roman de la Rose dans son entier reste à faire.  Sur les démarcations textuelles et iconographiques des manuscrits, on se reportera aux travaux de Lori Walters, sur un copus plus grand (quoique toujours limité) des manuscrits: “Author Portraits and Textual Demarcation in Manuscripts of the Romance of the Rose,” dans Rethinking the Romance of the Rose: Text, Image, Reception, ed. Kevin Brownlee and Sylvia Huot (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1992), 359-373.

[25] BN fr 1567, fol. 31 v.

[26] Adolf Tobler, Le vers français ancien et moderne (Paris: 1885), 69.

[27] A. Piaget, “Le ‘Chemin de Vaillance’ de Jean de Courcy, et l’hiatus de l’e final des Polysyllabes au XIVe et XVe siècles,” Romania 27 (1898), 591.

[28] Voir Georges Lote, Histoire du vers français, tome I: Le Moyen Âge, vol. III: La poétique, le vers et la musique (Paris: Hatier, 1955), “L’élision et l’hiatus,” 73-93 et, en particulier, 79-84.

[29] Ibid., 79.  Les conditions sous laquelles on admet l’exception sont rares: selon A. Piaget (“Le ‘Chemin de Vaillance’ de Jean de Courcy, 591), cité par Lote à ce propos, il s’agit que de queques “textes très anciens, tel que le Comput  de Philippe de Thaon, lorsque plusieurs consonnes, en général muta cum liquida, précèdent l’e.”

[30] BN fr 1569, fol. 28 v.

[31] vv. 15961-15962.