Daniel Heller-Roazen
Le
titre sous lequel je voudrais classer mon intervention, “La perte de la
poésie,” est un titre ambigu. Parler de
“perte de la poésie” renvoie à deux propositions possibles; dans la
première, il y a perte de la poésie en ce sens que l’on perd la poésie:
on ne retrouve plus le vers; dans la seconde, en revanche, il y a perte de la
poésie dans le sens où c’est la poésie qui perd quelque chose: le vers
ne retrouve plus ce qui lui appartenait en propre.
Ces
deux formes de perte poétique coïncident, de façon exemplaire, dans le Roman de le Rose, au point que l’on
pourrait soutenir—et c’est la thèse que je voudrais proposer
aujourd’hui—que le roman de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun se
caractérise précisément par ceci que c’est un poème qui se perd. L’œuvre tout entière se fait
défaut à elle-même; c’est en ce défaut même que réside
l’unité du roman.
Il importe d’observer qu’une telle affirmation, qui peut
surprendre de prime abord, est, d’une certaine manière, implicite dans
le jugement classique porté sur le Roman
de la Rose. Dans les ouvrages dédiés par la philologie romane et
l’historiographie de la poésie française au roman de Guillaume de Lorris et de
Jean de Meun, l’article défini dont on se sert pour renvoyer à
l’oeuvre—Le Roman de la Rose—marque
d’emblée le lieu d’une certaine indétermination, où l’intégrité et la
consistance mêmes de la composition entière sont en jeu. Considérer la perte du poème, c’est
dès lors poser la question la plus élémentaire, la plus inévitable,
relative à la forme du roman bipartite: Qu’est-ce que “le” Roman de la Rose?
D’une part, il y a le “premier” Roman de la Rose, de Guillaume de
Lorris: produit, selon les histoires littéraires, de la tradition de la
littérature érotique, d’origine aristocrate et courtoise, qui est toujours
vivante dans la première moitié du XIIIe siècle. Commencé vers 1240, le roman de Guillaume a
été interrompu, pour des raisons peu claires, juste avant la fin: “près
de sa conclusion,” selon la formule de Langlois, et apparaît comme un
fragment, sans achèvement
narratif et poétique.[1]
D’autre part, il y a le
“deuxième” Roman de la Rose,
de Jean de Meun, qui constitue plus des quatre cinquièmes de l’oeuvre
totale: le produit, nous dit-on, de l’imagination “bourgeoise” et “scolastique”
d’un clerc formé dans les facultés de philosophie et de théologie de
l’Université de Paris dans la seconde moitié du XIIIe siècle.
Le jugement des critiques sur le roman
commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meun—sur Le Roman de la Rose dans son entier—a été
sévère.
D’abord, dès les premiers
lecteurs du roman, le rapport même entre le roman de Jean et celui de
Guillaume se voit dénié; le texte à achever, le fragment, semble, stricto sensu, n’être pas
même “continué.” Ainsi Paulin
Paris écrit déjà en 1856 que Jean se sert du roman de Guillaume comme
d’une pure “occasion” pour écrire le sien.[2] Gaston Paris réitère l’affirmation
en 1888, quand il soutient que pour Jean, l’histoire de la “conquête de
la rose” de Guillaume “n’est rien d’autre qu’un prétexte.”[3] Dans la première édition critique du
roman, Ernest Langlois articule et amplifie le même jugement: “la
tournure d’esprit de Jean de Meun,” nous dit-il, “est complètement
opposée à celle de Guillaume de Lorris.”[4] La thèse a fait autorité, et on la
retrouve chez toutes les grandes figures de la philologie romane du début du
siècle. Dans son Histoire des lettres de 1921, Alfred
Jeanroy nous informe que le roman que Jean de Meun tente d’achever “n’a clairement, pour lui, aucun
interêt.”[5] Quand, en 1938, C. S. Lewis publie son Allegory of Love, premier grand
commentaire en langue anglaise du Roman
de la Rose, la doctrine est désormais canonique: “il faut être clair
d’entrée de jeu,” écrit Lewis en présentant la deuxième partie du
poème, “l’oeuvre de Jean n’est la continuation de celle de Guillaume que
dans un sens très superficiel. . . . Jean a entrepris de continuer une
oeuvre dans laquelle l’unité du sujet était tout à fait visible; mais
Jean ne s’est point intéressé à ce sujet.”[6]
En déniant au “second” Roman de la Rose son statut de
continuation par rapport au premier, les critiques ont nié d’un même
geste son hamornie interne; ils ont soutenu qu’en elle-même la
“conclusion” apparente demeurait effectivement inachevée, selon les
critères élémentaires de la forme esthétique. Sur ce point aussi le jugement de Paulin Paris a anticipé sur
l’opinion, devenue classique, que porte notre siècle sur Jean de
Meun. “On ne saurait lui demander un
plan,” écrit Paris, car “l’art de la composition n’est pas le sien; il médite
sur tout, comme Montaigne, avec la même indépendance de pensée, des fois
avec la même force d’expression, et toujours avec le même
désordre.”[7] Et Gaston Paris n’a pas recours à une
autre expression pour désigner le texte de Jean: “un cadre infiniment
extensible,” dans lequel il force tout ce qu’il sait et tout ce qu’il pense,
“pêle-mêle, sans délibération ni mesure.”[8] Dans son étude de 1891 sur les Origines et sources du Roman de la Rose,
Langlois écrit qu’il “suffit de lire quelques pages de l’oeuvre de Jean de Meun
pour être convaincu qu’il commença sans aucun plan et sans savoir”
où il allait.[9] Jeanroy confirme ce jugement quand il
affirme que Jean de Meun “n’a aucun sens (ou même souci) pour l’ordre,”[10]
et que son poème, par conséquent, “avance en tanguant, en
s’interrompant continuellement par de
longs discours.”[11] “Sous sa direction,” lisons-nous, “le roman se
transforme en encyclopédie dans laquelle il entasse, sans ordre ni mesure, des
traités et des anectotes, qui s’arrêtent souvent, pour devenir des
professions de foi ardentes. Rien ne
pourrait être plus dépenaillé, plus décousu.”[12] “Des traités apparaissent,” écrit Edmond
Faral, “par simple association d’idées, souvent hors de propos, en conflit avec
les interêts du conte.”[13] Le roman de Jean de Meun, peut-on lire dans
l’essai de Louis Thuasne de 1929, révèle une “absence presque totale de
plan.”[14] Lewis, qui avoue éprouver “du déséspoir”
à la lecture de la seconde partie du Roman
de la Rose, n’est pas moins sévère dans sa condamnation de l’usage
que fait Jean de la digression et de l’excursus,
c’est-à-dire de la figure narrative qu’on a pu justement définir comme
“la forme qui n’en est pas une.”[15] “Nous ne savons jamais, à un moment,
ce dont le roman parlera à un autre,” car Jean de Meun, écrit Lewis, est
tout simplement “incapable de produire un poème,
un poihma, une chose faite.”[16] “C’est un maladroit”;[17]
“il ne produit que de la confusion.”[18]
“Le” roman se décompose ainsi en “deux
poèmes hétéroclites,”[19]
pour reprendre l’expression de Faral: en deux fragments, pourrait-on dire, dont
chacun est marqué par une perte de complétude symétrique à l’autre. Les conséquences d’une telle évaluation ne
peuvent qu’être paradoxales pour l’analyse littéraire. Dans son apparent défaut de consistance
formelle, la continuation de Jean de Meun aurait consolidé le morcellement
même auquel il tentait de rémédier. Ce qui s’ajoute, dans cette
perspective, vaut soustraction au tout auquel il est ajouté; la conclusion
assure que le texte qu’elle semble achever demeure définitivement
fragmentaire. Ce n’est donc pas tant le
roman interrompu de Guillaume de Lorris que la continuation qui était censée le
mener à sa fin, qui apparaît ainsi comme texte qui ne saurait être
dit achevé. De cette lecture ordine
inverso, tout est déjà contenu dans les ouvrages consacrés par
Langlois au roman bipartite, dans lequel le texte qui est, en apparence,
inachevé, prend la forme d’une oeuvre essentiellement achevée, tandis que le
deuxième texte, qui est littéralement achevé, figure comme poème
voué au morcellement structurel. Au
moment même où il admet, dans son édition du Roman de la Rose, que “Guillaume n’a pas achevé son roman,”
Langlois affirme donc que Guillaume était, malgré tout, “près de la
conclusion”;[20] dans les Origines et sources du Roman de la Rose,
Jean de Meun est en revanche assimilé à l’ “un des ces bavards qui
commencent un récit sans pouvoir le terminer.”[21] Il y a donc d’une part le roman, acceptable
d’un point de vue ésthétique, mais qui est pourtant de facto fragmentaire, et de l’autre la continuation, inacceptable
du point de vue formel, mais qui est néanmois achevé de fait; d’une part,
l’oeuvre morcelée par hasard, de l’autre, celle qui ne parvient pour ainsi dire
pas à constituer un tout, du fait de sa propre nature. Le chiasme en jeu dans cette analyse de la
division du roman apparaît clair: le fragment de roman est dit (virtuellement)
achevé, tandis que le poème intégral est jugé (essentiellement)
inachevé.
C’est ainsi que les fragments de
Guillaume et de Jean composent, en décomposant “le” Roman de la Rose, “une” oeuvre dont l’unité ne peut qu’être
parcourue par une série de ruptures stylistiques, formelles et poétiques;
œuvre “une” qui est marquée, dans ses parties et dans son tout, par une
perte radicale d’identité à soi.
En dépit de ce qu’on a souvent dit ou
supposé, les coupures qui caractérisent le texte du Roman de la Rose ne viennent pas le grever de l’extérieur; elles ne
sont pas, pour ainsi dire, des accidents qui gâcheraient ce qui aurait dû
aller autrement, qui empêcheraient le roman d’assumer sa propre forme
homogène et cohérente. Au
contraire, elles jouent un rôle poétique fondamental dans l’économie du
poème. Dans sa rhétorique—dans
son organisation, dans ses figures, dans ses topiques propres—le roman met en
scène et amplifie le morcellement même qui le traverse. En exposant la perte qui gît en son centre,
il s’exhibe dans sa différence à lui-même.
Dans cette perspective, il n’est pas
de passage du Roman de la Rose plus
exemplaire que celui où s’achève le texte de Guillaume et
où débute celui de Jean. Au
moment de la conjointure du Roman de la Rose, les deux “parties” du
poème se relient en étant divisées.
La rupture du roman est
repliée dans le tissu du roman—non pas en s’effaçant, mais en s’exposant en
tant que telle.
Vous vous souviendrez de la
scène, à la fin du roman de Guillaume, où le narrateur exprime
son désespoir face à l’incarcération Bel Acceuil:
qu’il vos beent a decevoir,
et, se devient, si ont il fet.
Je ne sai or coment il vet,
mes durement sui esmaiez,
que entroblié ne m’aiez,
si en ai duel et desconfort.
Ja mes n’iert rien qui me confort
se je pert votre bienveillance,
car je n’ai mes aillors fiance (vv. 4019-4028)[22]
À cet
endroit, les éditions modernes du roman marquent l’interruption dans le texte
par un espace entre la fin de la première partie du poème et le
début de la seconde: un blanc intervient pour signaler la rupture qui a eu
lieu. Un blanc, donc, assez important
pour être remarqué par l’oeil du lecteur, mais assez insignifiant pour ne
pas remettre en question la continuité du discours du je poétique.
Le texte de Jean semble, en tous les
cas, se situer exactement au moment où prend fin celui de
Guillaume. Il se réfère, par une anaphore,
à la “perte” des vers finaux du “premier” Roman de la Rose:
Et si l’ai je perdue, espoir,
a poi que ne m’en desespoir.
Desespoir ! Las ! je non feré,
ja ne m’en desespereré,
quar s’Esperance m’iert faillanz,
je ne seroie pas vaillanz. (vv.
4029-4034)
Dans les éditions modernes, la continuité entre ces vers et ceux
qui les précèdent est donc assurée par la forme typographique de la page
imprimée. Les vers de Guillaume, “Ja
mes n’iert rien qui me confort / se je pert votre bienveillance, / car je n’ai
mes ailloris fiancé,” apparaîssent presque immédiatement avant l’incipit de la continuation: “Et si l’ai
je perdue, espoir, a poi que ne m’en desespoir.” Aucune page ni aucun texte ne sépare les deux parties de
l’oeuvre; le discours peut se lire de manière suivie, comme un texte
unique. L’anaphore sur laquelle
s’ouvre la deuxième partie du roman ne connaît donc aucune suspension:
la “perte” à laquelle elle se réfère (“et si l’ai je perdue”)
s’identifie, selon toute apparence, à celle qui est indiquée à la
fin de la première partie—c’est à dire, à la perte de
“bienveillance” (ou de “fiance”) des vv. 4027-4028. Et si le texte originel laissait subsister le moindre doute, la
traduction plus récente élimine toute ambiguïté possible. La version française d’Armand Strubel
restitue entre parenthèses le terme anaphorisé qui manque au texte de
Jean de Meun. On peut ainsi lire, au
début de la continuation dans l’édition parue aux “Lettres Gothiques”: “Et
pourtant, je l’ai peut-être perdue (votre bienveillance): il ne manque
pas grand-chose pour que j’en tombe dans le désespoir.”[23]
Si l’on considère à
présent la forme dans laquelle apparaît le roman dans les manuscrits du XIIIe
et du XIVe siècles, on trouve au contraire que la “perte” en
jeu ne se laisse pas si aisément identifier.
Le fonctionnement de l’anaphore est plus complexe. Il y a quelque chose, dans l’expression
même de la “perte,” qui se perd.
La raison d’une telle perte—perte de
l’objet même de la “perte” dont il s’agit dans le texte—est simple; elle
s’explique par le fait que le manuscrit n’a pas la forme du livre; son
agencement n’est pas celui de l’édition moderne. Dans les exemplaires médiévaux du Roman de la Rose, le texte de Guillaume est clairement distingué de
celui de Jean. En s’intercalant
après une rubrique qui marque la fin de la première partie du
roman, les vers de la continuation semblent avoir été immédiatement
identifiables en tant que tels, bien avant que le texte lui-même ne
l’annonce, dans une célèbre scène (vv. 10558ff) qui explicite la
substitution à Guillaume de Jean.
Les manuscrits du XIIIe et du XIVe siècles,
tels que BN fr 1559, BN fr 1569, BN fr 1567 et BN fr 25926, indiquent tous
l’interruption dans le texte du roman, soit par des commentaires ou des
passages interpolés au sujet des deux auteurs, soit par des marques
typographiques qui signalent la fin du texte de Guillaume et le début de celui
de Jean. Le BN fr 1559, exemplaire de
la fin du XIIIe siècle, marque cette rupture dans le roman
par une rubrique qui énonce que: “Ci conmance maistre Jehan de Meun” (fol. 34
v). Le scribe du BN fr 25926, manuscrit
du XIVe siècle, a suivi la même pratique; il indique l’incipit de la continuation par ces mots
(fol. 30 r): “Ci conmence mestre Jehan de Meun”. Le BN fr 1567, autre manuscrit du XIVe siècle,
marque le début du texte de Jean en distinguant par une majuscule la lettre qui
inaugure le début de la continuation: “Et si l’ai je perdu. . .” (fol. 31
v). Le BN fr 1569, qui est aussi du XIVe
siècle, contient un texte de sept vers sur la mort de Guillaume et
“l’amour” qui a généreusement permis a Jean de continuer le roman (fol. 28
v). La pratique reste inchangée
lorsque, près de deux siècles plus tard, le scribe du BN fr 19153
signale le début de la continuation par une interpolation ainsi qu’une image du
deuxième poète (fol. 31 v).[24]
Il n’y a donc rien d’étonnant à
ce que l’objet de la “perte” qui nous intéresse soit à son tour effacée
dans les manuscrits. Ce n’est pas
seulement que ces manuscrits ne contiennent pas, cela va de soi, d’additions ou
scholiae qui indentifieraient le
segment linguistique auquel fait référence le je de la continuation lorsqu’il écrit: “Et si l’ai je perdue….” (v.
4029). Souvent, les premiers manuscrits
du roman ne contiennent aucun marque de l’accord entre le participe passé avec
l’objet qui le précède (“bienveillance” ou “finace”): ainsi, dans un
exemplaire du début du XIVe siècle, le BN fr 1567, on trouve,
non pas “Et si l’ai je perdue,” comme dans les textes de Langlois, Lecoy et
Strubel, mais “Et si l’ai je perdu.”[25]
Sur le plan linguistique, l’absence de
la terminaison féminine ne décide, à proprement parler, de rien dans le
texte. On ne saurait dire qu’elle marque l’effacement de l’object aquel le mot perdue se référe, car la langue
ancienne, à la différence de la moderne, ne connait pas encore une
pratique univoque à cet égard.
En même temps, on ne pourrait exclure ici l’hypothèse d’une
véritable perte dans le fonctionnement sémantique de perdu: il reste bien possible que le participe passé s’émancipe,
dans sa forme sans “e,” de tout lien à un objet précédent.
Une certaine indétermination est donc
inscrite dans le texte du manuscrit, telle qu’on ne pourrait, à la
rigueur, décider de sa force: aucun critère, soit linguistique où
herméneutique, ne suffit à déterminer le sens de ce qui, entre les deux
parties du roman, a été perdu.
On ne peut ignorer cet indécidable,
car il est en verité impliqué par la structure même du vers. La graphie, dans ce cas, masque un effet de
prosodie. Les manuscrits qui ne
présentent pas l’“e” de perdue
reproduisent simplement la forme orale du vers Et si l’ai je perdue, espoir.
Les lois de la versification sont bien établies sur ce point: quant il
est placé devant un mot qui commence par une voyelle, l’“e” post-tonique est
sujet à l’élision. A. Tobler
avait déjà bien énoncé le principe à la fin du
dix-neuvième siècle: “La faculté pour l’e à la fin des polysyllabes de porter l’hiatus,” écrit-il,
“n’est pas à admettre en tout cas pour toutes les périodes de l’ancien
français et pour toutes les manuscrits d’un même période. Au contraire l’élision doit être
regardée comme un règle pour toute l’étendue de l’ancienne poésie; il
n’y a que quelques textes qui, à côté de l’élision, connaissent la non
élision comme une chose se présentant quelquefois, mais généralement seulement
dans des conditions déterminées.”[26] Dans son étude sur “Le ‘Chemin de Vaillance,
de Jean de Courcy, et l’Hiatus de l’e final des Polysyllabes,” A. Piaget
confirma la thèse. Il écriva:
“L’élision de l’e final des
polysyllabes devant un mot commençant par une voyelle est considérée comme une
règle absolue pour toute l’étendue de la poésie française.”[27] La momumentale Histoire du vers français de G. Lote ne nous apprend rien d’autre,
en citant, sur ce sujet, des vers du
Saint Léger (Sed il nen at langue a
parler [29a]; Lo puople bien fist
creidre en Dieu [31, f]), du Saint Aléxis (Ou tum laissas dolente et
esgarede [94e]; Tant i plorerent e li
pedre e la medre [100a]), et de la Chason de Roland (Ma bone
espede qui li reis me donat [1122]; Ensemble old els saiz Gabriels i vint [2798]).[28] “Cet e,”
affirme Lote, “s’élide depuis nos plus anciens textes, ce qui signifie bien
évidemment qu’il s’effaçait dans la prononciation courante.”[29] On entend alors la lectio des manuscrits de la Rose;
on est même obligé de lire: Et si
l’ai je perdue, espoir.
L’objet de la “perte” devient ainsi nécéssairement indeterminé; rien ne
reste, dans le discours du poème, pour assurer l’identité grammaticale
de ce qui a été perdu. La perte se
perd.
Les philologues qui ont édité le Roman de la Rose n’ont, au vrai, enregistré aucune perte dans leurs
transcriptions du texte à cet endroit: l’élision graphique a été
corrigée; voire effacée, car il ne reste rien, parmi les “variantes” énumérées
en bas de page dans ces éditions, qui témoigne de la présence de cette lectio dans les exemplaires médiévaux du
roman. On comprend le sens de cette
élimination de l’indécidable du texte médiéval: aux yeux des éditeurs, l’“e”
qui manque, dans certains manuscrits, n’aura été qu’une erreur à
rectifier. Il est cependant possible de
remettre en question la lacune. Si l’on
a en fait affaire à un lapsus,
de quel genre de lapsus
s’agit-il?
Il me semble que nous nous trouvons
ici confrontés à un phénomène codécologique qui appelle une
explication proprement critique et littéraire.
Le vers, “Et si l’ai je
perdu” (sans “e”), n’est pas à restaurer dans sa forme “originelle,”
écrite mais jamais prononcé, par l’addition du “e” final; bien au contraire, il
se laisse lire en tant que tel. Car, si
l’interprétation du “perdu” en rapport avec “bienveillance” est certes légitime
d’un point de vue grammatical, il nous est également possible, en cet endroit,
d’entendre autrement le texte poétique.
Le vers “Et si l’ai je
perdu, espoir” situé après une interruption dans le texte du roman, et
au début de la continuation, peut être lu comme l’expression de la perte
dans la continuité du roman lui-même.
L’anaphore, figure qui, par définition, se
réfère à un segment linguistique précédant, semble porteuse d’une
valeur particulière dans ce contexte.
Elle inscrit la perte
exprimée dans la phrase “l’ai je perdu” dans la syntaxe même du texte
poétique. Disposée après une interruption dans le discours,
l’anaphore ne peut plus fonctionner; sa distance d’avec le terme anaphorisé la
prive de tout référent déterminé. Le
langage du texte altère ainsi l’opération de l’anaphore dans le
discours; car ici la figure même qui n’est, dans la parole, que l’outil
d’une recupération et d’une consolidation sémantique, marque précisément
l’impossibilité de la référence. Ainsi
le “le” anaphorique et élidé se fait l’indice de la perte affirmée dans le vers
entier: “Et si l’ai je perdue”: la perte de l’unité du roman, de sa forme en
tant qu’oeuvre d’un auteur unique.
La “lacune” du manuscrit se laisse
donc lire autrement. Ni lapsus calami ni lapsus mentis, elle peut être qualifiée de lapsus linguae dans tous les sens du
terme—une chute, mise en scène par la prosodie, la rhétorique et
l’agencement du roman, dans laquelle le discours du poème, en tentant de
se relier et de se constituer en poème un, ne coincide plus avec lui-même; une chute, donc, du
langage dans le langage, dans
laquelle le texte poétique enregistre avec une implacable precision l’absence
même dont il parle; une chute dans laquelle le “second” roman transforme
la perte du “premier” en perte redoublée, dans laquelle il n’est plus possible
d’assurer l’identité de ce qui a été perdu.
C’est en ce sens qu’il faut lire le
manuscrit BN fr 1569, qui date de la première moitié du XIVe siècle. Il témoigne de la rupture dans la continuité
et la stabilité référentielle du roman d’une manière peut-être
encore plus radicale. Dans ce texte, l’“e” final de “perdu” est de
nouveau omis, comme dans le BN fr 1567; mais il a ensuite été rajouté par une
main postérieure, au dessus des mots du vers.[30] Avec
la phrase: “Et si l’ai je perdu[e],” le texte du manuscrit ne signifie plus
seulement une perte; et ce n’est plus une simple perte qui est inscrite dans
l’effacement de la marque de l’accord du participe passé avec l’object féminin
qui le précède. Dans le même mouvement, le manuscrit rappelle cette double
perte à travers une correction; il corrige une inconséquence dans son
texte, et, de cette façon, met en évidence la rupture décrite par le langage
dans ses affirmations, et marquée par sa syntaxe.
La “correction,” dans ce cas, accuse
donc l’“erreur” même qu’elle marque: elle expose, en la rappellant, la
fêlure inscrite dans la production et la reproduction du manuscrit. Elle transforme l’anaphore, figure du lien
syntaxique, en instrument de la coupure.
Là où s’opère la conjointure des textes de Guillaume et
de Jean intervient donc une perte qui lie et délie à la fois les oeuvres
qui n’en seraient qu’une; et c’est précisément une telle perte, qui met en jeu
et la syntaxe et la sémantique du poème, qui constitue—et
déconstitue—“Le” Roman de la Rose. C’est elle—mais celle-là qui ne peut
précisément pas être elle-même, n’étant qu’une lacune—que le langage
met en scène dans ce passage, bien qu’il ne puisse la nommer, et que les
éditions critiques ont toujours déjà perdue: un lapsus linguae qui ne
cesse de se répandre dans tout le texte, et qui permet à l’oeuvre de
s’exhiber comme le roman infiniment “décousu” tel que la tradition philologique
le reçoit depuis bientôt deux siècles: un roman contingent, voué
à sa propre perte, que l’on pourrait aussi bien caractériser par ces
vers mêmes de Jean de Meun, dans lesquels il nous présente le phénix:
“toujourz autres, / ou cil meïsmes. . . .”[31]
Daniel
Heller-Roazen
Princeton
University
[1] Ernest Langlois, Le Roman de
la Rose (Paris: Firmin-Didot, 1914-1924 [Société des Anciens Textes
Français Paris]), vol. I,
3.
[2] Paulin Paris, “Fin du treizième siècle. Trouvères: Le Roman de la Rose,” Histoire littéraire de la France 23 (1856), 15.
[3] Gaston Paris, La littérature française au moyen âge (1888, 5th ed. Paris: 1913), 183. Dans son essai de 1926, “‘Le Roman de la Rose’ et la pensée du XIIIe siècle,” Edmond Faral semble citer implicitement ce jugement, lorsqu’il affirme que “le fait est. . . qu’aux quelque quatre mille vers de Guillaume, à ce corps d’œuvre artistiquement mesuré, il [sc., Jean de Meun] a appliqué, sous prétexte de l’achever, une queue monstrueuse de dix-huit mille vers.” Cf. Revue des deux mondes, 7th ser., 35 (1926), 435.
[4] Ernest Langlois, Le Roman de la Rose (Paris: Firmin-Didot, 1914-1924 [Société des Anciens Textes Français]), vol. I, 25.
[5] Alfred Jeanroy, Histoire des lettres, vol. I: Des Origines à Ronsard, Alfred Jeanroy, Joseph Bédier, et F. Picavet (Paris: Plon, 1921) (=Vol. 12 of Histoire de la nation française, ed. G. Hanotaux), 411.
[6] C. S. Lewis, The Allegory of Love: A Study in Mediaeval Tradition (Oxford: Oxford University Press, 1938), 137; 140. En général, C. S. Lewis écrit, “it is rash to differ” avec Ernest Langlois (136).
[7] Paulin Paris, “Fin du treizième siècle. Trouvères: Le Roman de la Rose,” 15.
[8] Gaston Paris, La littérature française au moyen âge, 184.
[9] Ernest Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose (Paris: Ernest Thorin, 1890), 93.
[10] Alfred Jeanroy, “Introduction,” Le Roman de la Rose: Principaux episodes traduits, traduits par B. –A. Jeanroy (Paris: E. de Boccard,1928), xv.
[11] Jeanroy, “Le Roman de la Rose,” 411.
[12] Ibid. La figure invoquée par Jeanroy, qui met en question l’oeuvre de Jean en tant que textum dans le sens propre, a été repris par George Lyman Kittridge, lorsqu’il écriva que Jean de Meun “chose to string his observations on a thread of allegory” (Chaucer and His Poetry [Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1915], 25), ainsi que par C. S. Lewis, qui caractérise la deuxième partie de la Rose comme un “huge, disheveled, violent poem of eighteen thousand lines” (Allegory of Love, 137).
[13] Faral, “La littérature allégorique et le Roman de la Rose,” 72.
[14] Louis Thuasne, Le Roman de la Rose (Paris: Société française d’éditions littéraires et techniques, 1929), 76.
[15] La définition heureuse est de Jean-Claude Milner. Voir L’Œuvre claire: Lacan, la science, la philosophie (Paris: Seuil, 1995), 25.
[16] Lewis, The Allegory of Love, 137.
[17] Ibid., 141.
[18] Ibid., 141.
[19] Edmond Faral, “La littérature allégorique et le Roman de la Rose,” dans Joseph Bédier et Paul Hazard, Histoire de la littérature française illustrée (Paris: Larousse, 1923), 69.
[20] Langlois, Le Roman de la Rose,
vol. I, 3. Sur la réception du roman dans la critique
du dix-neuvième et du vingtième siècle, on consultera Karl
August Ott, Der Rosenroman
(Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980), 46-123.
[21] Langlois, Les origines et les sources du Roman de la Rose, 94.
[22] Je cite l’édition de Félix Lecoy: Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose (Paris: Champion, 1965-70 [Classiques Français du Moyen Age vols. 92, 95 and 98]).
[23] Guillaume de Lorris and Jean de Meun, Le Roman de la Rose, ed. Armand Strubel (Paris: Librarie Générale Française, 1992 [Lettres gothiques]), 245n.
[24] Je ne cite, évidément, que quelques exemplaires; le travail d’analyse critique des manuscrits du Roman de la Rose dans son entier reste à faire. Sur les démarcations textuelles et iconographiques des manuscrits, on se reportera aux travaux de Lori Walters, sur un copus plus grand (quoique toujours limité) des manuscrits: “Author Portraits and Textual Demarcation in Manuscripts of the Romance of the Rose,” dans Rethinking the Romance of the Rose: Text, Image, Reception, ed. Kevin Brownlee and Sylvia Huot (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1992), 359-373.
[25] BN fr 1567, fol. 31 v.
[26] Adolf Tobler, Le vers français ancien et moderne (Paris: 1885), 69.
[27] A. Piaget, “Le ‘Chemin de Vaillance’ de Jean de Courcy, et l’hiatus de l’e final des Polysyllabes au XIVe et XVe siècles,” Romania 27 (1898), 591.
[28] Voir Georges Lote, Histoire du vers français, tome I: Le Moyen Âge, vol. III: La poétique, le vers et la musique (Paris: Hatier, 1955), “L’élision et l’hiatus,” 73-93 et, en particulier, 79-84.
[29] Ibid., 79. Les conditions sous laquelles on admet l’exception sont rares: selon A. Piaget (“Le ‘Chemin de Vaillance’ de Jean de Courcy, 591), cité par Lote à ce propos, il s’agit que de queques “textes très anciens, tel que le Comput de Philippe de Thaon, lorsque plusieurs consonnes, en général muta cum liquida, précèdent l’e.”
[30] BN fr 1569, fol. 28 v.
[31] vv. 15961-15962.