Martin-Dietrich GLESSGEN

L’écrit documentaire français dans la Lorraine médiévale :

quelques réflexions méthodologiques

 

1. Ecrit documentaire et écrit littéraire

L’écrit documentaire du bas Moyen Age englobe tout genre de textes produits par les diffé­rentes administrations ecclésiastiques et profanes ainsi que tous les documents de nature commerciale et juridique produits par des marchands, des scribes publics ou des notaires. Cet écrit est inséparable de l’organisation sociale et économique de l’époque : il intervient pour garantir la propriété de biens fonciers voire meubles et pour asseoir ou exercer le pou­voir politique. Son aire d’action est autant local que suprarégional.

Ces textes ne sont d’ailleurs pas dénués d’intérêt esthétique, notamment dans le cas de chartes. Leur langage a un caractère formel, élaboré et non naturel. L’acte écrit possède enfin un certain pouvoir magique qui pour les illettrés émane du simple fait de l’écriture ou de la lecture à haute voix.

L’écrit documentaire intervient donc dans l’imaginaire d’une société hiérarchisée et par­ticipe pleinement à la culture de l’écrit médiéval, au même titre que les textes littéraires ou la prose tech­nique et scientifique. Les scribes sont formés aux mêmes écoles, les textes com­man­dés et utilisés par les mêmes groupes sociaux : la haute noblesse, les dignitaires ecclésias­tiques et les membres du patriciat urbain.

Si l’histoire linguistique du monde européen et occidental est dominée depuis un millé­naire par le processus de formation de langues écrites et de langues standard, celui-ci intègre tout natu­rellement les différents genres textuels, y compris ceux de l’écrit documentaire. Il est clair qu’il existe des différences notables entre ces genres, ne serait-ce que par leur nombre : les textes littéraires, techniques et scientifiques ont malgré tout une individualité marquée et restent, même si l’on tient compte de leurs multiples copies, relativement peu nombreux en comparaison avec les sources sérielles que sont les textes documentaires.

Je souhaiterais mettre en relief dans la suite de cet exposé quelques caractéristiques qui ressortent de l’étude des textes documentaires et qui ont des conséquences sur leur interpréta­tion philologique : leur importance numérique d’abord et sa croissance dans le temps ; les prin­cipes d’édition ensuite, qui découlent de leur caractère d’originaux – contrairement à la plupart des textes littéraires – ; enfin, les questions épineuses de la genèse et de la diffusion qui ne se posent pas dans des termes radicale­ment différents de ceux que l’on connaît pour les textes littéraires.

 

2. L’écrit documentaire dans la Lorraine médiévale : étude quantitative

Les sources documentaires constituent aujourd’hui un des domaines les moins explorés dans l’historiographie des langues romanes. Pour des raisons de méthode et d’exemplarité, j’ai choisi d’étudier l’écrit documentaire régional dans son contexte historique particulier de genèse et de réception. En principe, toute région de la Romania se prête à une telle étude, les Pouilles ou l’Ombrie en Italie tout autant que l’Andalousie, l’Aragon, le pays de Valence ou la Galice dans la Péninsule Ibérique. Si j’ai retenu dans un premier temps la Lorraine, c’était tout simplement pour des raisons de proximité géographique. Mais l’essentiel de nos observations pourraient être étendu à la plupart des autres régions de la Romania médiévale[1].

Etant donné le peu d’études grapho-phonétiques ou lexicologiques consacrées à la Lor­raine ro­mane, il est indispensable de préciser l’état des sources écrites en langue française et con­servées dans les dépôts d’archives. D’emblée, il convient de distinguer d’après la densité des sources deux époques : la première avant 1300, débuts de l’écrit docu­men­taire en français, caractérisée par une faible quantité de textes ; la seconde entre 1300 et 1500, illustrée par un nombre considérable de témoignages écrits.

Ce n’est que vers 1204/5 qu’apparaissent les premiers documents en langue française, avec un bon siècle de retard sur le domaine d’oc qui connaît à la même époque déjà plusieurs centaines de chartes en langue vulgaire. Tout au long du 13e siècle, le recours au français dans les docu­ments écrits s’intensifie. Le passage du latin au français et la mon­tée en puissance des textes vulgaires connaissent des décalages chronologiques d’une région à l’autre, mais le phé­nomène connaît partout la même ascension, achevée au 16e siècle par l’exclusion définitive du latin.

En Lorraine, le premier texte français apparaît en 1215 – la paix de Metz. Jusqu’en 1250, nous conservons environ 320 documents[2], essentiellement des chartes. Entre 1250 et 1270 s’ajoutent environ 800 documents, et le double certainement pour les trois dernières décennies du 13e siècle. Avant 1300, nous possédons donc pour la Lorraine entre 2.500 et 3.000 docu­ments en français[3]. Si l’on considère que l’étude d’une page de texte – ou d’une charte – coûte au linguiste spécialisé en moyenne une journée de travail, nous atteignons déjà avec de tels chiffres les limites de ce que l’on peut raisonnablement éditer et étudier en détail, même dans le cadre d’une équipe de recherche. Jacques Monfrin l’avait bien pressenti quand il projetait d’éditer dans la série des Plus anciens documents linguistiques de la France tous les documents anté­rieurs à 1270 : soit pour la Lorraine, un ensemble de 1.000 à 1.300 documents et pour tout le territoire d’oïl, quelque 10.000 ou 15.000 documents.

Il est indispensable de s’assurer par l’édition des plus anciens documents, une base de départ qui pourra servir de comparaison et guider nos choix pour les époques postérieures caractéri­sées par des sources écrites abondantes. Les 14e et 15e siècles nous ont transmis de si nom­breux documents que jusqu’ici la recherche n’a pas évalué leur ampleur exacte. Pour cette étude, j’ai retenu un lieu d’archives défini, les Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, à Nancy, qui conservent les archives des ducs de Lorraine depuis le Moyen Age jusqu’au 18e siècle. Celles-ci ont fait l’objet de soins constants et d’une mise en valeur depuis l’époque de l’archiviste remar­quable qu’était Thierry Alix au 16e siècle.

En excluant les nombreux cartulaires du 16e siècle, les documents de l’administration civile antérieurs à 1500 appartiennent aux séries suivantes :

 

= le Trésor des Chartes constitué par les titres des ducs de Lorraine (série B 475-925) : soit 400 layettes environ contenant en moyenne dix documents (en tout environ 4.000 documents, parfois de plusieurs pages) ;

 = les registres de la chambre des comptes de Lor­raine conservés pour quelque 60 villes ou villages, dont les plus anciens remontent au 14e siècle (série B 966-12459); relevons surtout les registres volumi­neux des Receveurs généraux de Lorraine (B 967-998), riches d’au moins 5.000-10.000 folios pour les années comprises entre 1438 et 1500 (soit un total de 30.000 folios) ;

= les Lettres patentes des ducs de Lorraine (série B 1-8: 1473-1502) ainsi que quelques registres de notaires (sous-série 3 E) (environ 4.000 + 1.000 pages folio).

 

Les documents ecclésiastiques accroissent encore cette collection de 50 % environ, ce qui nous mène à un ensemble de 60.000-70.000 pages folio (soit 130.000 pages format A 4) pour les seules Archives départementales de Meurthe-et-Moselle. Pour toute la Lorraine, il faudrait encore tripler ce résultat pour atteindre environ 400.000 pages originales écrites en français avant 1500 et conservées jusqu’à nos jours.

Ajoutons que la Lorraine se trouve plutôt à la périphérie de la production écrite médié­vale : la seule ville de Bologne a pu produire autant de textes à travers le Moyen Age que la Lor­raine toute entière. Pour la Romania médiévale, nous devons supposer quelques centaines de millions de pages conservées, toutes manuscrites et donc difficiles d’accès.

L’importance accordée ici aux questions quantitatives s’explique parce qu’elles déter­minent autant la place de l’écrit documentaire dans la société de l’époque que nos stratégies d’études. S’il existe – calculé largement – une centaine de textes littéraires ou techniques écrits en Lorraine au Moyen Age pour un total d’un millier de copies, il s’agit là de chiffres maîtrisa­bles. Mais que faire de 400.000 pages de textes documentaires ? Il est impossible voire absurde de vouloir étudier en détail ce patrimoine écrit. Cependant il serait tout aussi inadmissible de renoncer entièrement à son étude, car un tel ensemble a joué un rôle réel dans la culture de l’écrit de l’époque.

La seule méthode possible serait une analyse à partir d’un certain nombre d’exemples bien choisis qui illustreraient l’évolution du genre à travers le temps. Dans un tel travail, l’informatique prend toute son importance. Elle permet de com­parer des textes et de quantifier les divergences en dépassant ainsi le stade de l’analyse impressionniste. Concrètement, il est possible de sélectionner les sources lorraines des 14e et 15e siècles en s’aidant des indications contenues dans les études historiques et en adoptant comme critère de choix la densité de l’état de transmission des documents. Ensuite, la comparaison de documents provenant par exemple du milieu du 15e siècle avec l’ensemble des documents antérieurs à 1270 permettra de repérer des innovations dans les formes, premiers indices d’un change­ment linguistique. En menant à terme une telle démarche, il sera possible d’esquisser des tradi­tions de l’écrit documentaire lorrain, de déterminer des centres d’innovation, des phases de stabilité ou de transformation rapide de la langue.

 

3. Critères d’édition

Un tel raisonnement repose bien sûr sur l’analyse du document individuel et sur son édition. Un exemple de saisie peut illustrer à la fois nos principes d’édition et d’élaboration des données. Prenons un des plus anciens documents de notre corpus, une charte d’acensement de 1234/35, conservées aux A.D. de Meurthe-et-Moselle. Le texte a été édité pour la première fois sous une forme dactylographiée par Michel Arnod (1974) en vue d’une publication dans les Plus anciens documents linguistiques de la France ; avec son accord, nous avons repris le texte et opéré quelques transformations lors de son édition. Nous avons introduit notamment trois principes nouveaux qui s’éloignent de ceux des DocLingFr[4] :

1. La ponctuation de l’original est maintenue ; elle est reproduite à mi-hauteur des lignes comme dans les documents authentiques ; les signes de ponctuation introduits par nous se trouvent sur la ligne. La ponctuation est du plus haut intérêt dans le cas de ces textes ori­ginaux autant pour la structuration générale du texte que – à un niveau supérieur – pour celle du corpus ; la ponctuation est beaucoup moins révélatrice pour des textes copiés par la présence de nombreux traits idiosyncratiques dans les principes de ponctuation.

2. Nous introduisons des majuscules d’après l’usage moderne mais nous indiquons par des lettres en gras les majus­cules de l’original – dans la mesure où celles-ci peuvent être identifiées en tant que telles ; les lettres en gras peuvent s’appliquer dans l’édition aussi bien à des majuscules qu’à des minuscules.

3. Enfin, nous avons introduit à l’aide de chiffres en gras une structuration de contenu tout en indiquant par des traits transversaux les sauts de ligne de l’original.

Les trois principes permettent ainsi au lecteur d’avoir une image précise du document original sans renoncer pour autant à la facilité de lecture que procurent les interventions de l’éditeur mo­derne :


 

                     #### TEXTE #### 

 


Une traduction montre la pertinence des éléments de structure originaux :

[majuscule = début]

Qu’il soit connu à tous que l’abbé et le chapitre de Salival

[point = résumé de

 l’acte juridique]

ont cedé à Wirion et à Huillon, deux frères demeurant à Juvelize et fils de Bertran Bachelier, treize journaux de terre tresse

[lieu]

dans le territoire de Juvelize ;

[durée]

la cessation concerne aussi leurs héritiers ;

[cens]

ceci pour la valeur de treize deniers de cens (annuel)

[cens en nature]

et deux hémines de grains, l’une d’avoine, l’autre de froment.

[condition]

Au cas où ils ne payeraient pas le jour nommé à la fête de Saint Rémy

[lieu de paiement]

dans la maison (du chapitre) à Salival

[conséquence]

l’on prendrait comme gage la terre

[spécification]

et ses fruits.

[point + majuscule : description

 du terrain]

(Le terrain) est réparti de la manière suivante :

[première parcelle]

au lieu-dit Tramble se trouvent quatre journaux,

[répartition entre les frères]

dont un pour (Wirion) seul,

[id.]

les trois autres (pour les deux frères) en indivis ;

[deuxième parcelle]

et près du chemin qui mène à Hignycourt se trouvent cinq[5] journaux, deux pour un frère, trois pour l’autre ;

[troisième parcelle]

et près du chemin qui mène à Marsal deux journaux,

[localisation précise]

derrière le terrain dit « des Vowes »[6] ;

[quatrième parcelle]

et près du chemin qui mène à Donneroy

[localisation précise]

au lieu-dit Genoivres

[suite]

se trouvent deux journaux.

[point + majuscule : corroboratio]

L’abbé et le couvent de Salival ont mis leur sceau,

[formule de corroboratio]

en témoignage de vérité

[datatio]

en l’année 1234.

 

Il est clair qu’il s’agit ici d’une structuration largement idiosyncratique mais qui permet malgré tout de s’interroger sur la manière dont étaient conçues des unités de sens par le rédacteur.

 

4. L’édition électronique

L’édition électronique permet d’atténuer la rigidité des choix que comporte l’édition tradition­nelle. Même si l’éditeur continue à fixer les critères d’édition, une édition électronique inter­active permet au lecteur de faire lui-même certains choix. Actuellement, nous travaillons à un projet de transfert de nos données sur le Web, analogue à celui conçu par Wagih Assam et Olivier Collet[7]. Le lecteur pourra choisir entre les formules suivantes voire adopter une com­binaison de celles-ci :

- une reproduction interprétative selon les principes des DocLingFr (avec les majuscules et la ponctuation modernes) ;

- une reproduction mixte correspondant au modèle proposé plus haut ;

- une reproduction diplomatique qui ne retient que les majuscules et la ponctuation de l’ori­ginal et qui reproduit les sauts de ligne de l’original.

Cette dernière formule permettra de comparer assez facilement le texte transcrit avec la photo­graphie du document reproduite dans la version Web.

Les différentes formules reposeraient toutes sur un seul fichier informatique constitué d’un texte neutre, structuré par un certain nombre de balises. Cet encodage, fidèle aux principes de HTML et de XML, correspond aussi aux principes de base du logiciel que nous utilisons. Celui-ci, désigné par le nom de TUSTEP (Tübinger System von Textverarbeitungsprogram­men = système de logiciels textuels de Tübingen), est un logiciel non commercial et extrême­ment performant élaboré à l’univer­sité de Tübingen depuis trente ans. A l’aide d’un unique programme d’édition – dont la structure est par ailleurs assez simple –, le fichier de base peut être transformé en une version destinée à une impression de qualité ou en une version HTML adaptable.

Le fichier de base se présente actuellement sous la forme suivante :


 

           ####### reproduction du fichier de base ########


Dans l’édition de texte proprement dite – délimitée par les balises <ch> et </ch> – intervient une petite série de balises qui assurent la gestion de l’édition, permettent les décisions éditoriales du lecteur et fixent l’analyse linguistique :

 

<div n = 1>

= chiffres gras pour la structuration sémantique du texte

<zw>

= changement de ligne dans l’original

<par>

= nouveau paragraphe

/.   /,   /;   /..    /…

= signes de ponctuation originaux

./   ,/   ;/   :/

= ponctuation exclusivement moderne (absente de notre exemple)

(  )  

= abréviation dans l’original

(( ))

= majuscule dans l’original

<fue> </fue>

= notes éditoriales (série indiquée par a, b, c)

<ful> </ful> 

= notes concernant le contenu de la charte (série indiquée par 1, 2, 3)

 

L’édition de la charte est précédée des indications traditionnelles de la date, du lieu de conserva­tion ainsi que du regeste (sous « objet ») mais aussi de celles du type de document, de l’auteur, du bénéficiaire et du rédacteur de la charte. Ces indications constituent un tableau analytique, également fixé par une série de balises :

 

<n> </n> 

= numéro de la charte

<d> </d> 

= date

<t> </t>

= type de document

<r> </r>

= regeste

<aut> </aut> 

= auteur

<disp> </disp> 

= disposant (p.ex. en cas de vidimus)

<s> </s> 

= sceau

<b> </b> 

= bénéficiaire

<act> </act> 

= autres protagonistes

<rd> </rd> 

= rédacteur

<sc> </sc>

= scribe

<f> </f> 

= forme et description matérielle de la charte

<l> </l>

= lieu de conservation

<ed>  </ed> 

= édition éventuelle

<ana>  </ana> 

= regeste ou analyse éventuelles

<ec> </ec> 

= observations sur l’écriture 

<met> </met> 

= observations sur la langue

 

Ce tableau analytique soulève enfin la question cruciale de la détermination de l’auteur, pro­blème philologique épineux autant dans les textes littéraires que dans les chartes.

 

4. L’auteur et le ‘lieu d’écriture’

En diplomatique, on considère comme auteur le personnage qui intervient au début de la charte, dans l’intitulatio : « Sachent tous qui ces lettres verront et orront que je, Henri, duc de Lorraine, … » ; dans l’exemple que nous avons choisi plus haut, l’intitulatio a fait place à l’introduction plus neutre d’un ‘disposant’ : « Conue chose soit a toz que li abes et li chapitles de Salinvas … ». Celui-ci se porte garant du respect de l’acte juridique en engageant à cette fin toute son autorité ; souvent, l’auteur ou le disposant est le personnage le plus puissant nommé dans la charte. De façon pragmatique, il est donc juste de parler d’un auteur : c’est grâce à lui que l’acte devient une réalité juridique.

Mais pour l’étude philologique, il importe bien plus de savoir qui rédige le document. Souvent, c’est le bénéficiaire de l’acte, celui qui tire profit de l’engagement du ga­rant qui a commandé la charte. Parfois c’est au contraire l’opposant du bénéficiaire, le personnage désavantagé par la charte, qui prend en charge sa rédaction ; un tel document a encore plus de valeur pour le bénéficiaire puisque son opposant s’engage plus. Si le commanditaire de la charte possède un scriptorium ou une chancellerie ou s’il dispose d’un scribe attitré, il la fait établir et en devient le rédacteur. Bien entendu, le scribe proprement dit n’existe qu’au sein de son scriptorium et reste donc anonyme. Un commanditaire qui ne possède pas de scriptorium peut faire appel à un scribe indépendant comme il en existait un certain nombre dans des villes comme Metz ; il pouvait également avoir recours – moyennant finances – aux scribes de l’auteur.

Tout le travail du philologue consiste à démêler les différentes données pour identifier le rédac­teur du document qui est pour l’historien de la langue le personnage déterminant, l’auteur textuel pour ainsi dire. Pour identifier le rédacteur, il faut recourir à un faisceau de critères diplomatiques, paléographiques et linguistiques. Dans la charte de 1234/35, le cas est atypique et par conséquent relativement simple : l’abbaye de Salival se réserve un territoire dont les limites sont précisées autour d’un village proche, Juvelize, au moment où elle acense ce terri­toire à deux paysans libres ; ceux-ci n’interviennent pas de toute évidence dans la rédaction de l’acte. L’abbaye est en même temps auteur, bénéficiaire et rédacteur de la charte.

Si les renseignements diplomatiques ne sont pas suffisants, l’analyse linguistique peut intervenir pour trancher parmi les deux ou trois rédacteurs potentiels. Il s’agit de mettre en relation les données internes de la langue, d’ordre grapho-phonétique, morphologique et lexical, ou encore la ponctuation avec la date et les différents protagonistes de la charte en rapprochant les chartes dans lesquelles ces protagonistes interviennent. C’est là qu’intervien­nent de nouveau les qualités du logiciel TUSTEP qui allie les avantages d’un programme d’édition performant avec ceux d’une base de données relationnelle.

A travers l’identification finement instrumentée des différents rédacteurs de chartes, nous pour­rons déterminer ensuite les ‘lieux de l’écriture’ de la Lorraine du 13e, puis des 14e et 15e siècles. Par ‘lieu d’écriture’ j’entends un scriptorium, une chancellerie ou un ensemble de scribes libres. Un tel ‘lieu d’écriture’ ne correspond pas nécessairement à une simple entité géographique : si l’abbaye de Salival par exemple possède un scriptorium fixe, la chancellerie du duc de Lorraine peut se trouver à différents lieux et même se déplacer. Dans le cas d’une chancellerie délo­calisée, l’espace géographique considéré devient l’ensemble du territoire sous l’autorité du duc de Lorraine.

La dimension géographique aura une incidence sur les caractéristiques linguisti­ques de l’acte. Il est aisé de prouver que la neutralisation de traits locaux ou régionaux est plus forte dans les documents des ducs de Lorraine que dans ceux d’un petit seigneur ; aussi, les chartes royales présenteront des traits particulièrement neutres. Dans le même ordre d’idées, le scrip­torium des évêques de Toul n’a pas la même place dans la hiérarchie de l’écrit qu’un scribe libre travail­lant dans la même ville. Il faut donc introduire dans le concept de ‘lieu d’écriture’ une dimen­sion socio-culturelle, tenir compte du rang du rédacteur et de son appartenance au monde civil ou ecclésiastique. C’est uniquement en définissant ces entités que nous pourrons cerner précisément les traditions de l’écriture au Bas Moyen Age, en Lorraine ou ailleurs.

Dans un deuxième temps, nous essaierons d’établir des relations plus stables entre des faisceaux de particularités linguistiques et des ‘lieux d’écriture’ particuliers ou une apparte­nance socio-culturelle donnée : nous utiliserons des données linguistiques pour déterminer les rédacteurs, ensuite, nous décrirons les particularités linguistiques des rédacteurs ainsi définis. Une telle procédure peut surprendre au premier abord mais elle appartient pleinement à la méthodologie de la linguistique variationnelle. Pour déterminer des variétés linguistiques – et c’est de cela qu’il s’agit – il faut accepter des allers et retours continuels entre l’observation et l’interprétation.

Nous nous attacherons enfin à montrer dans quelle mesure les facteurs internes de la variation linguistique comme le degré de latinisation ou de régionalité des graphies, le choix des mots ou la longueur des phrases, sont en corrélation avec les paramètres du temps, de l’espace, de la structure hiérar­chique de la société et du genre textuel. La thèse Harald Völker sur la « scripta et la variation » dans des chartes françaises du 13e siècle (2000) a prouvé que de telles interrogations peuvent être poursuivies avec succès.

Notre travail ne fait que débuter mais les résultats potentiels que l’on peut attendre de ces interrogations me semblent d’ores et déjà très prometteurs. A l’aide des documents originaux que sont nos chartes, il sera possible d’établir pour la Lorraine et plus tard pour le territoire d’oïl, une géographie de l’écrit entre 1200 et 1500. Ce réseau des lieux d’écriture pourra ensuite servir à mieux ‘localiser’ dans le diasystème de leur époque les textes littéraires et leurs concrétisations matérielles, les copies.

 

6. Original et copie

La relation qui s’instaure entre un original et ses copies constitue l’autre question philologique fondamentale quand il s’agit de déterminer la valeur d’un texte médiéval. Sans pouvoir approfondir dans l’état actuel de nos travaux ce deuxième domaine de la recherche, retenons seulement en guise de conclusion quelques éléments fondamentaux.

D’abord, il est notoire que dans le cas des textes documentaires, les copies sont beaucoup moins fréquentes que dans celui des textes littéraires. Certains documents sont rédigés en deux exemplaires, dans le cas des chirographes et mutatis mutandis dans celui des vidimus, d’autres ont pu être copiés à quelques mois ou années de distance pour des fins diverses. Enfin, des col­lections de chartes peuvent être copiées de manière systématique dans des cartulaires, souvent à des siècles de distance, parfois aussi au fur et à mesure que les documents sont rédigés (c’est le cas de Lettres patentes citées sous 2.). Un texte documentaire connaît donc rarement plus que deux copies à travers les siècles, souvent une seule voire aucune.

Quant aux caractéristiques linguistiques de ces copies étudiées p.ex. par T. Gossen (1967, 16-52), le phénomène le plus flagrant est celui d’un amenuisement des particularités de langue attachées à un scriptorium donné. Hans Goebl a prouvé ce phénomène en comparant des chartes originales et des cartulaires normands (1970 ; LRL § 141). Une copie provoque irré­médiablement un effet de neutralisation géolinguistique que M. Goebl a appelé « effet ‘tâche d’huile’ » (1975, 167).

Dans le cas des textes littéraires, le nombre de copies provenant en dernière instance d’un seul texte peut être au contraire très élevé. Par conséquent, des phénomènes de neutralisation et aussi de transformation linguistiques produits par les copies deviennent extrêmement com­plexes, au point de faire vaciller la notion même d’original. Cette complexité constitue un attrait particulier pour l’historien de la langue, de la littérature et de la société ; mais cela complique aussi notablement l’étude d’un domaine où des repères linguistiques sûrs ne sont pas légion. C’est en palliant cette lacune que les sources docu­men­taires originales gagnent toute leur valeur : grâce à elles, il est possible de dessiner un réseau des lieux d’écriture avec des caractéristiques linguistiques définies et par là de créer un ancrage géo- et sociolinguistique pour l’étude des textes littéraires.

Mais ceci n’est que l’aspect le plus connu de la réception textuelle des sources documen­taires. D’un point de vue philologique, il faut par ailleurs soumettre le concept d’original à un examen plus détaillé, même dans le cas des textes documentaires. Toute charte, tout registre, toute lettre commerciale reproduisent un document antérieur, en latin ou en français ; ces écrits actualisent donc un texte ou plutôt une tradition de textes déjà existants et ne modifient que des données périphériques d’un point de vue textuel (des noms, des dates etc.). En termes d’histoire linguistique ou d’histoire des genres textuels, les différences entre de telles actualisations séculaires et les copies ou traductions d’un texte littéraire ne sont pas aussi marquées que l’on pourrait le croire.

La genèse et la transmission des textes littéraires et documentaires, à première vue entièrement divergentes montrent des parallélismes sous-jacents notables que peut illustrer un exemple classique de la Toscane du 14e siècle : comparons sous cette optique le texte de la Divine Comédie, reproduit dans quelque six cents copies écrites dans différentes parties du monde médiéval ; et les archives du commerçant Francesco di Marco Datini qui contiennent 125.000 lettres écrites ou reçues de son vivant couvrant l’essentiel de la géographie européenne de son époque (Gleßgen/Lebsanft 1997, 6). Dans ces deux cas se posent des problèmes tout à fait comparables de perception du texte dans l’espace mais également dans le temps. L’étude de la tradition textuelle des textes documentaires dans ces termes ouvre un nouveau champ d’in­terrogations qui devra nous occuper dans les années à venir.

 

Les différents genres de textes documentaires requièrent donc comme les textes littéraires l’attention entière du philologue. L’écrit documentaire relève dans sa globalité du monde com­plexe de l’écriture. Comme l’écrit littéraire, il ne décrit pas fidèlement la réalité sociale qui l’a produit mais il contribue à un imaginaire socio-culturel qui entretient des relations multiples avec le réel. Leur interprétation doit intégrer tout l’apport d’une Nouvelle philologie qui s’inter­roge plus précisément sur les conditions de genèse et de diffusion des textes et sur leur place dans le monde qui les a produit et qui s’y reflète.

 

 

 

Martin-Dietrich Gleßgen                                                                                       Strasbourg


7. Bibliographie sommaire:

 

Michel Arnod : Publication des plus anciennes chartes en langue vulgaire anté­rieures à 1265 conservées dans le département de Meurthe-et-Moselle. Thèse dactylogra­phiée. Nancy 1974.

FEW = Walther von Wartburg (et al.) : Französisches Etymologisches Wörterbuch. 25 vols. Bonn / Basel 1922-.

Kurt Gärtner et al. (edd.) : « Skripta, Schreiblandschaften und Standardisierungstendenzen. Beiträge zum Zweiten internationalen Urkundensprachen-Kolloquium vom 16.-18. September in Trier, Mainz 2000.

Gdf = Frédéric Godefroy : Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dia­lec­tes du IXe au XVe siècle. 10 vols. Paris 1880-1902.

Martin-Dietrich Gleßgen : Das altfranzösische Geschäftsschrifttum in Oberlothringen : Quellenlage und Deutungsansätze. In : Gärtner 2000, # - #.

Martin-Dietrich Gleßgen / Franz Lebsanft (edd.) : Alte und neue Philologie. Tübingen 1997.

Hans Goebl : Die normandische Urkundensprache. Ein Beitrag zur Kenntnis der nordfranzösi­schen Urkundensprachen des Mittelalters (Sitzungsberichte der Österr. Akad. der Wissen­schaften. Phil.-hist. Kl., 269). Wien 1970.

Hans Goebl : « Le Rey est mort, vive le Roy » : nouveaux regards sur la scriptologie. In : Travaux de Linguistique et de Littérature 13 (1975), 145-209.

Carl Th. Gossen : Französische Skriptastudien. Untersuchungen zu den nordfranzösischen Urkundensprachen des Mittelalters (Sitzungsberichte der Österr. Akad. der Wissenschaften. Phil.-hist. Kl., 253). Wien 1967.

Carl Th. Gossen : Méditations scriptologiques. In : Cahiers de Civilisation Médiévale XXII/3 (1979), 263-283.

LRL II/2 = Günter Holtus / Michael Metzeltin / Christian Schmitt (edd.) : Lexikon der romanistischen Linguistik. Tübingen 1995. Bd. II/2: Die einzelnen romanischen Sprachen und Sprachgebiete vom Mittelalter bis zur Renaissance.

§ 140 Französische Skriptaformen I. Wallonie (Marie-Guy Boutier) ; § 141 Id. III. Nor­mandie (Hans Goebl) ; § 145 Id. VII. Bourgogne … Lothringen (Gérard Taverdet).

§ 147 Okzitanische Koine (Martin-Dietrich Gleßgen/Max Pfister) ; § 148 Okzitanische Skriptaformen I. Limousin/Périgord (iid.) ; § 150a Id. III.a. Provence (M.-D.G.) ; § 150b Id. III.b. Dauphinois (Jakob Wüest) ; § 151 Id. IV. Languedoc (id.).

Jacques Monfrin : Le mode de tradition des actes écrits et les études de dialectologie. In : Revue de Linguistique Romane 32 (1968), 17-47. [= id. In : Georges Straka (ed.) : Les dialectes de France au Moyen Age et aujour­d’hui. Colloque organisé … du 22 au 25 mai 1967. Paris 1972, 25-55.]

Jacques Monfrin : Introduction (= Les études sur les anciens textes gallo-romans non litté­raires ; Le recueil des documents linguistiques de la France). In : Jean-Gabriel Gigot: Chartes en langue française antérieures à 1271 conservées dans le département de la Haute-Marne. Paris 1974, XI-LXXIX.

Max Pfister : Scripta et koinè en ancien français aux XIIe et XIIIe siècles ? In : Pierre Knecht / Zygmunt Marzys (edd.) : Ecriture, langues communes et normes. Formation spontanée de koinès et standardisation dans la Galloromania et son voisinage. Actes du Col­loque tenu à l’Université de Neuchâtel du 21 au 23 septembre 1988. Genève 1993, 17-40.

Max Pfister : Nordöstliche Skripten im Grenzbereich Germania – Romania (13./14. Jahr­hun­dert). In : Gärtner 2000, #-#.

Harald Völker : Skripta und Variation. Untersuchungen zur Negation und zur Substantiv­flexion in altfranzösischen Urkunden der Grafschaft Luxemburg (1237-1281). Tübingen 2000.

 


 

Martin-Dietrich Gleßgen                                                Université Marc Bloch de Strasbourg

 

 

L’interprétation philologique de l’écrit documentaire français

dans la Lorraine médiévale

 

 

 

 

1. Ecrit documentaire et écrit littéraire

 

2. L’écrit documentaire dans la Lorraine médiévale

= 1215 – 1250 : 320 documents ; 1250 – 1270 : 800 documents ; 1270-1300 : 1.400-1.800 documents

= Trésor des Chartes constitué par les titres des ducs de Lorraine (série B 475-925) : soit 400 layettes environ contenant en moyenne dix documents ;

 = les livres de la Chambre des Comptes de Lor­raine conservés pour quelque 60 villes ou vil­lages dont les plus anciens remontent aux 14e siècle ;

= les registres des Receveurs généraux de Lorraine riches d’au moins 5.000-10.000 folios pour les années entre 1438 et 1500 ;

= les Lettres patentes des ducs de Lorraine (série B 1-8: 1473-1502) ainsi que quelques regis­tres de notaires (sous-série 3 E) : soit environ 4.000 + 1.000 folios.

 

3. Critères d’édition

= charte d’acensement de 1234/35 (A.D. de Meurthe-et-Moselle)

= ponctuation de l’original maintenue ; reproduite à mi-hauteur des lignes ;

= majus­cules de l’original marquées par des lettres en gras 

= structuration du contenu à l’aide de chiffres en gras

 

4. Identification de l’auteur et du ‘lieu d’écriture’

= intitulatio : « Sachent tous qui ces lettres verront et orront que je, Henri, duc de Lorraine, … », « Conue chose soit a toz que li abes et li chapitles de Salinvas … »

 

5. Le logiciel TUSTEP : balisage et interrogations

= 1. Forme brute de la base de données (= état du texte au moment de sa saisie) ;

= 2. version de travail qui transforme les balises en éléments optiques ;

= 3. mise en page qui permet une impression de qualité ;

= 4. version Web/HTML

 

6. Original et copie

 

 



[1] Pour une description plus détaillée des bases méthodologiques et pour la bibliographie de référence de notre projet nous renvoyons sur l’article de présentation Gleßgen 2000.

[2] La région comprend les départements actuels de la Moselle, de la Meurthe-et-Moselle, de la Meuse et des Vosges ainsi qu’une partie de la Haute-Marne et le Gaumais en Belgique ; les documents sont conservés surtout dans les Archives départementales (et municipales) ainsi qu’à Paris et en Belgique.

[3] Cfr. pour le décompte Monfrin 1968 et Gleßgen 2000.

[4] Cfr. pour les principes d’édition des DocLingFr Monfrin 1974.

[5] Le point avant le chiffre a été omis à cause du saut de ligne.

[6] Ou : le terrain appartenant à la famille Vowes.

[7] Cfr. Assam/Collet #dans ce volume #.