Martin-Dietrich
GLESSGEN
L’écrit documentaire français dans la Lorraine médiévale :
quelques réflexions méthodologiques
1. Ecrit documentaire et écrit
littéraire
L’écrit
documentaire du bas Moyen Age englobe tout genre de textes produits par les
différentes administrations ecclésiastiques et profanes ainsi que tous les
documents de nature commerciale et juridique produits par des marchands, des
scribes publics ou des notaires. Cet écrit est inséparable de l’organisation
sociale et économique de l’époque : il intervient pour garantir la
propriété de biens fonciers voire meubles et pour asseoir ou exercer le pouvoir
politique. Son aire d’action est autant local que suprarégional.
Ces
textes ne sont d’ailleurs pas dénués d’intérêt esthétique, notamment dans
le cas de chartes. Leur langage a un caractère formel, élaboré et non
naturel. L’acte écrit possède enfin un certain pouvoir magique qui pour
les illettrés émane du simple fait de l’écriture ou de la lecture à
haute voix.
L’écrit
documentaire intervient donc dans l’imaginaire d’une société hiérarchisée et
participe pleinement à la culture de l’écrit médiéval, au même
titre que les textes littéraires ou la prose technique et scientifique. Les
scribes sont formés aux mêmes écoles, les textes commandés et utilisés
par les mêmes groupes sociaux : la haute noblesse, les dignitaires
ecclésiastiques et les membres du patriciat urbain.
Si
l’histoire linguistique du monde européen et occidental est dominée depuis un
millénaire par le processus de formation de langues écrites et de langues
standard, celui-ci intègre tout naturellement les différents genres
textuels, y compris ceux de l’écrit documentaire. Il est clair qu’il existe des
différences notables entre ces genres, ne serait-ce que par leur nombre :
les textes littéraires, techniques et scientifiques ont malgré tout une
individualité marquée et restent, même si l’on tient compte de leurs
multiples copies, relativement peu nombreux en comparaison avec les sources
sérielles que sont les textes documentaires.
Je
souhaiterais mettre en relief dans la suite de cet exposé quelques
caractéristiques qui ressortent de l’étude des textes documentaires et qui
ont des conséquences sur leur interprétation philologique : leur importance
numérique d’abord et sa croissance dans le temps ; les principes
d’édition ensuite, qui découlent de leur caractère d’originaux –
contrairement à la plupart des textes littéraires – ; enfin, les
questions épineuses de la genèse et de la diffusion qui ne se posent pas
dans des termes radicalement différents de ceux que l’on connaît pour les
textes littéraires.
2. L’écrit documentaire dans la
Lorraine médiévale : étude quantitative
Les sources
documentaires constituent aujourd’hui un des domaines les moins explorés dans
l’historiographie des langues romanes. Pour des raisons de méthode et
d’exemplarité, j’ai choisi d’étudier l’écrit documentaire régional dans son
contexte historique particulier de genèse et de réception. En principe,
toute région de la Romania se prête à une telle étude, les
Pouilles ou l’Ombrie en Italie tout autant que l’Andalousie, l’Aragon, le pays
de Valence ou la Galice dans la Péninsule Ibérique. Si j’ai retenu dans un
premier temps la Lorraine, c’était tout simplement pour des raisons de
proximité géographique. Mais l’essentiel de nos observations pourraient
être étendu à la plupart des autres régions de la Romania
médiévale[1].
Etant
donné le peu d’études grapho-phonétiques ou lexicologiques consacrées à
la Lorraine romane, il est indispensable de préciser l’état des sources écrites
en langue française et conservées dans les dépôts d’archives. D’emblée, il
convient de distinguer d’après la densité des sources deux
époques : la première avant 1300, débuts de l’écrit documentaire
en français, caractérisée par une faible quantité de textes ; la seconde
entre 1300 et 1500, illustrée par un nombre considérable de témoignages écrits.
Ce
n’est que vers 1204/5 qu’apparaissent les premiers documents en langue
française, avec un bon siècle de retard sur le domaine d’oc qui connaît
à la même époque déjà plusieurs centaines de chartes en
langue vulgaire. Tout au long du 13e siècle, le recours au
français dans les documents écrits s’intensifie. Le passage du latin au
français et la montée en puissance des textes vulgaires connaissent des décalages
chronologiques d’une région à l’autre, mais le phénomène connaît
partout la même ascension, achevée au 16e siècle par
l’exclusion définitive du latin.
En
Lorraine, le premier texte français apparaît en 1215 – la paix de Metz.
Jusqu’en 1250, nous conservons environ 320 documents[2],
essentiellement des chartes. Entre 1250 et 1270 s’ajoutent environ 800
documents, et le double certainement pour les trois dernières décennies
du 13e siècle. Avant 1300, nous possédons donc pour la
Lorraine entre 2.500 et 3.000 documents en français[3].
Si l’on considère que l’étude d’une page de texte – ou d’une charte –
coûte au linguiste spécialisé en moyenne une journée de travail, nous
atteignons déjà avec de tels chiffres les limites de ce que l’on peut
raisonnablement éditer et étudier en détail, même dans le cadre d’une
équipe de recherche. Jacques Monfrin l’avait bien pressenti quand il projetait
d’éditer dans la série des Plus anciens
documents linguistiques de la France tous les documents antérieurs
à 1270 : soit pour la Lorraine, un ensemble de 1.000 à 1.300
documents et pour tout le territoire d’oïl, quelque 10.000 ou 15.000
documents.
Il
est indispensable de s’assurer par l’édition des plus anciens documents, une
base de départ qui pourra servir de comparaison et guider nos choix pour les
époques postérieures caractérisées par des sources écrites abondantes. Les 14e
et 15e siècles nous ont transmis de si nombreux documents
que jusqu’ici la recherche n’a pas évalué leur ampleur exacte. Pour cette
étude, j’ai retenu un lieu d’archives défini, les Archives départementales de
Meurthe-et-Moselle, à Nancy, qui conservent les archives des ducs de
Lorraine depuis le Moyen Age jusqu’au 18e siècle. Celles-ci
ont fait l’objet de soins constants et d’une mise en valeur depuis l’époque de
l’archiviste remarquable qu’était Thierry Alix au 16e
siècle.
En
excluant les nombreux cartulaires du 16e siècle, les
documents de l’administration civile antérieurs à 1500 appartiennent aux
séries suivantes :
= le Trésor des Chartes constitué par les
titres des ducs de Lorraine (série B 475-925) : soit 400 layettes environ contenant en moyenne
dix documents (en tout environ 4.000 documents, parfois de plusieurs
pages) ;
= les registres de la chambre des comptes de Lorraine conservés pour quelque 60 villes
ou villages, dont les plus anciens remontent au 14e
siècle (série B 966-12459); relevons surtout les registres volumineux
des Receveurs généraux de Lorraine (B
967-998), riches d’au moins 5.000-10.000 folios pour les années comprises entre
1438 et 1500 (soit un total de 30.000 folios) ;
= les Lettres patentes des ducs de Lorraine
(série B 1-8: 1473-1502) ainsi que quelques registres de notaires (sous-série 3
E) (environ 4.000 + 1.000 pages folio).
Les documents ecclésiastiques accroissent encore cette collection
de 50 % environ, ce qui nous mène à un ensemble de 60.000-70.000
pages folio (soit 130.000 pages format A 4) pour les seules Archives
départementales de Meurthe-et-Moselle. Pour toute la Lorraine, il faudrait encore
tripler ce résultat pour atteindre environ 400.000 pages originales écrites en
français avant 1500 et conservées jusqu’à nos jours.
Ajoutons que la Lorraine se trouve
plutôt à la périphérie de la production écrite médiévale : la
seule ville de Bologne a pu produire autant de textes à travers le Moyen
Age que la Lorraine toute entière. Pour la Romania médiévale, nous
devons supposer quelques centaines de millions de pages conservées, toutes
manuscrites et donc difficiles d’accès.
L’importance accordée ici aux questions
quantitatives s’explique parce qu’elles déterminent autant la place de l’écrit
documentaire dans la société de l’époque que nos stratégies d’études. S’il
existe – calculé largement – une centaine de textes littéraires ou techniques
écrits en Lorraine au Moyen Age pour un total d’un millier de copies, il s’agit
là de chiffres maîtrisables. Mais que faire de 400.000 pages de
textes documentaires ? Il est impossible voire absurde de vouloir étudier
en détail ce patrimoine écrit. Cependant il serait tout aussi inadmissible de
renoncer entièrement à son étude, car un tel ensemble a joué un
rôle réel dans la culture de l’écrit de l’époque.
La
seule méthode possible serait une analyse à partir d’un certain nombre
d’exemples bien choisis qui illustreraient l’évolution du genre à
travers le temps. Dans un tel travail, l’informatique prend toute son
importance. Elle permet de comparer des textes et de quantifier les
divergences en dépassant ainsi le stade de l’analyse impressionniste.
Concrètement, il est possible de sélectionner les sources lorraines des
14e et 15e siècles en s’aidant des indications
contenues dans les études historiques et en adoptant comme critère de
choix la densité de l’état de transmission des documents. Ensuite, la
comparaison de documents provenant par exemple du milieu du 15e
siècle avec l’ensemble des documents antérieurs à 1270 permettra
de repérer des innovations dans les formes, premiers indices d’un changement
linguistique. En menant à terme une telle démarche, il sera possible d’esquisser
des traditions de l’écrit documentaire lorrain, de déterminer des centres
d’innovation, des phases de stabilité ou de transformation rapide de la langue.
3. Critères
d’édition
Un tel raisonnement
repose bien sûr sur l’analyse du document individuel et sur son édition.
Un exemple de saisie peut illustrer à la fois nos principes d’édition et
d’élaboration des données. Prenons un des plus anciens documents de notre
corpus, une charte d’acensement de 1234/35, conservées aux A.D. de Meurthe-et-Moselle.
Le texte a été édité pour la première fois sous une forme
dactylographiée par Michel Arnod (1974) en vue d’une publication dans les Plus anciens documents linguistiques de la
France ; avec son accord, nous avons repris le texte et opéré quelques
transformations lors de son édition. Nous avons introduit notamment trois
principes nouveaux qui s’éloignent de ceux des DocLingFr[4] :
1.
La ponctuation de l’original est maintenue ; elle est reproduite à
mi-hauteur des lignes comme dans les documents authentiques ; les signes
de ponctuation introduits par nous se trouvent sur la ligne. La ponctuation est
du plus haut intérêt dans le cas de ces textes originaux autant pour la
structuration générale du texte que – à un niveau supérieur – pour celle
du corpus ; la ponctuation est beaucoup moins révélatrice pour des textes
copiés par la présence de nombreux traits idiosyncratiques dans les principes
de ponctuation.
2.
Nous introduisons des majuscules d’après l’usage moderne mais nous
indiquons par des lettres en gras les majuscules de l’original – dans la
mesure où celles-ci peuvent être identifiées en tant que telles ;
les lettres en gras peuvent s’appliquer dans l’édition aussi bien à des
majuscules qu’à des minuscules.
3.
Enfin, nous avons introduit à l’aide de chiffres en gras une
structuration de contenu tout en indiquant par des traits transversaux les
sauts de ligne de l’original.
Les trois principes
permettent ainsi au lecteur d’avoir une image précise du document original sans
renoncer pour autant à la facilité de lecture que procurent les
interventions de l’éditeur moderne :
#### TEXTE ####
Une traduction
montre la pertinence des éléments de structure originaux :
[majuscule
= début] |
Qu’il soit connu
à tous que l’abbé et le chapitre de Salival |
[point
= résumé de l’acte juridique] |
ont cedé à
Wirion et à Huillon, deux frères demeurant à Juvelize et
fils de Bertran Bachelier, treize journaux de terre tresse |
[lieu] |
dans le
territoire de Juvelize ; |
[durée] |
la cessation
concerne aussi leurs héritiers ; |
[cens] |
ceci pour la
valeur de treize deniers de cens (annuel) |
[cens
en nature] |
et deux hémines
de grains, l’une d’avoine, l’autre de froment. |
[condition] |
Au cas où
ils ne payeraient pas le jour nommé à la fête de Saint Rémy |
[lieu
de paiement] |
dans la maison
(du chapitre) à Salival |
[conséquence] |
l’on prendrait
comme gage la terre |
[spécification] |
et ses fruits. |
[point
+ majuscule : description du terrain] |
(Le terrain) est
réparti de la manière suivante : |
[première
parcelle] |
au lieu-dit
Tramble se trouvent quatre journaux, |
[répartition
entre les frères] |
dont un pour
(Wirion) seul, |
[id.] |
les trois autres
(pour les deux frères) en indivis ; |
[deuxième
parcelle] |
et près du
chemin qui mène à Hignycourt se trouvent cinq[5]
journaux, deux pour un frère, trois pour l’autre ; |
[troisième
parcelle] |
et près du
chemin qui mène à Marsal deux journaux, |
[localisation
précise] |
derrière
le terrain dit « des Vowes »[6] ; |
[quatrième
parcelle] |
et près du
chemin qui mène à Donneroy |
[localisation
précise] |
au lieu-dit
Genoivres |
[suite] |
se trouvent deux
journaux. |
[point
+ majuscule : corroboratio] |
L’abbé et le
couvent de Salival ont mis leur sceau, |
[formule
de corroboratio] |
en témoignage de
vérité |
[datatio] |
en l’année 1234. |
Il est clair qu’il
s’agit ici d’une structuration largement idiosyncratique mais qui permet malgré
tout de s’interroger sur la manière dont étaient conçues des unités de
sens par le rédacteur.
4. L’édition électronique
L’édition
électronique permet d’atténuer la rigidité des choix que comporte l’édition
traditionnelle. Même si l’éditeur continue à fixer les
critères d’édition, une édition électronique interactive permet au
lecteur de faire lui-même certains choix. Actuellement, nous travaillons
à un projet de transfert de nos données sur le Web, analogue à
celui conçu par Wagih Assam et Olivier Collet[7].
Le lecteur pourra choisir entre les formules suivantes voire adopter une combinaison
de celles-ci :
-
une reproduction interprétative selon les principes des DocLingFr (avec les
majuscules et la ponctuation modernes) ;
-
une reproduction mixte correspondant au modèle proposé plus haut ;
-
une reproduction diplomatique qui ne retient que les majuscules et la
ponctuation de l’original et qui reproduit les sauts de ligne de l’original.
Cette
dernière formule permettra de comparer assez facilement le texte
transcrit avec la photographie du document reproduite dans la version Web.
Les
différentes formules reposeraient toutes sur un seul fichier informatique
constitué d’un texte neutre, structuré par un certain nombre de balises. Cet
encodage, fidèle aux principes de HTML et de XML, correspond aussi aux
principes de base du logiciel que nous utilisons. Celui-ci, désigné par le nom
de TUSTEP (Tübinger System von Textverarbeitungsprogrammen =
système de logiciels textuels de Tübingen), est un logiciel non
commercial et extrêmement performant élaboré à l’université de
Tübingen depuis trente ans. A l’aide d’un unique programme d’édition – dont la
structure est par ailleurs assez simple –, le fichier de base peut être
transformé en une version destinée à une impression de qualité ou en une
version HTML adaptable.
Le
fichier de base se présente actuellement sous la forme suivante :
####### reproduction du fichier de
base ########
Dans l’édition de
texte proprement dite – délimitée par les balises <ch> et </ch> –
intervient une petite série de balises qui assurent la gestion de l’édition,
permettent les décisions éditoriales du lecteur et fixent l’analyse
linguistique :
<div
n = 1> |
= chiffres gras
pour la structuration sémantique du texte |
<zw> |
= changement de
ligne dans l’original |
<par> |
= nouveau
paragraphe |
/. /,
/; /.. /… |
= signes de
ponctuation originaux |
./ ,/
;/ :/ |
= ponctuation
exclusivement moderne (absente de notre exemple) |
( ) |
= abréviation
dans l’original |
((
)) |
= majuscule dans
l’original |
<fue>
</fue> |
=
notes éditoriales (série indiquée par a, b, c) |
<ful>
</ful> |
=
notes concernant le contenu de la charte (série indiquée par 1, 2, 3) |
L’édition de la
charte est précédée des indications traditionnelles de la date, du lieu de
conservation ainsi que du regeste (sous « objet ») mais aussi de
celles du type de document, de l’auteur, du bénéficiaire et du rédacteur de la
charte. Ces indications constituent un tableau analytique, également fixé par
une série de balises :
<n>
</n> |
= numéro de la
charte |
<d>
</d> |
= date |
<t>
</t> |
= type de
document |
<r>
</r> |
= regeste |
<aut>
</aut> |
= auteur |
<disp>
</disp> |
= disposant
(p.ex. en cas de vidimus) |
<s>
</s> |
= sceau |
<b>
</b> |
= bénéficiaire |
<act>
</act> |
= autres
protagonistes |
<rd>
</rd> |
= rédacteur |
<sc>
</sc> |
= scribe |
<f>
</f> |
= forme et
description matérielle de la charte |
<l> </l> |
= lieu de
conservation |
<ed> </ed> |
= édition
éventuelle |
<ana> </ana> |
= regeste ou
analyse éventuelles |
<ec>
</ec> |
= observations
sur l’écriture |
<met>
</met> |
= observations
sur la langue |
Ce tableau
analytique soulève enfin la question cruciale de la détermination de
l’auteur, problème philologique épineux autant dans les textes
littéraires que dans les chartes.
4. L’auteur et le ‘lieu d’écriture’
En diplomatique, on
considère comme auteur le personnage qui intervient au début de la
charte, dans l’intitulatio :
« Sachent tous qui ces lettres verront et orront que je, Henri, duc de
Lorraine, … » ; dans l’exemple que nous avons choisi plus haut, l’intitulatio a fait place à
l’introduction plus neutre d’un ‘disposant’ : « Conue chose soit a
toz que li abes et li chapitles de Salinvas … ». Celui-ci se porte garant
du respect de l’acte juridique en engageant à cette fin toute son
autorité ; souvent, l’auteur ou le disposant est le personnage le plus puissant
nommé dans la charte. De façon pragmatique, il est donc juste de parler d’un auteur : c’est grâce à lui
que l’acte devient une réalité juridique.
Mais
pour l’étude philologique, il importe bien plus de savoir qui rédige le
document. Souvent, c’est le bénéficiaire de l’acte, celui qui tire profit de
l’engagement du garant qui a commandé la charte. Parfois c’est au contraire
l’opposant du bénéficiaire, le personnage désavantagé par la charte, qui prend
en charge sa rédaction ; un tel document a encore plus de valeur pour le
bénéficiaire puisque son opposant s’engage plus. Si le commanditaire de la
charte possède un scriptorium ou une chancellerie ou s’il dispose d’un
scribe attitré, il la fait établir et en devient le rédacteur. Bien entendu, le
scribe proprement dit n’existe qu’au sein de son scriptorium et reste donc
anonyme. Un commanditaire qui ne possède pas de scriptorium peut faire
appel à un scribe indépendant comme il en existait un certain nombre
dans des villes comme Metz ; il pouvait également avoir recours –
moyennant finances – aux scribes de l’auteur.
Tout
le travail du philologue consiste à démêler les différentes
données pour identifier le rédacteur du document qui est pour l’historien de
la langue le personnage déterminant, l’auteur
textuel pour ainsi dire. Pour identifier le rédacteur, il faut recourir
à un faisceau de critères diplomatiques, paléographiques et
linguistiques. Dans la charte de 1234/35, le cas est atypique et par conséquent
relativement simple : l’abbaye de Salival se réserve un territoire dont
les limites sont précisées autour d’un village proche, Juvelize, au moment
où elle acense ce territoire à deux paysans libres ;
ceux-ci n’interviennent pas de toute évidence dans la rédaction de l’acte.
L’abbaye est en même temps auteur, bénéficiaire et rédacteur de la
charte.
Si
les renseignements diplomatiques ne sont pas suffisants, l’analyse linguistique
peut intervenir pour trancher parmi les deux ou trois rédacteurs potentiels. Il
s’agit de mettre en relation les données internes de la langue, d’ordre
grapho-phonétique, morphologique et lexical, ou encore la ponctuation avec la
date et les différents protagonistes de la charte en rapprochant les chartes
dans lesquelles ces protagonistes interviennent. C’est là qu’interviennent
de nouveau les qualités du logiciel TUSTEP qui allie les avantages d’un
programme d’édition performant avec ceux d’une base de données relationnelle.
A
travers l’identification finement instrumentée des différents rédacteurs de
chartes, nous pourrons déterminer ensuite les ‘lieux de l’écriture’ de la
Lorraine du 13e, puis des 14e et 15e
siècles. Par ‘lieu d’écriture’ j’entends un scriptorium, une
chancellerie ou un ensemble de scribes libres. Un tel ‘lieu d’écriture’ ne
correspond pas nécessairement à une simple entité géographique : si
l’abbaye de Salival par exemple possède un scriptorium fixe, la
chancellerie du duc de Lorraine peut se trouver à différents lieux et même
se déplacer. Dans le cas d’une chancellerie délocalisée, l’espace géographique
considéré devient l’ensemble du territoire sous l’autorité du duc de Lorraine.
La
dimension géographique aura une incidence sur les caractéristiques linguistiques
de l’acte. Il est aisé de prouver que la neutralisation de traits locaux ou
régionaux est plus forte dans les documents des ducs de Lorraine que dans ceux
d’un petit seigneur ; aussi, les chartes royales présenteront des traits
particulièrement neutres. Dans le même ordre d’idées, le scriptorium
des évêques de Toul n’a pas la même place dans la hiérarchie de
l’écrit qu’un scribe libre travaillant dans la même ville. Il faut donc
introduire dans le concept de ‘lieu d’écriture’ une dimension
socio-culturelle, tenir compte du rang du rédacteur et de son appartenance au
monde civil ou ecclésiastique. C’est uniquement en définissant ces entités que
nous pourrons cerner précisément les traditions de l’écriture au Bas Moyen Age,
en Lorraine ou ailleurs.
Dans
un deuxième temps, nous essaierons d’établir des relations plus stables
entre des faisceaux de particularités linguistiques et des ‘lieux d’écriture’
particuliers ou une appartenance socio-culturelle donnée : nous
utiliserons des données linguistiques pour déterminer les rédacteurs, ensuite, nous
décrirons les particularités linguistiques des rédacteurs ainsi définis. Une
telle procédure peut surprendre au premier abord mais elle appartient
pleinement à la méthodologie de la linguistique variationnelle. Pour
déterminer des variétés linguistiques – et c’est de cela qu’il s’agit – il faut
accepter des allers et retours continuels entre l’observation et
l’interprétation.
Nous
nous attacherons enfin à montrer dans quelle mesure les facteurs
internes de la variation linguistique comme le degré de latinisation ou de
régionalité des graphies, le choix des mots ou la longueur des phrases, sont en
corrélation avec les paramètres du temps, de l’espace, de la structure
hiérarchique de la société et du genre textuel. La thèse Harald Völker
sur la « scripta et la variation » dans des chartes françaises du 13e
siècle (2000) a prouvé que de telles interrogations peuvent être
poursuivies avec succès.
Notre
travail ne fait que débuter mais les résultats potentiels que l’on peut
attendre de ces interrogations me semblent d’ores et déjà très
prometteurs. A l’aide des documents originaux que sont nos chartes, il sera
possible d’établir pour la Lorraine et plus tard pour le territoire d’oïl,
une géographie de l’écrit entre 1200 et 1500. Ce réseau des lieux d’écriture
pourra ensuite servir à mieux ‘localiser’ dans le diasystème de
leur époque les textes littéraires et leurs concrétisations matérielles, les
copies.
6. Original et copie
La relation qui
s’instaure entre un original et ses copies constitue l’autre question
philologique fondamentale quand il s’agit de déterminer la valeur d’un texte
médiéval. Sans pouvoir approfondir dans l’état actuel de nos travaux ce
deuxième domaine de la recherche, retenons seulement en guise de
conclusion quelques éléments fondamentaux.
D’abord,
il est notoire que dans le cas des textes documentaires, les copies sont
beaucoup moins fréquentes que dans celui des textes littéraires. Certains
documents sont rédigés en deux exemplaires, dans le cas des chirographes et mutatis mutandis dans celui des vidimus, d’autres ont pu être
copiés à quelques mois ou années de distance pour des fins diverses.
Enfin, des collections de chartes peuvent être copiées de manière
systématique dans des cartulaires, souvent à des siècles de
distance, parfois aussi au fur et à mesure que les documents sont
rédigés (c’est le cas de Lettres
patentes citées sous 2.). Un texte documentaire connaît donc rarement plus
que deux copies à travers les siècles, souvent une seule voire
aucune.
Quant
aux caractéristiques linguistiques de ces copies étudiées p.ex. par T. Gossen
(1967, 16-52), le phénomène le plus flagrant est celui d’un amenuisement
des particularités de langue attachées à un scriptorium donné. Hans
Goebl a prouvé ce phénomène en comparant des chartes originales et des
cartulaires normands (1970 ; LRL § 141). Une copie provoque irrémédiablement
un effet de neutralisation géolinguistique que M. Goebl a appelé « effet
‘tâche d’huile’ » (1975, 167).
Dans
le cas des textes littéraires, le nombre de copies provenant en dernière
instance d’un seul texte peut être au contraire très élevé. Par
conséquent, des phénomènes de neutralisation et aussi de transformation
linguistiques produits par les copies deviennent extrêmement complexes,
au point de faire vaciller la notion même d’original. Cette complexité
constitue un attrait particulier pour l’historien de la langue, de la
littérature et de la société ; mais cela complique aussi notablement
l’étude d’un domaine où des repères linguistiques sûrs ne
sont pas légion. C’est en palliant cette lacune que les sources documentaires
originales gagnent toute leur valeur : grâce à elles, il est
possible de dessiner un réseau des lieux d’écriture avec des caractéristiques
linguistiques définies et par là de créer un ancrage géo- et
sociolinguistique pour l’étude des textes littéraires.
Mais
ceci n’est que l’aspect le plus connu de la réception textuelle des sources
documentaires. D’un point de vue philologique, il faut par ailleurs soumettre
le concept d’original à un examen plus détaillé, même dans le cas
des textes documentaires. Toute charte, tout registre, toute lettre commerciale
reproduisent un document antérieur, en latin ou en français ; ces écrits
actualisent donc un texte ou plutôt une tradition de textes déjà
existants et ne modifient que des données périphériques d’un point de vue
textuel (des noms, des dates etc.). En termes d’histoire linguistique ou
d’histoire des genres textuels, les différences entre de telles actualisations
séculaires et les copies ou traductions d’un texte littéraire ne sont pas
aussi marquées que l’on pourrait le croire.
La
genèse et la transmission des textes littéraires et documentaires,
à première vue entièrement divergentes montrent des
parallélismes sous-jacents notables que peut illustrer un exemple classique de
la Toscane du 14e siècle : comparons sous cette optique
le texte de la Divine Comédie,
reproduit dans quelque six cents copies écrites dans différentes parties du
monde médiéval ; et les archives du commerçant Francesco di Marco Datini qui
contiennent 125.000 lettres écrites ou reçues de son vivant couvrant
l’essentiel de la géographie européenne de son époque (Gleßgen/Lebsanft 1997,
6). Dans ces deux cas se posent des problèmes tout à fait
comparables de perception du texte dans l’espace mais également dans le temps.
L’étude de la tradition textuelle des textes documentaires dans ces termes
ouvre un nouveau champ d’interrogations qui devra nous occuper dans les années
à venir.
Les
différents genres de textes documentaires requièrent donc comme les
textes littéraires l’attention entière du philologue. L’écrit
documentaire relève dans sa globalité du monde complexe de l’écriture.
Comme l’écrit littéraire, il ne décrit pas fidèlement la réalité sociale
qui l’a produit mais il contribue à un imaginaire socio-culturel qui
entretient des relations multiples avec le réel. Leur interprétation doit
intégrer tout l’apport d’une Nouvelle
philologie qui s’interroge plus précisément sur les conditions de
genèse et de diffusion des textes et sur leur place dans le monde qui
les a produit et qui s’y reflète.
Martin-Dietrich Gleßgen Strasbourg
7. Bibliographie sommaire:
Michel Arnod : Publication des plus anciennes chartes en langue vulgaire
antérieures à 1265 conservées dans le département de
Meurthe-et-Moselle. Thèse dactylographiée. Nancy 1974.
FEW = Walther von Wartburg (et al.) : Französisches
Etymologisches Wörterbuch. 25 vols. Bonn / Basel 1922-.
Kurt Gärtner
et al. (edd.) : « Skripta, Schreiblandschaften
und Standardisierungstendenzen. Beiträge zum Zweiten internationalen
Urkundensprachen-Kolloquium vom 16.-18. September in Trier, Mainz 2000.
Gdf = Frédéric Godefroy : Dictionnaire de l'ancienne langue
française et de tous ses dialectes du IXe au XVe
siècle. 10 vols. Paris 1880-1902.
Martin-Dietrich
Gleßgen : Das altfranzösische
Geschäftsschrifttum in Oberlothringen : Quellenlage und Deutungsansätze.
In : Gärtner 2000, # - #.
Martin-Dietrich
Gleßgen / Franz Lebsanft (edd.) : Alte
und neue Philologie. Tübingen
1997.
Hans Goebl : Die normandische Urkundensprache. Ein Beitrag zur Kenntnis
der nordfranzösischen Urkundensprachen des Mittelalters (Sitzungsberichte der
Österr. Akad. der Wissenschaften. Phil.-hist. Kl., 269). Wien 1970.
Hans
Goebl : « Le Rey est mort, vive le
Roy » : nouveaux regards sur la scriptologie. In : Travaux de
Linguistique et de Littérature 13 (1975), 145-209.
Carl Th.
Gossen : Französische Skriptastudien.
Untersuchungen zu den nordfranzösischen Urkundensprachen des Mittelalters
(Sitzungsberichte der Österr. Akad. der Wissenschaften. Phil.-hist. Kl., 253).
Wien 1967.
Carl Th.
Gossen : Méditations scriptologiques.
In : Cahiers de Civilisation Médiévale XXII/3 (1979), 263-283.
LRL II/2 = Günter Holtus / Michael Metzeltin / Christian Schmitt (edd.) :
Lexikon der romanistischen Linguistik. Tübingen 1995. Bd. II/2: Die
einzelnen romanischen Sprachen und Sprachgebiete vom Mittelalter bis zur
Renaissance.
§ 140 Französische Skriptaformen I. Wallonie
(Marie-Guy Boutier) ; § 141
Id. III. Normandie (Hans Goebl) ;
§ 145 Id. VII. Bourgogne … Lothringen (Gérard
Taverdet).
§ 147 Okzitanische Koine (Martin-Dietrich Gleßgen/Max Pfister) ;
§ 148 Okzitanische Skriptaformen I. Limousin/Périgord (iid.) ; § 150a Id. III.a. Provence (M.-D.G.) ; § 150b Id. III.b.
Dauphinois (Jakob Wüest) ; §
151 Id. IV. Languedoc (id.).
Jacques
Monfrin : Le mode de tradition des actes écrits
et les études de dialectologie. In : Revue de Linguistique Romane 32
(1968), 17-47. [= id. In : Georges
Straka (ed.) : Les dialectes de France au Moyen Age et aujourd’hui.
Colloque organisé … du 22 au 25 mai 1967. Paris 1972, 25-55.]
Jacques
Monfrin : Introduction (= Les études sur les
anciens textes gallo-romans non littéraires ; Le recueil des documents
linguistiques de la France). In : Jean-Gabriel Gigot: Chartes en langue française antérieures
à 1271 conservées dans le département de la Haute-Marne. Paris 1974, XI-LXXIX.
Max Pfister : Scripta et koinè en ancien français aux XIIe
et XIIIe siècles ? In : Pierre Knecht / Zygmunt Marzys (edd.) :
Ecriture, langues communes et normes. Formation spontanée de koinès et
standardisation dans la Galloromania et son voisinage. Actes du Colloque tenu
à l’Université de Neuchâtel du 21 au 23 septembre 1988. Genève
1993, 17-40.
Max Pfister : Nordöstliche
Skripten im Grenzbereich Germania – Romania (13./14. Jahrhundert). In : Gärtner 2000, #-#.
Harald
Völker : Skripta und Variation.
Untersuchungen zur Negation und zur Substantivflexion in altfranzösischen
Urkunden der Grafschaft Luxemburg (1237-1281). Tübingen 2000.
Martin-Dietrich Gleßgen Université
Marc Bloch de Strasbourg
L’interprétation
philologique de l’écrit documentaire français
dans
la Lorraine médiévale
1. Ecrit documentaire et écrit
littéraire
2. L’écrit documentaire dans
la Lorraine médiévale
= 1215 – 1250 : 320 documents ; 1250 –
1270 : 800 documents ; 1270-1300 : 1.400-1.800 documents
= Trésor des Chartes constitué
par les titres des ducs de Lorraine (série B 475-925) : soit 400 layettes environ contenant en moyenne
dix documents ;
= les livres de la Chambre des Comptes de Lorraine
conservés pour quelque 60 villes ou villages dont les plus anciens remontent
aux 14e siècle ;
= les registres des Receveurs
généraux de Lorraine riches d’au moins 5.000-10.000 folios pour les années
entre 1438 et 1500 ;
= les Lettres patentes
des ducs de Lorraine (série B 1-8: 1473-1502) ainsi que quelques registres de
notaires (sous-série 3 E) : soit environ 4.000 + 1.000 folios.
3. Critères d’édition
= charte
d’acensement de 1234/35 (A.D. de Meurthe-et-Moselle)
= ponctuation de l’original maintenue ; reproduite
à mi-hauteur des lignes ;
= majuscules
de l’original marquées par des lettres en gras
= structuration du contenu à l’aide de chiffres en
gras
4. Identification de l’auteur
et du ‘lieu d’écriture’
= intitulatio : « Sachent tous
qui ces lettres verront et orront que je, Henri, duc de Lorraine, … »,
« Conue chose soit a toz que li abes et li chapitles de Salinvas … »
5. Le logiciel TUSTEP :
balisage et interrogations
= 1. Forme
brute de la base de données (= état du texte au moment de sa saisie) ;
= 2.
version de travail qui transforme les balises en éléments optiques ;
= 3. mise
en page qui permet une impression de qualité ;
= 4.
version Web/HTML
6. Original et copie
[1] Pour une description plus détaillée des bases méthodologiques et pour la bibliographie de référence de notre projet nous renvoyons sur l’article de présentation Gleßgen 2000.
[2] La région comprend les départements actuels de la Moselle, de la Meurthe-et-Moselle, de la Meuse et des Vosges ainsi qu’une partie de la Haute-Marne et le Gaumais en Belgique ; les documents sont conservés surtout dans les Archives départementales (et municipales) ainsi qu’à Paris et en Belgique.
[3] Cfr. pour le décompte Monfrin 1968 et Gleßgen 2000.
[4] Cfr. pour les principes d’édition des DocLingFr Monfrin 1974.
[5] Le point avant le chiffre a été omis à cause du saut de ligne.
[6] Ou : le terrain appartenant à la famille Vowes.
[7] Cfr. Assam/Collet #dans ce volume #.