Bernard Cerquiglini

 

Une nouvelle philologie ?

 

 

 

    Gastronome formé dans la plus saine tradition cartésienne, l'auteur de ces lignes n'eut jamais de gožt pour la nouvelle cuisine, le beaujolais nouveau,  ni pour les nouveaux philosophes. Il sait également que, selon Romain Rolland, charmant paléo-penseur s'il en fut, "les néo sont des rétro". On ne rencontra donc jamais sous sa plume l'expression "nouvelle philologie".

 

    Cette philologie nouvelle, cependant, ne laisse pas d'exister. Pour une raison d'importance : on prend grand soin de la vilipender.

 

    Deux ou trois colloques, désormais publiés, se sont consacrés ˆ l'exécution patiente et collective des livres ou articles qui tentèrent de renouveler quelque peu les approches et les méthodes. Citons, pour les Etats-Unis, le recueil assassin dirigé par Keith Busby[1], dont la recension dans Romance Philology fut adroitement confiée ˆ M. Peter Dembowski[2] :  autant confier une rubrique judiciaire ˆ Jack l'Eventreur.

 

    On ne saurait trop remercier ces collègues du soin qu'ils prennent. Il est temps, néanmoins, de leur répondre. Si l'on entend, comme eux, par "philologie" la critique textuelle et l'édition des textes médiévaux, une approche nouvelle est bien en train de voir le jour. La position des "nouveaux philologues" est d'ailleurs des plus simples, et, dans la perspective de l'histoire des sciences, très acceptable. Elle repose sur le raisonnement suivant :

 

               - une science telle que la philologie, qui combine théorie et pratique, porte en elle des concepts et notions formant un paradigme. Ce paradigme contient en particulier, de façon explicite ou implicite, une théorie, forcément datée, du texte et de la littérature (ce que nous appellerons option critique) ; il n'est pas étranger par ailleurs aux techniques d'information et de communication de son temps.

 

               - par suite, la philologie, comme toute science, est historiquement déterminée et doit accepter une analyse historique.

 

               - dans cette perspective, on peut soutenir qu'un nouveau paradigme est en formation. Ce qui en soi n'a rien de scandaleux.

 

    Afin de contraster les approches, et sans ignorer les simplifications d'une telle présentation, nous décrirons les deux paradigmes selon un tableau en deux colonnes, que le lecteur voudra bien garder sous les yeux.

 

Paradigme I

Paradigme II

Option critique

Autorité textuelle

Partage textuel

Technologie

Imprimerie

Internet

Métaphore

Arbre

Réseau

Héros

Auteur

Scribe

Amour

Unicité

Variance

Objet

Copie méprisée

Réception positive

Texte comme

Essence verbale

Matérialité du codex

Principe

Décontextualisation

Contextualisation

But

Reconstruction

Simulation

Méthode

Interventionnisme

Comparaison

Résultat

Livre imprimé

Hypertexte

Relations ˆ :

 

 

 

1. Oralité

ƒcriture comme résidu

Dialectique Oral/ƒcrit

2. Théorie médiévale de l'écriture

(Rien de spécial)

"Surplus de sens"

 

Le paradigme I (l'ancienne philologie)

 

    A l'évidence, subsiste un solide, impressionnant et beau paradigme d'ancienne philologie. Discipline illustre et vénérable : le désir de s'assurer d'un texte par l'établissement comparatif et la reconstruction de son original  prend sa source dans la philologie alexandrine. Et l'on peut suivre le progrès de méthodes jusqu'ˆ nous, via les grammairiens latins et l'humanisme renaissant. Toutefois, le corps d'idées et de méthodes dont les philologues contemporains ont hérité, et qu'ils mettent en oeuvre  traditionnellement, semble s'tre constitué au début du XIXe siècle. Convergent alors trois phénomènes, de nature bien différente. Le progrès de l'imprimerie, qui atteint enfin la pratique industrielle de la reproduction ˆ l'identique, incarnant l'idée de texte dans la page imprimée ne varietur. La naissance, ensuite, et le développement de la notion d'auteur, qui, ˆ partir des années 1800, acquiert des droits, un patrimoine, et une autorité sur son oeuvre (correction des épreuves, bon ˆ tirer) ; l'auteur est bien celui qui autorise la reproduction. La scientification, enfin, de la critique textuelle qui, au moment o la linguistique devient une science, prend sa place au sein du savoir positif (Lachmann).

 

    Un tel paradigme constitue la philologie, depuis près de deux siècles. Ses traits principaux se laissent apercevoir :

 

- option critique : autorité textuelle.  Il y eut un bon texte, original conçu par l'auteur et contr™lé par lui.

 

- technologie : imprimerie. Il s'agit de donner l'image moderne et définitive (une page imprimée) de l'original textuel.

 

- métaphore : l'arbre. Les manuscrits dont on dispose ne sont que des copies de copies. Il convient de les classer, afin de faire appara”tre leur lien génétique, puis de les évaluer, en fonction de leur distance ˆ l'original supposé. Pensée du XIXe siècle, arborescence verticale qui dispose les manuscrits comme des espèces darwiniennes, ou des langues indo-européennes.

 

- héros : l'auteur. Celui-ci a bel et bien existé ; il avait le plus grand talent. Aucune faute en effet, dans les leçons du texte ou dans sa langue, ne peut lui tre attribuée, aucune faiblesse (notion de lectio difficilior) ; les adultérations proviennent des copistes. Un génie trahi par une armée de nains, telle est bien l'idée romantique de l'auteur. Gožt des ruines, idée de décadence, culte de l'auteur surhumain : l'ancienne philologie puise ses idées littéraires dans le Romantisme, - plus que dans le Moyen Age, notons-le, mme quand elle édite des textes médiévaux ...

 

- amour : celui de l'unicité. Ce paradigme porte au pinacle l'unicité sublime de la version originale. Il méprise, par suite, redoute et regrette la variance des manuscrits médiévaux, souffre de ces variantes qui, disait Joseph Bédier, "grouillent comme des vers".

 

- objet d'exercice : une copie méprisée. L'ancien philologue, quand il se compare ˆ ses collègues spécialistes de littérature moderne, en ressent  de la gne, voire de la honte. Son objet est pauvre, dégradé ; il inspire pour le moins de  la méfiance. D'o le vocabulaire de cette philologie : dommage, détérioration, faute, adultération. Notons ce dernier terme, qui s'associe naturellement ˆ celui de famille de manuscrits. Le premier paradigme reflète la pensée bourgeoise du XIXe siècle : la faute d'un copiste se transmet  d'une génération de manuscrit ˆ l'autre,  telle la syphilis (on parle de manuscrits "contaminés"). Copier est une déchéance.

 

- le texte, réduit ˆ une essence verbale, implique un principe de décontextualisation. Il s'agit d'extraire du codex (jamais considéré en lui-mme et pour lui-mme) un texte, conçu comme un simple arrangement de mots, qu'il convient de comparer ˆ d'autres arrangements .

 

- but : la reconstruction. L'édition a pour t‰che de fournir la meilleure image possible de l'original parfait mais perdu, par réduction de la variance qui en dépare les copies. La perspective de reconstruction est constante, qu'il s'agisse de réfection (comme ˆ l'époque positiviste) ou de simulation (selon le postpositivisme de Bédier).

 

- méthode : l'interventionnisme. Qu'il le revendique ou s'en méfie, l'éditeur ne s'interdit jamais de changer la lettre d'un texte qui lui para”t intrinsèquement fautif ; l'honnteté, voire une certaine humilité parfois devant le manuscrit s'expriment alors par un affichage explicite des interventions. Mais, pour un tel acte de probité, combien de corrections subreptices ! L'éditeur, au fond, se persuade qu'il conna”t, comprend et respecte beaucoup mieux l'original et sa langue, que le copiste. Croyant reconstruire le travail du premier scribe, il n'est que le plus récent copiste du texte.

 

- résultat : une page imprimée, image moderne du texte sžr. Comme le dit Peter Dembowski (ibid.) : "Such textual philology is always old, because it adresses itself to perennial problems of making a book out of a manuscript or manuscripts".

 

 

 

Le second paradigme (la nouvelle philologie).

 

    Notre hypothèse est qu'un autre paradigme de philologie est non seulement possible, mais très acceptable. Davantage lié ˆ la réflexion contemporaine et ˆ ses outils, il résulte de deux influences. Ce que l'on pourrait appeler, tout d'abord, l'héritage de la Nouvelle Critique. Il est certain que la New Criticism,  Roland Barthes, Jacques Derrida, etc.  ont changé notre vision du texte littéraire ; il est concevable (voire souhaitable) qu'une philologie s'en inspire. En d'autres termes, les sarcasmes adressés ˆ la nouvelle philologie "fille de Foucault" ont bien vu, mais moqué un lien, qui inscrit un progrès de la réflexion philosophique et littéraire dans les méthodes d'édition de texte. L'autre source est l'informatique contemporaine ; son action est triple. Elle nous fournit, tout d'abord, des instruments d'édition nouveaux  (ordinateurs multimédias, réseau de l'internet, etc.) ; elle nous munit ensuite de concepts et d'idées (notion d'hypertexte, de texte malléable, de partage textuel) qui changent notre image du texte ;  elle marque enfin, et surtout,  la fin du monopole livresque comme support de l'écrit. Confronté ˆ d'autres objets (écran, disquette), le philologue prend conscience de l'importance du support dans la constitution historique de la notion de texte ; il est conduit par suite ˆ prendre un plus grand soin des ses manuscrits, ˆ leur porter un plus grand intért. C'est paradoxalement gr‰ce ˆ l'informatique que le philologue retrouve le chemin du département des manuscrits, renoue avec la codicologie, et se salie les mains (pour l'ancienne philologie, une bonne photographie, ou un assistant de recherche dégourdi suffisaient).

 

    Les éléments de ce nouveau paradigme s'opposent ˆ ceux du précédent, selon un système dont nous forçons ˆ peine le trait.

 

- option critique : le partage textuel, tel qu'il est pratiqué sur l'internet, sans origine ni autorité, sous une forme malléable, semble donner une bonne image de la production littéraire médiévale, voire prémoderne.

 

- technologie : l'internet est ˆ la fois le moyen de diffusion et l'image conceptuelle du texte ; il remplace en ce r™le la page imprimée.

 

- métaphore : ˆ l'arborescence hiérarchisée succède le réseau, voire le rhizome.

 

- héros : l'ancienne philologie établissait une différence constitutive entre l'auteur et son copiste ; le nouveau paradigme entend réduire cette  disparité, et met l'accent sur le scribe. Lequel est ˆ la fois, de par la variance intrinsèque des manuscrits, un auteur et un éditeur. Il est aussi un élément d'une équipe, associé au rubricateur, ˆ l'illustrateur, au glossateur, etc., qui participe ˆ la réalisation et ˆ la signification du texte. Loin de l'idée romantique de l'auteur unique, solitaire et trahi, le codex médiéval est une entreprise collective.

 

- amour : la variance, mouvement systématique de la lettre, devient le caractère premier, original et représentable de cette littérature scribale.

 

- objet : le manuscrit n'est plus une copie méprisée, détériorée par définition, mais (mis ˆ part les inévitable erreurs matérielles) la réception positive d'un texte. Lequel existe, concrètement, au travers des différentes versions conservées.  La philologie n'est plus une activité malheureuse ou pathétique, flétrie par son objet.

 

- le texte n'échappe pas ˆ la matérialité du codex ; il est étudié, puis édité dans son contexte. On voit l'importance que cette philologie accorde au codex,  oeuvre d'art luxueuse, collective et réfléchie, figuration concrète du texte médiéval. La philologie doit donner ˆ voir l'esthétique littéraire d'une civilisation manuscrite; elle doit se rendre attentive au mode de signification propre au codex : sémiotique de l'image, discours de la rubrique, expansion verbale de la glose, etc. Inspirée par la Nouvelle Critique et les ordinateurs, la nouvelle philologie est paradoxalement plus respectueuse de l'oeuvre médiévale, dans sa matérialité contextuelle, que négligeait une ancienne philologie réputée "positive".

 

- le propos de l'édition est bien de simuler la genèse, la circulation, la réception et la signification des oeuvres médiévales. Fidèle au principe philologique ("aider ˆ l'intelligence des textes"), le nouveau paradigme entend rendre compte : du codex (numérisation), de son fonctionnement (rapport du texte, de l'image, du paratexte), de sa réception (lien avec les autres manuscrits, affichage des séquences textuelles  variantes), de la signification offerte. Une oeuvre médiévale est art de la répétition et de la variante, se forme d'attente et de surprise, repose sur une rhétorique, sur une mémoire aussi que nous avons perdues. Aidée par l'électronique, une édition conçue par la philologie nouvelle, doit  simuler le savoir et la jouissance, rendre compte d'une fabrique et d'un sens.

 

- la méthode, toujours comparative, ne privilégie plus la hiérarchie des copies ; elle considère chacune d'entre elles comme une solution (que l'on peut certes estimer), comme une réception singulière de l'oeuvre.

 

- le résultat d'une telle approche échappe ˆ la page imprimée. L'informatique fournit en revanche ses outils et ses notions.  On peut envisager une édition  électronique fondée sur une numérisation scrupuleuse de ses objets, et sur leur commentaire infini : affichage syntagmatique des éléments signifiants internes au codex, liens paradigmatiques des éléments variants (autres versions), gloses interdisciplinaires diverses. Renouant avec les grandes encyclopédies du XIIIe siècle, le XXIe pourrait voir surgir, gr‰ce ˆ l'internet et aux hypertextes, de nouveaux codex éditoriaux, gloses de gloses, Spéculums électroniques, Hypercodex.

 

    Afin de résumer ce que l'on vient de voir, examinons la façon dont chacune des philologies traite deux domaines qui importent ˆ la connaissance des textes et de la culture du Moyen Age.

    La question de l'oralité, tout d'abord. Le romantisme dont le premier paradigme est empreint l'entra”ne, on le sait, ˆ valoriser l'original perdu. Une théorie corporelle de cette perte a vu le jour, ces dernière décennies, de Walter Ong ˆ Paul Zumthor, qui dévalorise l'écrit, pensé comme résidu : le Ur-Text, porté par la chaleur d'une voix, s'est perdu dans la froide écriture cléricale.  La philologie nouvelle permet de penser de façon moins simpliste, et moins nostalgique, le rapport de l'oral et de l'écrit. Elle n'ignore pas l'importance quantitative de l'oralité dans la société médiévale ; elle sait, toutefois, quelle légitimité l'écrit y acquiert ˆ partir du XIIe siècle ;  elle a compris l'autonomie esthétique de chaque manuscrit, et juge positive la variance des oeuvres. Le nouveau paradigme peut s'adjoindre la thèse suivante : un codex médiéval est une performance orale écrite.

    La théorie de l'écriture, ensuite. Sans faire injure ˆ l'ancienne philologie,  il faut reconna”tre qu'elle ne possède pas de théorie particulière de l'écriture médiévale. La question importe en revanche au nouveau paradigme, pour qui l'écriture, au Moyen Age, est une permanente supplémentation. Le texte est une glose, complément provisoire d'un texte antérieur, excès de sens et de verbe. Marie de France le dit fort bien :

 

                             Custume fu as anc•ens (...)

                                     Assez oscurement diseient

                                     Pur ceus ki a venir esteient

                                     E ki aprendre les deveient,

                                     K'i peŸssent gloser la lettre

                                     E de lur sen le surplus mettre  [3].

 

 

La t‰che des  "modernes" (que sont les médiévaux, pour Marie) est de gloser la lettre, afin de lui apporter un surplus de sens. On y verra une remarquable définition de l'écriture médiévale, surplus de textualité et de signification, qu'il convient de donner ˆ voir, et non pas réduire.

 

    Quoique magnifique de savoir positif, et de finesse parfois, l'ancienne philologie semble donc liée ˆ une épistémé dépassée, para”t anachronique dans son approche des notions médiévales, est sans doute faiblement pertinente comme méthode d'édition. On nous pardonnera de préférer la nouvelle.



[1]

Towards a synthesis? :  Essays on the new Philology . Amsterdam ; Atlanta, GA : Rodopi, 1993.

 

 

[2]

Romance Philology ,  Vol.49 : No.3  (Feb. 1996),  p.301-307. 

 

 

[3]

Prologue des Lais   (  éd. Rychner), v. 9, 12-16.