O.G.M.: Oeuvres Génératives Matricielles

Génétique virtuelle d'une ou deux Chansons pour Don Juan, de Michel BUTOR

Ambroise BARRAS, Université de Genève (ambroise.barras@lettres.unige.ch)


En 1977, Michel BUTOR, Pierre ALECHINSKY et Jean-Yves BOSSEUR publiaient un étrange et magnifique objet, genre de petit coffret rassemblant divers matériaux composites: «une cassette enregistrée de Jean-Yves BOSSEUR, un appeau de la manufacture des Armes et Cycles de Saint-Etienne, un jeu de 20 cartes sur vélin de Hollande, un mode d'emploi sur Arches, signé par les trois auteurs, accompagné d'une affiche sur Arches, signée par le peintre et l'auteur, le tout sous emboîtages recouverts d'un papier de reliure du peintre.» Sous les façons insoupçonnables d'une édition de luxe à tirage très confidentiel (80 exemplaires plus 40 hors commerce), Michel BUTOR - nous resserrons ainsi notre développement sur son Matériel pour un Don Juan - concevait cependant l'une parmi les machines les plus industrieuses de production en masse de textes lyriques. Tentons dans un premier temps d'en déployer la mécanique.

On dispose de vingt cartes recto verso dont chaque face est divisée en dix lignes comportant chacune trois cases ou unités pouvant abriter chacune un ou quelques mots. Au milieu de la quatrième ligne on trouve toujours un prénom féminin tiré du théâtre de SHAKESPEARE: Ophélie, Desdémone, Perdita... A droite de ce prénom, sur l'une des faces, est évoqué le lieu shakespearien qui lui correspond: Danemark, Venise, Ecosse... Chaque face est percée de quatre trous, respectivement d'une, deux, trois et quatre unités; un tiers de la surface est donc supprimé, chaque fois selon une figure différente, toujours dissymétrique. Si on empile les cartes, on va pouvoir lire à travers les trous ce qui se trouve sur des cartes inférieures, parfois beaucoup plus basses. (BUTOR 1985: 133)

Superposer les cartes pour voir peu à peu les trous dans le support cartonné se combler et se tramer le texte d'une strophe complétée.

Retourner l'une ou l'autre carte, remodeler ainsi les reliefs qui se creusent dans le volume de leur superposition et y lire les transformations poétiques entraînées par cette simple manipulation.

Retirer une carte, en déplacer une autre, substituer l'une à l'autre, ou plus fondamentalement réorganiser l'ordre général de leur empilement par une nouvelle donne, voilà encore autant de gestes par lesquels un lecteur mettra en mouvement ce Matériel pour un Don Juan.

Un manipulateur zélé réserverait à sa lecture rapidement exténuée un potentiel proprement invraisemblable de variations toutes singulières, toutes générées à partir de la même matrice poétique des 20 cartons perforés. Considérant qu'en moyenne la superposition de 6 cartes sur les 20 que le jeu comporte suffirait à combler les trous du support cartonné, le capital-lecture du Matériel se chiffrerait à un peu moins de 30'000 milliards de variations complètes.

A le mettre en rapport avec les dispositifs de quelques-unes parmi les plus illustres figures de l'art combinatoire et des vertiges exponentiels, le métier à tisser du texte conçu par Michel BUTOR ne paraîtra pourtant, selon toute estimation chiffrable, guère saisissant - de cette saisie que l'on peut ressentir à soudain retenir de l'infini la vision sublime. En 140 languettes de papier, Raymond QUENEAU (1961) avait déjà triplé le potentiel de production et fournissait à la volée Cent mille milliards de poèmes. D'emblée le plus extravagant, Quirinus KUHLMANN (1671) combinait les vertus factorielles de ses vers protéiques aux arrangements exponentiels entre 6 distiques qui constituent la matrice permutationnelle du « 41ème Baiser d'amour céleste »: une approximation en aurait pu chiffrer le potentiel génératif à quelque chose comme: (13!)6 soit environ 1,4 * 1061. KUHLMANN (1673) imaginait encore sous la forme d'une roue à plusieurs plateaux mobiles un dispositif élaboré par lequel « mein Reim / der in einem Jahrhunderte ni ausgewechselt / inner etlichen Tagen völlig ausgewechselt » (§19). A l'avantage d'une première mécanisation du processus permutationnel des vers changeants (Wechselvers) de son sonnet, KUHLMANN ajoutait celui d'une dramatisation spectaculaire de l'infini, « mit einer Endlikeit angekleidet » (§23), l'infini dans les habits du fini.

Si, de ce point de vue, le Matériel ne se démarque pas des pratiques mécanisées de l'écrit telles qu'une histoire de la littérature combinatoire pourrait en esquisser les traits génériques des Grands Rhétoriqueurs à Perec, et que, tout compte fait, il ne rajoute pas à l'excès du nombre, à l'explosion combinatoire, la singularité du Don Juan se reconnaîtra davantage dans le rapport ambigu que l'oeuvre entretient avec le modèle machinique contemporain par excellence: l'ordinateur.

Rapport de fascination, certes, et Michel BUTOR (1982) y est sans doute enclin lorsqu'il avoue que

[l]'introduction de telles données dans des ordinateurs permettrait de naviguer dans d'immenses territoires poétiques, non seulement de les lire, mais de les transformer au fur et à mesure de notre lecture pour nous-mêmes ou d'autres lecteurs.

Nombreuses sont les allusions à ce modèle digital universel, dont la perforation des cartons est sans doute la figuration la plus spectaculaire: souvenons-nous en effet que données et instructions ont longtemps été fournies aux ordinateurs des premières générations - et avant eux aux orgues de barbarie et aux métiers à tisser - sous forme de cartes à trous. Les trous y prenaient la valeur d'unités minimales d'information: l'information filait par les trous. De même avec ce Don Juan, l'information - et la variation de l'information - passe par les trous. La démonstration peut en être répétée, il suffit en effet de réorganiser l'empilement des cartes pour qu'une nouvelle configuration de mots, de syntagmes, émerge en surface du volume de leur superposition.

Par ailleurs, le « mode d'emploi » dont BUTOR accompagne son Matériel détaille pas à pas divers modes de manipulation de ces 20 cartes: « On empile, et on lit ce qui apparaît. [...] On glisse la première carte sous la pile, on lit. [...] Et ainsi de suite. Faisons tourner un peu la machine. » Ou encore: « Je prends deux cartes. [...] Je retourne ces deux cartes. [...] J'en prends deux autres. [...] Je retourne. [...] Et ainsi de suite. Faisons tourner un peu cette nouvelle machine. » Le caractère systématique et régulier de ces manipulations force évidemment l'analogie avec le fonctionnement algorithmique d'un programme informatique dont elles héritent en conséquence du caractère machinique: il s'agit bel et bien de « faire tourner la machine ».

BUTOR articule encore le réseau lexical de son texte autour d'une série de verbes à l'infinitif qui ne manquent pas de résonner - allusions plus subreptices - comme autant d'instructions dont sont usuellement constituées les lignes d'un programme informatique: circuler, plonger, interroger, communiquer, explorer, découvrir, retrouver, appareiller, ...

Mais ces allures d'allégeance envers le modèle computationnel ne sont pas sans induire quelques résistances profondes, que manifeste déjà symboliquement le parasitage du lexique tantôt évoqué par des instructions aussi incertaines que: balbutier, trébucher, grésiller, osciller, se taire, s'évanouir, rêver... Strictement contemporain de l'avènement de l'informatique, le Matériel pour un Don Juan nous paraît en fait bien plus lui marquer une retenue défiante: si le nouveau modèle technologique décline le critère du qualitatif en termes quantitatifs de performances, de rentabilité et de rendement, le dispositif génératif de Michel BUTOR entend bien quant à lui en inverser la logique au profit d'une qualification sans restriction des productions textuelles.

Paradoxalement peut-être, le problème ne s'était jusqu'alors posé en de tels termes: quel statut littéraire reconnaître aux multiples produits combinatoires d'une oeuvre générative matricielle? A se confronter à l'artifice magistral de Quirinus KUHLMANN, une lecture du « 41e Baiser d'amour » ne consistera évidemment pas à tenter d'épuiser les multiples variations permutationnelles du sonnet matrice. Tout juste se contentera-t-elle d'un repérage analytique des composants à permuter, de leur couplage en distique, etc. Mais bien plus efficacement éprouvera-t-elle la radicalité esthétique du geste de l'auteur à reporter son intérêt sur la postface (Nachwort) que ce dernier joint au poème: KUHLMANN y prend en effet le soin d'épeler, sur plus de soixante lignes, l'énoncé verbal d'un nombre de 67 chiffres approchant l'estimation des variations potentielles de son Wechselvers: en somme et sans forcer le paradoxe, lire le « 41e Baiser » revient de fait à renoncer à sa lecture pour celle de l'énoncé verbal de sa démesure chiffrée.

La question n'en est pas moins confondante reportée aux Cent mille milliards de poèmes de Raymond QUENEAU. Critiques et spécialistes de l'oeuvre n'ont jusqu'ici cessé d'évaluer les stratégies de leur lecture: la méthode artisanale de G. CHARBONNIER (1962: 112) qui consiste à faire enfoncer une aiguille à tricoter à travers les lamelles du livre renversé, celle statistique proposée par J.-M. KLINKENBERG (1985: 50) qui prend acte des limitations pratiques imposées à l'oeuvre, celle eugéniste d'un A. MOLES (1990: 152) qui y recherchera quelque solution privilégiée, « quelque perle dans la grisaille », etc. Toutes cependant concèdent son caractère intotalisable à l'oeuvre qui ne leur cède que fragmentairement. Je maintiens pour ma part qu'à terme cette oeuvre sera notablement mieux lue par la seule considération de ce geste éditorial manifesté dans la proposition suivante qui en donne sa définition idéale: « QUENEAU offre 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles de lecture ».

Cette promotion esthétique du nombre comme principe, concept, ou idée de l'oeuvre s'opère, il ne faut pas s'en masquer les conséquences, aux dépens des produits textuels génératifs: le point focal de l'oeuvre s'est notablement déplacé de la matrice générative du « 41e baiser » sur la postface qui en articule le nombre faramineux, des dix sonnets géniteurs à partir desquels s'opèreraient toutes les combinaisons vers à vers sur la proposition liminaire par laquelle l'auteur titre le chiffre de son oeuvre: Cent mille milliards de poèmes.

Là où KUHLMANN comme QUENEAU ne font oeuvre que paratextuelle - pour le dire vite certes, mais à dire vrai néanmoins, ces oeuvres ne produisent jamais leur texte, elles sont inaptes à le faire par définition, sur le même mode qu'une oeuvre conceptuelle ne se manifeste jamais que par le geste qui en désigne la non-réalisation -, Michel BUTOR opère un recentrement tout à fait remarquable sur la configuration du texte en génération. Contrairement à ces illustres modèles pour lesquels aucune publication des textes n'aurait été convenable ni même concevable, sauf aberration ou contresens flagrants - ainsi l'édition des Cent mille milliards de poèmes dans les O.C. de Raymond QUENEAU en format Pléiade -, Matériel pour un Don Juan représente le coeur d'un vaste dispositif littéraire par lequel les produits textuels qui découlent de sa manipulation gagnent une lisibilité que le traitement combinatoire mettait formellement en péril.

Lectures d'un Don Juan

Qu'en est-il plus précisément?

Entre 1972 et 1983, Michel BUTOR ne délivre à notre connaissance pas moins de 7 recueils de strophes don juanesques générées à partir du même Matériel pour un Don Juan. En 1972, 40 strophes illustrées par Ania STARITSKY paraissent chez l'éditeur d'art Gaston PUEL sous le titre d'Une Chanson pour Don Juan. La revue Métamorphoses, n°19-20 (1973) recueille un fragment de 20 strophes arrangées d'un « Don Juan dans l'Essone ». Deux livraisons que la revue Obliques (n°4+5, 1974) consacre à la figure de Don Juan fournissent à Michel BUTOR l'occasion de publier 72 strophes d'un « Don Juan dans les Yvelines ». En 1975, le peintre Michel VACHEY illustre 47 strophes d'un « Don Juan dans la Manche ». 12 strophes d'« Une chanson pour Don Jean-Luc » paraissent le 29 octobre 1978 dans le journal annuel du Bout des Bordes (n°4) pour l'anniversaire de Titi PARANT. 24 strophes constituent la série « Don Juan à Fribourg » publiée en 1982 dans les Actes du colloque Don Juan. En 1983 enfin, « Une chanson pour Don Albert » est recueilli dans le volume d'artiste Seize et une variations d'Albert AYME.

L'énumération de ces titres paraîtra sans doute fastidieusement scolaire. Qu'on lui reconnaisse néanmoins le mérite de mettre en lumière une production textuelle conséquente: un peu plus de 220 strophes réparties en 7 ensembles viennent concrètement circonscrire sans l'y confiner cependant l'espace textuel virtuel du Matériel pour un Don Juan. Le corpus édité de ces Chansons pour un Don Juan donne corps à la labilité industrieuse des machinations du Matériel.

Si, comme nous avons tenté de la caractériser plus haut, la lisibilité des Cent mille milliards de poèmes de QUENEAU et du « 41e Baiser d'amour céleste » de KUHLMANN subit un puissant excentrement corollaire à la spécification "conceptuelle" de leur actualité opérale, quelles lectures appellent ces différents précipités textuels du Matériel pour un Don Juan - comme on parle par ailleurs de précipités réactifs d'une manipulation chimique? Ou encore, mais c'est là sans doute poser la même question par l'abord de l'autre face du problème, comment se constituent-ils en textes?

Avec Michel SICARD (1984: 39), l'un des rares critiques à s'être minutieusement penché sur la constellation donjuanesque de Michel BUTOR, nous convenons qu'il s'agit en effet de

définir une nouvelle configuration du texte par des moyens non-inertes, échappant en partie à l'ancien système des figures et des règles, toute cette grammaire thématique et métrique des sens et des sons: le texte devra se circonscrire dans des arrangements plus vastes et plus flexibles à la fois, rendant compte d'une autre prosodie.

Nouvelle configuration, autre prosodie, plus vaste et plus flexible, ... Soient, comme premier exemple, les 12 strophes d'« Une chanson pour Don Jean-Luc » (BUTOR 1978): les reprises entre strophes impriment à l'ensemble sa régularité et son rythme litaniques (s.1, 3, 5, 7 et 9: je me souviens). Elles esquissent l'émergence lente de phases prosodiques, graduellement insistantes dans leur déclinaison paradigmatique, avant leur soudaine disparition de la strophe (s.1: moissonneuse loi des navigateurs, s.2: danseuse impératrice des ruelles, s.3: danseuse énigme des navigateurs, s.4: danseuse clef des navigateurs, s.5: danseuses souveraine des navigateurs, s.6: danseuse parfum des navigateurs, s.7: danseuse espoir des navigateurs, s.8: baise-moi étonnement des hirondelles). Elles tracent encore d'une strophe à l'autre l'esquisse d'un passage mieux que d'un enchaînement, d'un affleurement furtif mieux que d'une relation [1] (ainsi la présence régulièrement décalée vers le centre invariant de la strophe de "boule" et de "dans tes yeux").

On imagine volontiers alors la possibilité de croiser ces observations de surface avec une analyse plus systématique de la séquence des strophes, d'établir la formule de leur engendrement successif, de rétablir en quelque sorte le « mode d'emploi », par leur auteur, des cartes du Matériel. De production en série de strophes originales, le Matériel pour un Don Juan voit alors sa fonction convertie en celle d'assistance de nos lectures « génétiques » des Chansons pour un Don Juan. Il n'est pour le coup pas trop ardu de restituer pour chaque strophe l'empilement des cartes perforées qui en constitue la matrice, et de là de rétablir le geste qui d'une strophe a manipulé les cartes jusqu'à la conformation de la strophe suivante. Ainsi soumise à cette analyse, la « Chanson pour Don Jean-Luc » rend manifestes les gestes qui en ont soutenu la production:

  1. On constitue un paquet de 10 cartes. On substitue la première position dans le texte par "Boule", la dernière par "dans tes yeux". On remplace le nom de femme par "Titi" et le nom de localité qui lui est lié par le premier nom du code postal de l'Ariège (F). On lit.
  2. On retourne la première carte du paquet. On avance "boule" et recule "dans tes yeux" d'une position dans le texte. On substitue le nom de localité par le nom suivant du code postal. On lit.
  3. On enlève la première carte du paquet. Même jeu de transformations locales. On lit.

Et ainsi de suite pour les strophes suivantes.

Dans la publication papier de cette série, Michel BUTOR avait eu le subtil raffinement de ponctuer la dernière strophe publiée par un etc. Le lecteur entreprenant sera dès lors en mesure d'y rapporter les strophes inédites dont il aura assuré de manière absolument déterministe l'archéologie virtuelle. La série configurée par le geste initial de BUTOR s'y rassemblera alors jusqu'à l'épuisement de son matériau, après la vingtième strophe.

Cette première exemplification, aussi sommaire soit-elle, illustre déjà relativement clairement une part des enjeux parfois contradictoires qu'engage le dispositif textuel des Chansons pour Don Juan. Sérielles, les compositions de ces chansons sont certes toutes contenues dans la formule, dans l'algorithme manipulatoire qui en spécifie les états strophiques successifs. L'analyse génétique par laquelle notre lecture tente de restituer le geste transformateur qui, de la strophe précédente, configure la strophe suivante, est certes encline à y investir, faute d'autres grammaires ou métriques, toute la raison de la série, qui pour le cas précis s'énoncerait synthétiquement comme suit: « De l'empilement initial de 10 cartes, on retourne la carte supérieure avant de l'en retirer, et ainsi de suite jusqu'à ce que plus aucune carte ne soit disponible .» Mais cependant, de la série dont cette formule programmatique assure la détermination sans équivoque de la première jusqu'à la dernière strophe, l'édition des strophes reste lacunaire: Michel BUTOR ne publie que les 12 premières des 20 strophes dont la formule de génération assure pourtant la totalisation. Michel BUTOR joue ici de l'écart. Appliqué avec plus de rigueur et de système, ce type d'analyse ne manquera pas de forcir dans le texte toutes les marques de l'inadéquation entre la série et sa formule.

La démonstration pourra à moindre effort être reproduites sur toutes les Chansons, qui multiplient et varient les figures de non-coïncidence, d'inéquation, d'écart. Contentons-nous ici, avant de conclure, d'en mettre en valeur une autre occurrence insolite dans ce qui constitue la plus longue série publiée de strophes à un Don Juan.

« Don Juan dans les Yvelines » est constitué de 72 strophes dont l'analyse croisée avec le Matériel pour un Don Juan nous révèle sans surprise que la génération suit un algorithme régulier de manipulation des cartes. Contentons-nous ici de remarquer que la série croît par cycles de dix strophes et que, contrairement aux 9 premières composées de 3 cartes empilées, la dixième strophe de chaque cycle est elle constituée par la superposition de 2 cartes seulement. Cette différence suffit à marquer dans la succession des strophes la fin d'un cycle de génération.

Une fois encore, la série des strophes joue ici d'écarts entre sa définition, algorithmique, et sa réalisation textuelle: de manière tout à fait impromptue, la série commence en cours d'un cycle de manipulations. La première strophe constitue une fausse amorce de la série qui, corollairement, ne s'achève pas sur une strophe de clôture.

A l'ellipse caractéristique de notre premier exemple évoqué, on ajoutera ainsi, comme autre figure notoire d'une possible rhétorique restreinte - restreinte aux oeuvres génératives matricielles -, cette deuxième forme de non-coïncidence du texte avec les lois de sa série.

Il faudrait ici sonder toutes les infractions au code de leur génération, toutes les turbulences, les inconséquences, les corrections, les repentirs que cette confrontation du texte avec l'établissement de son profil régulier révéleraient.

Je ne me soustrais à cette tâche que pour insister une fois encore sur l'enjeu théorique dont me paraît relever une telle entreprise critique: nous avons pu tantôt le mettre en évidence, ce qu'une oeuvre générative matricielle - dont les processus d'engendrement sont essentiellement contraints par un algorithme combinatoire qui en manipule avec la plus grande rigueur les données constitutives - propose à ses éventuels lecteurs correspond davantage au chiffre de l'oeuvre qu'à son texte. Au risque de la combinatoire se joue ainsi le sort du texte et de sa lisibilité. L'exemple particulier du Matériel pour un Don Juan ouvre une alternative esthétique à cette disparition constatée du texte combinatoire: contre sa réduction à l'expression programmatique de sa loi d'engendrement, le texte sériel prend ici corps et consistance à travers une lecture croisée qui entend articuler à l'établissement virtuel d'un texte idéal, les stratégies dissimilantes par lesquelles concrètement le texte ruse avec sa loi.


Notes:

1. « [L]a succession des strophes ne trace aucun enchaînement, mais seulement la possibilité de passage d'un texte donné à un autre légèrement rectifié. » (Sicard 1974: 647)

Bibliographie: littérature combinatoire

CHARBONNIER, Georges (1962). Raymond QUENEAU. Entretiens avec Georges CHARBONNIER. Paris: UGE/10|18
KLINKENBERG, Jean-Marie (1985). Intervention suite à PESTUREAU, Gilbert (1985). Cent mille milliards de bretzels dans la biosphère..., Temps mêlés, n°150+25-28. Verviers
KUHLMANN, Quirinus (1671). Himmlische Libes-Kuße (reprint: B. BIEHL-WERNER (hrsg.). Tübingen: Max Niemeyer Verlag, 1971)
KUHLMANN, Quirinus (1673). Breßlauers lehrreicher Geschicht-Herold. Verlegts Johann Meyer
MOLES, Abraham A. (1990). Art et ordinateur. Paris: Blusson
QUENEAU, Raymond (1961). Cent mille milliards de poèmes. Paris: Gallimard

Annexes:


Generative Matrix Works

a genetic study applied to various Chansons pour Don Juan, by Michel BUTOR

Ambroise BARRAS, University of Geneva (ambroise.barras@lettres.unige.ch)


In the wide history of combinatory literature and pre-computerized poetry, Michel BUTOR's Kit for a Don Juan occupies a relatively ambiguous position. Compared with the most famous figures in the genre - Quirinus KUHLMANN's « 41. Libes Kuß » (1671) offers the most amazing amount of variations by arrangement and permutation of a same matrix of lines and words, Raymond QUENEAU's A one hundred thousand billion of poems (1961) headlines his work with the exact number of its potential productivity - the performances of this "writing machine" seem almost deceptive.

However, what strongly differs it from its illustrious predecessors, is evidently its way to preserve its textual productions from their dissolution into exponential vertigo of combinatory excess.

Actually, a reader never reads A one hundred thousand billion of poems, because this work doesn't offer any text to read. The aesthetics it is based on would be more adequately rendered into terms of "conceptual" instead of "textual" experience.

With a Kit for a Don Juan (1977), Michel BUTOR elaborates a kind of literary system through which its textual products resulting from manipulating the mechanism of 20 cards earn at least minimal lisibility.

The issue is then: which kind of lisibility for which kind of textuality?

To answer this couple of questions, we would like to initiate the study of a relatively huge amount of texts - series of verses, generated through matrix of cards in the Kit - Michel BUTOR published in various literary reviews or even as artist's books, between 1972 and 1983. The method used here is far inspired by those of genetic critics: it is intended to establish the process through which, by diverse kinds of manipulation of cards, the author produced the series of verses the lector reads as a set of poems. In another words, the first step of this analysis consists in reveling the textual stratification of each verse and making explicite the process through which one pass from a verse to the next. What comes out from this virtual archeology of texts is that the series as one can read them never coincide with their programmatic definition.

This inadequacy appears to be the key concept of what we would describe as the new textuality (and consequently the new lisibility) of generative matrix works.