Wagih Azzam & Olivier Collet

 (Université de Genève)

 

Le texte dans tous ses états : le projet MÉDIÉVAL et l’édition électronique des œuvres du moyen âge

La présente communication se donne pour objectif de cerner, par le biais de l’expérience que nous poursuivons depuis deux ans, quelques-unes des implications épistémologiques et méthodologiques résultant de l’évolution des instruments mis à disposition du médiéviste. En d’autres termes, nous cherchons ici à interroger les renouvellements d’approche que les outils modernes et leurs spécificités entraînent au plan de la compréhension et du traitement des textes, ainsi que de leur diffusion.

En premier lieu cependant, surtout pour ceux de nos interlocuteurs qui ne sont pas en contact régulier avec nos plus anciens écrits vernaculaires, il semble utile de rappeler certaines des particularités essentielles qui concernent l’état du substrat documentaire dans la culture européenne du moyen âge.

Par l’absence systématique d’originaux (i.e. de rédactions autographes ou légitimées par l’autorité directe de l’écrivain) jusque vers la fin du XIVème siècle au moins, sauf très rares exceptions, et une circulation garantie au moyen de transmetteurs artisanaux – les manuscrits : objets à la fois uniques en tant que tels, mouvants dans leur contenu et leur aspect, et la plupart du temps supérieurs en nombre à l’œuvre qu’ils reproduisent –, les écrits du moyen âge s’inscrivent dans un espace très particulier, en même temps individuel, pluriel et composite, c’est-à-dire caractérisé à la fois par la matérialité singulière de ses constituants et, globalement, par sa diversité et par la virtualité de son référent. A moins en effet de les réduire à une version exclusive de leur “ tradition ”, isolée du reste de la diffusion dont ils participent, les œuvres n’existent en fait que par la réunion (la juxtaposition) et par la superposition de leurs différents représentants. Hétérogènes au point de vue documentaire, puisque chacun est susceptible d’offrir une version plus ou moins modifiée de l’œuvre, les manuscrits le sont aussi de par leur facture matérielle. Ils réunissent des composants multiples – de l’écrit, mais aussi des images ou des éléments picturaux munis d’un contenu iconographique, d’une portée architechtonique ou de nature adventice (décors secondaires) –, cela dans un rapport à la fois structural et exégétique, autrement dit, en vertu d’une organisation spatiale comme à travers une série de liens interprétatifs. Ils manifestent ainsi des propriétés scripturaires, formelles et visuelles qu’il est possible d’analyser et de mettre à profit pour leur compréhension en elle-même et pour l’interprétation des textes qu’ils renferment, ainsi que pour le développement de procédés de représentation de leur structure, et de recherche et de comparaison requis par une édition, quels qu’en soient les principes et la méthode.

La confection de manuscrits entre les XIIème et XVème siècles n’est donc pas qu’un moyen destiné à une utilisation personnelle ou le média neutre, “ objectal ”, de la propagation des écrits anciens : elle participe bien de certaines modalités pratiques, mais pleinement aussi de la production littéraire, chaque spécimen d’une œuvre établissant un ensemble de relations, visibles ou latentes, avec ses autres avatars (sans parler de l’intertexte, toujours fourni, que convoquent les œuvres du moyen âge); même si ces liens, et donc les mécanismes de génération qui les sous-tendent, ne sont pas voulus par celui auquel l’usage actuel réserve par convention le nom d’ “ auteur ” en propre[1].

Or, nous lisons aujourd’hui les œuvres médiévales d’après les critères, anachroniques, que nous dictent la période contemporaine et sa conception de l’objet littéraire, en opposition flagrante avec les circonstances de leur élaboration et de leur divulgation primitives, et moyennant des présupposés inapplicables pour une large part. Implicitement ou de manière avérée, l’édition comme l’exégèse des textes du moyen âge participent toujours peu ou prou de la recherche d’un principe d’origine et d’unicité, modelée par l’autorité primordiale et définitive de l’écrivain, alors que la seule “ originalité ” que l’on puisse reconnaître à la littérature médiévale réside dans l’individualité et dans la singularité des copies qui nous l’ont transmise, chacune à la fois comme un simple document, un témoignage spécifique, mais aussi un spécimen à part entière de l’œuvre.

D’un point de vue matériel, en outre, l’édition s’appuie sur la base elle aussi contradictoire d’une représentation à peu près univoque et close. En effet, l’imprimé, mode le plus courant de leur publication actuelle, ne permet de rendre compte, au mieux, que du contenu verbal des écrits médiévaux[2]. Le livre en gomme presque immanquablement la structure profonde et le contenu iconographique, et “ aplatit ” le matériau verbal en le réduisant à une dimension exclusive : il ne nous en restitue qu’un unicum figé, tout en reléguant les états variants – les couches divergentes que constituent les leçons des autres manuscrits –, le plus souvent “ choisis ” (pour adopter le vocabulaire conventionnel des éditeurs), à l’intérieur de notes ou d’appendices.

Consciemment ou non, de propos avéré ou non, l’édition des anciens textes vernaculaires nous place ainsi dans une perspective qui prive l’étude linguistique et littéraire du moyen âge en tant que telle, de même que l’exégèse des œuvres, d’une part d’information indispensable à leur compréhension, et à l’histoire littéraire et de la langue françaises. L’opération philologique nous met à la merci d’une réduction drastique de la diversité inhérente à la diffusion des textes et qui ne respecte sans doute ni la réalité matérielle ni les modes de production littéraire du moyen âge. Ce qui réside au cœur de son entreprise, c’est la recherche ou la reconstruction de la “ bonne ” version, susceptible d’être isolée de ses images déficientes – les variantes, dites “ rejetées ” – et de s’y substituer; démarche sélective et normative, parce que préconçue, fondée sur une échelle de valeurs et sur un ensemble de critères qui peuvent d’ailleurs sembler présomptueux ou pour le moins hasardeux, compte tenu des risques qu’induit toute appréciation a posteriori, pour ceux qui, comme nous aujourd’hui, ne forment pas des partenaires contemporains ou proches dans le temps de la création ou de la performance des œuvres mais ne sont que les récepteurs ou les opérateurs éloignés d’une tradition passée, dont nous ne saisissons qu’à demi-mot les règles.

Ce vice méthodologique est rendu d’autant plus évident par le fait que la tradition philologique “ classique ” se contente pour l’essentiel (et, encore une fois, dans une intention marquée par le souci de la norme) de replacer chaque état – chaque copie – de l’œuvre à l’intérieur de sa diffusion, à un niveau sensé répondre aux exigences précises d’une hiérarchie, qu’elle peine souvent à se figurer, d’ailleurs, sinon par de singuliers artifices. Mais, exception faite de l’aspect chronologique, soumis à de forts présupposés (puisque dans la règle, le plus ancien tend à être crédité d’une appréciation favorable et le plus récent, de soupçons plus ou moins infamants), l’édition courante ignore en général toute une série d’autres facteurs susceptibles d’influer sur cette version : origine géographique et contexte culturel dont elle émane (il est évident qu’on ne s’est pas intéressé partout et en tout temps aux mêmes objets durant les quelque cinq siècles de production manuscrite vernaculaire, et que des préférences ont dû agir en profondeur sur la sélection, la réécriture et la transmission des œuvres); inscription dans le jeu de rapports et de contraintes qu’exprime la mise en recueil dont elle fait très souvent l’objet, un texte médiéval vivant dans bien des cas, au sein de ses diffuseurs matériels, une cohabitation complexe avec d’autres écrits, susceptibles d’influer sur ses frontières, son contenu propre, sur sa définition même etc.

Au plan pratique enfin, la version même la plus neutre – par exemple diplomatique au sens le plus strict du terme – qu’offrent les éditions courantes imprimées induit un degré d’interprétation et d’abstraction déjà trop avancé. Pour une connaissance appropriée des œuvres, il s’avère indispensable de combiner à toute représentation critique une image respectueuse du contenu et de la structure des manuscrits (mise en page etc. ), et de l’ensemble de leurs attributs originaux.

Un dernier point peut constituer un encouragement certain à reconsidérer le statut des éditions de textes médiévaux, de même que les postulats méthodologiques qui animent l’entreprise philologique. Il fournit en outre une parade à plusieurs objections que l’on peut formuler à l’encontre d’une démarche informatique. En dehors de quelques domaines, comme par exemple la publication des textes provençaux ou celle des plus anciens monuments de la langue ou de la littérature françaises, plus tributaires du modèle archélogique de K Lachmann et de ses principes de reconstitution, ou de cas particuliers comme les présentations synoptiques, force est de constater que l’on n’édite plus aujourd’hui que des manuscrits ou plus précisément, des parties de manuscrits, et d’un unique exemplaire à la fois (modèle “ bédiérien ”), dont le texte est plus ou moins revu au gré d’une comparaison, souvent très limitée. D’une part donc, dans la pratique réelle, la copie tend, nolens, volens, à un certain degré d’assimilation avec l’œuvre, tout en restant explicitement ou implicitement soumise à un présupposé négatif du point de vue épistémologique (il ne s’agit quand même que d’un “ représentant ” ou d’un “ témoin ”, inférieur, de l’ “ original ”). On peut donc se demander si la prétendue “ confusion ” entre ces deux états de l’objet littéraire est si propre à la “ nouvelle philologie ”, qui a plutôt le mérite de relancer le débat sur de telles notions. Puisque d’autre part, la démarche des éditeurs, lorsqu’ils ne se servent pas du même support, comme dans les dizaines de Chanson de Roland commercialisées à partir de la seule version d’Oxford, ne peut consister qu’à choisir pour chaque publication un autre exemplaire de base en légitimant leur préférence, leur démarche équivaut – sans négliger bien sûr toute la réflexion critique qui accompagne le texte, et dont la valeur et l’utilité dépendent des compétences du savant – à un simple processus d’étalement, moins tous les avantages, documentaires, intellectuels et logistiques, d’une exploitation informatique. Nous avons par exemple trois des copies du Conte du Graal de Chrétien de Troyes éditées sur papier (dont l’une par différents chercheurs, sous diverses formes donc) mais dans des volumes séparés, au contenu incommunicable et qui n’offrent que la possibilité de lire l’une après l’autre ou en les disposant l’une à côté de l’autre, ces retranscriptions, plus ou moins modifiées par leurs éditeurs, avec des points de vue et des types de représentation très variables. De même pour les apparats critiques de ces travaux, qui ne sont que cumulables au même titre. L’informatique nous offre une beaucoup plus grande souplesse dans la visualisation et la comparaison des données documentaires, pour leur exploitation et pour la gestion des apparats scientifiques. Elle représente peut-être aussi la première possibilité de progrès important dans la pensée éditoriale et dans ses modes d’application depuis Joseph Bédier.

La transmission des textes médiévaux est ainsi soumise à des exigences très contraignantes auxquelles l’informatique peut en partie répondre, à la différence des techniques ordinaires de représentation intellectuelle et de publication, de même que par leurs spécificités, les documents du moyen âge – sortes d’hypertextes “ avant la lettre ” ! – fournissent un terrain propre à intéresser la recherche dans ce domaine. Au lieu de gommer l’épaisseur des œuvres, les technologies contemporaines offrent en effet la possibilité de réaliser une mise en valeur et en correspondance simultanée ou successive de données multiples présentes dans un état particulier du texte, ou sous-jacentes; chaque manuscrit se situant, de manière tantôt perceptible, tantôt estompée voire insaisissable, au carrefour d’une circulation dont il ne capte qu’un instant : un instantané du texte. L’écrit médiéval, tel un palimpseste, un assemblage hanté par la mémoire de son passé, ne fournit ainsi que la trace sensible d’un moment particulier de sa trajectoire dans le temps et l’espace, parmi les hommes qui le produisent et le consomment, le modifient selon le hasard ou grâce à la liberté d’intervention qu’ils s’accordent; le cliché d’un état ponctuel et instable dont on devine par transparence, à travers la mise en forme, l’exécution (mais aussi le flou des “ fautes ” de scribes, des repentirs, des lacunes physiques, des chevauchements etc.), l’affleurement des strates antérieures, toujours présentes en leur absence.

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Le logiciel d’édition “ MÉDIÉVAL ” (Modèle d’ÉDition Informatisée d’Écrits médiévaux, visualisés par ALignement) vise ainsi au développement d’une procédure de type numérique pour l’exploitation hypertextuelle et l’édition comparative des documents vernaculaires du moyen âge français, entre autres, dans le domaine de la production littéraire du XIIème au XVème siècle.

Il est réalisé conjointement par un groupe de chercheurs du Département de langues et de littératures françaises et latines médiévales de l’Université de Genève, et du Laboratoire d’informatique théorique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, grâce à l’appui du Fonds national suisse de la recherche scientifique.

Au stade expérimental actuel, il consiste en un interface comprenant la reproduction d’un extrait de quelques folios de l’Ovide moralisé (cinq manuscrits, sur une trentaine d’exemplaires conservés); choix motivé par la richesse et par la variété de la tradition offerte par cet écrit du XIVème siècle – “ tradition ” étant ici compris au sens aussi bien d’essor matériel que de pluralité dans son développement culturel – et par son extrême fécondité pour une recherche axée sur les techniques de représentation des ensembles complexes. L’ouvrage constitue en effet l’adaptation d’un original latin, les Métamorphoses ovidiennes qui, en parallèle de leur circulation propre, ont fait l’objet d’une ample activité de commentaire et de glose dans les milieux scolaires de l’antiquité tardive et du moyen âge. La réécriture française n’en fournit qu’un des échos; elle-même est sujette à d’intéressantes variations de forme et de contenu, notamment par son adaptation en prose, en deux circonstances indépendantes au moins, et elle a connu un large essor en Europe jusqu’à la Renaissance, comme de nombreuses réécritures en différentes langues.

En accord avec l’image matérielle dont il se réclame – l’ “ hyper-codex ”, capable ainsi de rendre compte de toutes ses muances propres, comme de tous les états qui appartiennent à son histoire –, MÉDIÉVAL ne travaille pas de manière univoque mais dans une perspective de simulation plurielle. Surtout, il ne force pas l’utilisateur à accepter une démarche conceptuelle préalable (celle de l’éditeur) et des présupposés qui ne sont pas nécessairement compatibles avec son point de vue ou avec ses besoins, mais l’implique de manière active dans le processus éditorial, puisque c’est lui qui détermine la configuration paraissant adéquate, à partir d’un ou de plusieurs avatars du “ même ” texte et en adoptant ou non certaines modalités critiques. Le but visé est donc de mettre à disposition de l’utilisateur une base documentaire complète – dans l’idéal – et fiable[3], sous forme d’images réelles et de transcriptions exactes et neutres, non interprétatives à quelque titre que ce soit, en principe. Ces versions dites “ de travail ” constituent la base à partir de laquelle l’usager peut faire évoluer peu à peu les textes vers une formalisation critique, mais en fonction de ses propres sélections, qui affectent aussi bien la représentation du texte (par exemple, grâce à l’inclusion, optionnelle, indépendante de cas en cas et toujours réversible, de paramètres diacritiques comme l’accentuation ou la ponctuation) que son contenu (l’utilisateur choisissant ou non d’adopter des interventions, à moins qu’il ne préfère réaliser son propre établissement critique).

Le modèle offre donc l’affichage “ à la carte ” et chaque fois personnalisé si besoin de différentes représentations des documents-sources sur les browsers HTML – saisie digitale du manuscrit original (avec dans un proche avenir intégration d’un logiciel de traitement de l’image permettant d’effectuer diverses manipulations); version de travail; version de lecture, i.e. formalisée au moyen de l’ensemble des conventions modernes ordinaires; texte latin; traduction – et la possibilité de se déplacer de l’une à l’autre, et sur celles des documents de comparaison, de manière synchronisée (alignée) ou non[4]. Cet éditeur procure de la sorte un type d’exploitation des documents médiévaux entièrement nouveau, par étagement de strates variables au gré des nécessités de chaque emploi – enrichissement évolutif de la transcription archéologique, de l’original jusque vers une standardisation partielle ou complète –, et par étalement horizontal (réunion grâce aux possibilités de fenestrage des divers états ainsi composés, pour un ou plusieurs manuscrits).

Il a d’autre part été complété par un outil de navigation dans les documents (moteur de recherche). Basé sur l’extraction d’un ensemble de catégories – attributs originaux du texte : traits iconographiques, éléments structurels; emploi des signes diacritiques; toute particularité spécifique tel que la ponctuation médiévale, ou les interventions de copiste etc. –, ainsi que sur le repérage de mots et de phrases, en partie intuitif, en partie fondé sur une grammaire implicite (i.e. sur une description sous-jacente de la langue utilisée par les différents représentants du texte, tenant compte des variations orthographiques et dialectales de ces copies), cet instrument rend donc possible d’émettre des requêtes sur un ou plusieurs documents en parallèle, de simuler une navigation comparative, et d’obtenir une première série d’analyses systématiques (listes d’occurrences ou des catégories régissant la composition des textes, ou combinées, avec liens aux documents-source; paradigmes morphologiques etc.).

Le projet MÉDIÉVAL se caractérise ainsi par une dimension importante d’interrogation des formes de pensée qui animent le rapport – éditorial ou exégétique – au texte, sur le plan aussi bien matériel que littéraire. Dans son principe, il vise surtout à ramener les œuvres du moyen âge à ce qui représente leur dimension essentielle : leur hétérogénéité, constitutive à la fois de l’ensemble de leurs diffuseurs et de chaque objet, et que l’édition traditionnelle, moitié par conviction, moitié par nécessité pratique, tentait ou feignait d’évacuer. Il ne peut ainsi que contribuer avec succès à réhabiliter le double refoulé de la philologie médiévale, et la part la plus féconde peut-être de son objet : cette matérialité fuyante, rebelle, à certains titres irréductible, d’une part; d’autre part, du point de vue non plus concret mais de l’intelligence qui gouverne l’opération éditoriale, la subjectivité de son acteur. La démarche que postule cette recherche n’équivaut donc pas à nier par paresse ou au nom d’un scepticisme étroit, la nécessité d’une attitude critique face aux textes anciens, à lui substituer un simple étalage documentaire, scientifiquement déresponsabilisé et dénué de toute visée agissante, mais le positivisme de la philologie traditionnelle et son refus d’admettre sa place au sein des disciplines de l’esprit et non des sciences objectives et exactes. En quoi, elle a sans doute plus à gagner qu’en se défiant de ce qui se soustrait à ses règles : une édition est un travail qui laisse une place prépondérante à la pensée et aux intuitions de son auteur puis de ses lecteurs – elle est affaire peut-être autant de production au sens strict que de réception, le moyen âge tend bien à le montrer –, mais cette subjectivité n’est pas pour autant suspecte, elle ne constitue pas une tare, mais peut s’avérer un mode de réflexion et d’action très satisfaisant sur les textes.

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Bernard Cerquiglini, parmi les premiers, l’avait déjà proclamé voici plus de dix ans : “ L’écran [...] pourrait fournir, pour telle séquence d’écrit, les séquences du manuscrit, ou des manuscrits apparentés, qui, par la forme ou par le sens, par ce jeu de la redite et du retour qu’est l’écriture médiévale, ont un lien esthétique avec elle. C’est là une activité éditrice de grande ampleur, indispensable et jamais réalisée, dont seule l’informatique actuelle nous donne les moyens, et peut-être l’idée. Car l’ordinateur, dialogique et écranique, nous restitue la prodigieuse faculté de mémoire du lecteur médiéval, qui définit sa réception esthétique et fonde le plaisir qu’il y prend[5] ” . Et encore : “ Sur l’écran de l’ordinateur, apparaissent les linéaments d’une philologie post-textuaire, l’occasion est tentante d’utiliser l’instrument de l’après-texte pour donner une image de ce qui en a été avant. La page serait alors proprement tournée. L’écrit électronique, par sa mobilité, reproduit l’œuvre médiévale dans sa variance même. L’informatique retrouvant, en deçà de la Modernité, le chemin d’une ancienne littérature dont l’imprimerie avait effacé la trace : nous avons là un beau sujet de méditation[6] ”.

C’est devenu, depuis, presque un lieu commun de dire l’adéquation de l’outil informatique, de ce nouveau support éditorial, avec la mobilité ou la variance du texte littéraire médiéval. Les médiévistes peuvent s’en targuer et profiter d’une si belle aubaine pour vanter l’actualité de leur discipline, nous en sommes bien entendu les premiers convaincus. Il faudrait cependant relativiser cette “ coïncidence ”, nuancer et préciser les propos, portés par un enthousiasme communicatif, de Bernard Cerquiglini.

Un tel modèle d’édition, dans sa démarche et ses principes mêmes, s’inscrit dans un mouvement de plus en plus large, de plus en plus profond, quoique encore impensé, tout à fait symptomatique d’une crise, celle du texte, précisément, dont la définition semble aujourd’hui nous échapper. La littérature informatique, bien sûr, dans la création contemporaine, mais aussi, au plan de la réception critique, la génétique textuelle ainsi que les multiples projets éditoriaux fondés, comme le nôtre, sur le principe d’une hypertextualité, apparaissent comme autant de phénomènes d’un éclatement du texte (d’une remise en cause de sa clôture, de sa fixation tyrannique, ou du moins ainsi perçue), auquel nous assistons aujourd’hui et que nous subissons plus, nous le craignons, que nous ne le comprenons et ne le maîtrisons véritablement.

Il convient néanmoins de ne pas tout amalgamer. Nous, médiévistes, avons affaire à un matériau déjà divers, multiple, polymorphe. Son éclatement est une donnée de base, que nous avons contournée jusqu’ici, à laquelle nous voulons, nous devons dorénavant nous confronter et qui correspond à une situation inhérente à la pratique littéraire du moyen âge (encore que nous serons tout de suite amenés à rectifier cette constatation, si évidente soit-elle). A l’opposé, la démarche des généticiens consiste à partir de données textuelles stables, de façon générale, pour faire éclater l’œuvre, l’ouvrir à des matériaux qui excèdent les limites du texte, même s’ils en contiennent l’élaboration organique.

Chaque version, au contraire, chaque texte d’une œuvre médiévale en est l’un des représentants. Chacun, autrement dit, constitue un texte, à proprement parler, à part entière, en soi et pour soi, dans la mesure où il présente une certaine configuration de l’œuvre, certes provisoire au regard de l’évolution de cette dernière, mais aussi définitive, puisqu’il définit, justement, une forme, une figure, celle-ci et non une autre – quand bien même il secrète, il est vrai, les traces d’autres textes antérieurs ou contient les germes de textes à venir.

La notion d’hypertextualité ne convient donc qu’imparfaitement, partiellement, à la réalité littéraire médiévale, ou, pour être plus exact, cette dernière devrait peut-être nous amener à nous demander s’il n’existe pas en fait différentes modalités d’hypertextualité – ou de textualité – et à tenter de les cerner. Aussi devrions-nous nous garder, nous semble-t-il, d’attribuer trop vite à la technique les capacités d’une révolution, à l’outil informatique, les vertus magiques d’une machine à remonter le temps ou à rejoindre, plutôt, un prétendu âge d’or d’une création littéraire dite “ vivante ”. Tel paraît en effet le danger de l’euphorie d’une technologie nouvelle, séduisante évidemment, mais qui correspond à une situation historique précise, spécifique, la nôtre, par rapport à laquelle nous n’avons pas le recul nécessaire pour saisir les enjeux ni les implications, ni même l’ampleur des changements.

Ce, d’autant plus que la notion de texte n’est pas aussi étrangère au moyen âge qu’on pourrait le croire. D’après les exemples cités par le dictionnaire Tobler-Lommatzsch, le mot (texte, text, teste, teuste, tistre) – au sens de “ texte ” et non de “ livre ” – apparaît régulièrement dans un syntagme qui l’associe ou l’oppose au terme de glose : “ Aucune laie gent Savoient demander tex choses, Qui n’en avoient ne text ne gloses ” (G Metz, Rom. XXI, 486, 30), “ N’encor ne faz je pas pechié, Se je nome les nobles choses Par plain texte, sanz metre glose, Que mes peres en paradis Fist de ses propres mains jadis ” (Rose L, vv. 6926 - 30), “ On set toutes scïences par teuxtes et par gloses ” (G Muis, I 319), “ Sur ung texte font plusieurs gloses ” (B Berger 160)[7]. C’est dire que la langue médiévale, sans exprimer, et de loin, l’idée de clôture ou d’invariance propre à la modernité, distingue néanmoins le texte du commentaire qui l’excède, assigne par conséquent au texte des limites définies par sa forme ou sa formulation propres.

Où nous voulons en venir, c’est qu’il nous paraît important de ne pas confondre, dans notre appréhension de la littérature médiévale et dans notre terminologie, l’œuvre, essentiellement mobile, évolutive, et dont l’identité ne se donne à lire que dans la somme ou dans la résultante de ses différentes versions, avec le texte, circonscrit, lui, dans une forme donnée, de respecter la diversité de l’œuvre, sans nier ni même négliger la spécificité de chacun des textes qui la représentent.

Car nous ne pensons pas, contrairement à ce que disait Bernard Cerquiglini, que l’on puisse comparer la réception du lecteur ou de l’auditeur du moyen âge avec la nôtre. D’abord, parce que si, de part et d’autre, la variance est bien essentielle, elle n’a pas le même rôle ni les mêmes implications selon le point de vue à partir duquel on la considère. Pour le dire brièvement, nous, lecteurs modernes, au contraire du lecteur médiéval, ne sommes pas dans le mouvement : nous le surplombons, l’observons, tentons d’en rendre compte, mais, par la force des choses, rétrospectivement, avec un regard objectivant. Nous avons à la fois l’avantage et l’inconvénient d’avoir un point de vue global qui nous permet, malgré la diversité, de circonscrire une œuvre dans un nombre limité, si vaste soit-il, de versions, de textes. Pour des raisons d’ordre historique, l’œuvre médiévale finit tout de même par se clore à un certain moment (dans sa matérialité textuelle, s’entend).

Le moyen âge, en revanche, est immergé dans le mouvement, il est porté par lui, ou, plutôt, il le porte en avant. Nous pouvons bien penser qu’une partie des hommes du moyen âge en avait conscience (à commencer par les producteurs de textes eux-mêmes, poètes, jongleurs, copistes), mais c’est au niveau de la réception que les choses diffèrent. D’une œuvre, un auditeur ou un lecteur médiéval ne reçoit, n’entend ou ne lit guère plus qu’une version, qui, pour lui, correspond à cette œuvre, alors qu’elle en est seulement constitutive pour nous. Chaque texte prétend représenter l’œuvre et, en ce sens, chacun est légitimement original.

Or, cette dissimilitude, ce déséquilibre, nous devons en tenir compte. Si une édition hypertextuelle, telle que nous l’élaborons, nous paraît fondée et respectueuse, dans une certaine mesure, de la réalité textuelle médiévale, si elle ne peut elle-même, en tant que telle, faire la part du décalage observé (du moins, au stade où nous en sommes), c’est au lecteur et aux critiques littéraires d’accomplir cette tâche. C’est bien là, nous le pensons, les enjeux les plus profonds de ce type d’édition : il ouvre la voie à de nouveaux modèles de critique encore à inventer, qu’il nous faudra inventer, sous peine de rendre les œuvres du moyen âge totalement illisibles.

Car une telle pratique éditoriale ne va pas sans remettre en question, sinon bouleverser l’appréhension des œuvres et surtout leur interprétation littéraire. La question générale qui se pose pour nous d’emblée, est de savoir quel discours critique tenir à partir de données aussi éclatées (il arrive que les variations soient insignifiantes, mais il arrive aussi qu’elles amènent à nuancer certaines lectures, ou même qu’elles les contredisent) ? Comment à la fois rendre compte d’une œuvre de manière cohérente, tout en tenant compte de la singularité de chacune de ses versions ? Quelles méthodologies requiert une donnée textuelle aussi polymorphe, aussi hétérogène que celle que propose ce nouveau type d’édition ? Quelles lectures, quels discours critiques construire sans risquer la simplification ou, au contraire, la dispersion ?

La gestion et la cohérence d’un objet aussi disparate requiert donc des garde-fous, des orientations et des repères dans la lecture. Voici quelques pistes de réflexion que nous proposons en conclusion. Il nous semble que, pour bien saisir la portée d’une variante, il convient de la remettre dans son contexte. Ce qui suppose trois axes : 1) la replacer dans la version de l’œuvre à laquelle elle appartient, 2) replacer cette version dans le recueil qui l’inclut (ce qui appelle d’ailleurs une entreprise de toute autre envergure : celle d’une édition de ces recueils), 3) situer enfin ce recueil dans le contexte culturel, c’est-à-dire géographique et chronologique, dont il émane.

Ces interrogations sont encore à l’état embryonnaire : nous n’avons encore rien mis sur pied, parce que nous nous concentrons, pour l’instant, sur le projet d’édition. Mais ce sont des réflexions que nous entamons déjà, au cours de notre travail, et qui nous semblent inévitables, si toutefois notre projet avait quelque chance de succès.



[1]    A noter au passage que ce n’est que dans la dernière partie du moyen âge, à l’approche d’une conception plus moderne de l’œuvre et de sa propriété intellectuelle, que l’on voit des écrivains en langue française commencer à exercer un contrôle sur la transmission de leurs écrits, comme certains auteurs latins l’avaient fait bien plus tôt.

[2]    En raison de leur coût (parmi d’autres facteurs), les fac-similés demeurent rares. Le plus souvent tributaires du prestige qui entoure leur modèle et de fortes contraintes économiques, ils n’offrent donc pas un substitut adéquat ni pour une vaste circulation des textes, ni d’un point de vue documentaire, puisqu’ils restent peu accessibles à un lecteur privé de compétences paléographiques et codicologiques.

[3]    A titre subsidiaire, l’éditeur offre ainsi une tentative de réponse aux fonctions recherchées par les milieux de la conservation des documents historiques, de stockage de l’information et de substitution à la consultation directe des originaux.

[4]    Voir reproduction annexe. Cet extrait offre un exemple parmi d’autres d’affichage obtenu au moyen de MÉDIÉVAL, avec ses menus et les différentes versions élaborées [détailler].

[5]    Bernard CERQUIGLINI, “ Variantes d’auteur et variance de copiste ”, dans La naissance du texte, ensemble réuni par Louis Hay, Paris, José Corti, 1989, p. 119.

[6]    Bernard CERQUIGLINI, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil / Des Travaux, 1989, pp. 115 - 16.

[7]    Nous citons d’après Tobler-Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, vol. ..., s.v.